Emmanuel Poinas : « La justice ne peut pas être prédictive mais prévisible »

Emmanuel Poinas
Le 12 juin 2019

Dans son essai Le tribunal des algorithmes, Emmanuel Poinas, magistrat judiciaire, analyse le déploiement de l’innovation numérique appliquée au processus juridictionnel. À travers des exemples de déploiement d’outils dits « innovants » au sein des services judiciaires, passés (vidéocomparution, logiciel Cassiopée) et futurs (développement des véhicules autonomes), l’auteur analyse les effets induits par les nécessités d’adaptation du contentieux aux outils ainsi déployés. Rencontre avec un auteur qui s’interroge sur l’art de juger à l’ère des nouvelles technologies.

Poinas E., Le tribunal des algorithmes, janv. 2019, Berger-Levrault, Au fil du débat-Essais, 220 p., 19 €

Emmanuel Poinas, pourquoi vous être interrogé sur la nature et les valeurs de cette justice numérique en gestation ?

Le déploiement de ce que l’on appelle « la justice prédictive » pose la question des valeurs qui doivent être garanties lorsqu’on fait appel à un système judiciaire, et la place de l’être humain en son sein. La possibilité de connaître la loi et son application est, bien sûr, essentielle. Mais faut-il, pour autant, calibrer toute l’activité juridictionnelle en fonction du fait que l’ensemble des décisions rendues publiquement doit pouvoir être exploitée par des systèmes de traitement des données ? Tout l’art du politique est de concilier des valeurs et des principes, qui, pris dans leur expression la plus absolue, sont incompatibles entre eux. Ainsi la publicité de la justice doit-elle être compatible avec le respect dû à la vie privée, dès lors que les justiciables ne sont pas des personnalités publiques de premier plan. Et même dans ce cas, ce qui ne relève pas du dossier a vocation à rester dans la sphère privée. Actuellement, l’arbitrage entre ces deux principes apparaît très difficile.

Dans votre ouvrage, vous revenez sur la manière dont la loi autorisant l’open access des décisions de justice a été votée, sans avoir été précédée de travaux suffisants pour permettre son déploiement cohérent et rapide. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Les critiques visant à dénoncer la limitation de l’accès aux décisions de justice sont nombreuses. Ce que traduit cette difficulté n’est peut-être pas à rechercher dans la faiblesse actuelle des technologies dites « legaltech », dans la mesure où il faut beaucoup de décisions pour nourrir un système utile d’analyse du droit en vigueur, mais dans une difficulté qui remonte à ce que l’on pourrait appeler une crise de l’État lui-même. En effet, si les citoyens sont censés avoir plus confiance dans des systèmes d’aide à la décision, dans des modes alternatifs de règlement des litiges que dans le recours aux tribunaux, ou s’ils acceptent aussi régulièrement des négociations dans le cadre de poursuites pénales (c’est notamment le cas avec la procédure dite de « reconnaissance préalable de culpabilité »), cela traduit aussi, à mon sens, qu’une autre forme de rapport au droit est sans doute en train d’apparaître. En un mot, nous vivons dans un monde où le rapport contractuel est en train de supplanter le recours au droit « légal ». En outre, les décisions délibératives sont souvent présentées comme correspondant à des mécanismes archaïques qu’il conviendrait de rénover profondément afin de fluidifier l’application du droit. Le résultat de mes recherches tend à montrer que, d’une certaine manière, cette révolution numérique à l’œuvre dans la justice reflète davantage la crise du politique et à travers elle, celle du mandat social. La véritable révolution se fonde en réalité sur la capacité à traiter l’information.

Les technologies visant à assurer l’émergence d’une justice prédictive apparaissent en effet comme susceptibles de résoudre la crise de l’efficacité de la justice et de conférer aux justiciables une reprise en main des moyens à même de faire évoluer leur propre situation. Mais est-ce suffisant ?

L’espoir suscité par les technologies prédictives repose sur la défiance envers les formes actuelles déployées par l’État pour garantir sa souveraineté, en particulier dans le domaine judiciaire. Tant que les ordinateurs ne « pensent » et ne « parlent » pas comme des humains, ils ne peuvent être des équivalents de la pratique juridictionnelle telle qu’on la connaît actuellement. Ils ne peuvent qu’en reproduire les formes extérieures. Ce n’est donc pas la réalité qui les rend plus désirables, mais l’espoir d’une évolution. Mais séduire, n’est pas satisfaire comme chacun le sait…

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