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La crise de la démocratie : qui est le peuple ? Comment le gouverner ?

Le 16 juillet 2019

Généralisation de la précarisation socio-économique, mouvements séditieux des citoyens « d’en bas », montée en puissance du néopopulisme, etc. Notre démocratie est rongée de l’intérieur par une déflagration sociale que les partis traditionnels semblent incapables d’enrayer. Comment sortir de cette impasse ? Comment, à l’échelle de nos territoires, redéfinir les cadres de la citoyenneté, répondre à l’exigence de pluralité et de complémentarité des légitimités et ainsi orchestrer un nouveau compromis démocratique ?

La démocratie est un régime « déceptif », absurde et incompréhensible. Il faut partir de là au lieu, comme c’est trop souvent le cas, de finir par là. Elle ne peut que décevoir, car ses promesses sont infinies et n’ont aucune chance d’être un jour réalisées : on ne sera jamais totalement libres, ni absolument égaux, ni constamment fraternels. Elle est absurde, car comment voir la cohérence d’un régime où les gouvernants doivent suivre le peuple qu’ils sont censés diriger ? Elle est incompréhensible, car elle repose sur un fondement introuvable – le peuple – dont tout le monde se réclame, mais que personne n’a jamais rencontré. Et donc, en partant de là, le vrai sujet d’étonnement n’est pas tant que la démocratie fonctionne mal ; c’est qu’elle puisse fonctionner un peu. Le « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon la fameuse formule de Abraham Lincoln, est peut-être « le pire des régimes à l’exception de tous les autres », selon une autre formule fameuse (Winston Churchill), il n’en reste pas moins tout à fait mystérieux. Or, c’est une vraie surprise de constater qu’aujourd’hui tout le monde s’en réclame : démocratie libérale, illibérale, populaire, radicale, participative, délibérative. Le flot de qualificatifs témoigne du caractère flou du substantif. D’ailleurs, même le dictateur le plus sanguinaire s’affichera démocrate, en proclamant, la main sur le cœur, que s’il massacre son peuple, c’est pour son plus grand bien (du peuple). Bref, la démocratie a gagné ; mais son énigme reste entière.

Affrontons-la. Qui est le peuple ? Quand on se pose cette question, on espère trouver la réponse au coin de la rue, sur les bancs de l’assemblée, dans les salles de rédaction ou sur les ronds-points, mais le peuple n’y est pas ! On cherchera alors du côté des « ennemis du peuple » en espérant le trouver l’identification de son contraire : les élites ou les assistés, les immigrés ou les hyper-riches. Nouvel échec ! C’est à ce moment-là qu’arrive celui qui dira : « Le peuple c’est moi. » On y croira un moment avant de s’apercevoir, à nouveau, qu’il y a usurpation.

La démocratie directe (ou participative), à l’inverse de la démocratie représentative, ne peut être qu’une usurpation de la souveraineté populaire. La liberté des modernes exige donc qu’il y ait des « professionnels » de la politique, ce qui ne veut pas forcément dire – et c’est plus qu’une nuance – des apparatchiks.

Pour sortir de cette impasse, les pères fondateurs des démocraties modernes (Sieyès en France, Hamilton et Madison pour les États-Unis) eurent l’extrême sagesse de considérer que le peuple avait plusieurs visages. Pour eux, le peuple se dit en trois sens : c’est d’abord la société, soit l’ensemble des individus qui vivent ensemble en tissant différents types de lien (amicaux, économiques, juridiques, etc.). C’est ensuite l’État, c’est-à-dire ces mêmes individus qui, non seulement vivent ensemble, mais veulent vivre ensemble et durablement. C’est enfin l’opinion publique, soit ces individus qui, vivant et voulant vivre ensemble, débattent ensemble de la manière dont ils espèrent y parvenir. Vivre ensemble (peuple-société), vouloir vivre en commun (peuple-État) et réfléchir ensemble sur la manière de vivre en commun (peuple-opinion) : ces trois visages du peuple, dans leur diversité, nous immunisent — en principe — contre toute « mystique du peuple », car, dans sa pluralité, personne ne pourra jamais l’usurper.

Mais cette solution déplace une partie du problème : comment penser les relations entre ces trois figures du peuple, qui sont complémentaires, certes, mais aussi virtuellement concurrentes ? En fait, chacune aspire secrètement à dévorer les deux autres. Ainsi, l’hypertrophie de la société produit une tentation anarchique ; celle de l’État conduit au rêve (ou cauchemar) technocratique ; celle de l’opinion amène la « médiacratie » et le régime abominable de la « transparence », trois maladies chroniques des démocraties libérales, qui condensent presque tous les maux du présent.

Le peuple méthode

C’est pour répondre à ce défi que je propose de considérer un quatrième peuple : le peuple-méthode, qui désignerait non un visage, mais la « capacité collective d’agir ». Il est celui des « règles du jeu » permettant aux trois peuples (société, État, opinion) de fonctionner correctement. Ces règles du jeu, sont simples à formuler et elles permettent d’identifier à coup sûr la présence d’un peuple démocratique. Pour qu’il existe, il faut des élections, des délibérations publiques, des décisions et une reddition régulière des comptes. S’il manque une seule de ces étapes, la démocratie échoue et le peuple disparaît.

Trois exemples. L’Iran actuel est une république : il y a des élections, des décisions et des redditions régulières des comptes, mais l’espace public n’est pas libre. Ce n’est pas une démocratie. La République fédérale de Russie dispose d’élections (certes un peu prévisibles), d’un espace public (certes un peu périlleux), de décisions claires, mais la reddition des comptes y fait défaut. Ce n’est pas une démocratie.

La France apprécie les élections : elles sont fréquentes, préparées par des campagnes longues (avec le risque d’y anéantir bien des candidats). La France adore la délibération : les petits et grands débats y sont toujours du succès. La France idolâtre les redditions de compte : d’ailleurs il est rare que les sortants ne soient pas sortis. Mais la France a plus de mal avec les décisions : non qu’aucune ne soit prise, mais l’excès des contre-pouvoirs gêne trop souvent leur cohérence et leur application. Pourtant la France est bien une démocratie, mais quelque peu boiteuse. Non pas du côté du demos comme on le pense généralement — jamais les élus n’ont été aussi attentifs ni connaisseurs des électeurs qu’aujourd’hui (ne serait-ce que pour se faire réélire) — mais plutôt du côté de cratos. Celui-ci est englué dans la complexité des dossiers, dans la fragmentation des intérêts particuliers, dans les contraintes internationales, dans les exigences toujours plus précises des règlements, dans l’exposition permanente aux injonctions de la « transparence ». C’est « l’impuissance publique » : elle ne vient pas du manque de courage des politiques, mais des transformations gigantesques qu’a subi le Gouvernement à l’âge hypermoderne. On prétend résoudre la crise démocratique en donnant davantage la parole au peuple, alors qu’il est urgent de préserver la place du « pouvoir ». Car la démocratie, c’est la promesse de maîtrise du destin collectif : s’il n’y a plus de pouvoir de maîtrise, il n’y a plus ni peuple ni démocratie.

Comment retrouver cette maîtrise, ou, plutôt, comment l’inventer, car je doute qu’elle n’ait jamais vraiment existé ? Je crois que la première condition est à rechercher moins du côté de l’élu que du côté du citoyen. En démocratie, l’art de gouverner est un art d’être gouverné. Cela passe d’abord et avant tout par la compréhension de ce qu’est la démocratie. Ce régime n’a rien d’évident ; il est même d’une complexité dont on a rarement conscience.

Si l’on reprend les quatre moments de la méthode démocratique, il est important d’en rappeler l’esprit et les enjeux, parfois oubliés et souvent méconnus.

Rien n’est plus difficile à gouverner qu’une démocratie et l’élu doit maîtriser quatre virtuosités contradictoires : gagner des élections, conduire la délibération, avoir l’audace de la décision et l’humilité de la reddition des comptes.

Les élections

Oui, elles sont aristocratiques. Oui, elles produisent une oligarchie. Car élire, c’est – par définition – choisir une « élite » ! D’ailleurs, pour les auteurs de l’antiquité, la seule procédure démocratique est le tirage au sort. Pourtant, les élections, aristocratiques par principe, sont devenues démocratiques en pratique. Comment ? Du fait de trois évolutions décisives. D’abord la base électorale s’est considérablement élargie, puisque personne n’en est exclu a priori, seulement par accident : ce sont les mineurs ou les « incapables ».

Ensuite, l’élu est pensé comme représentant de la Nation et non comme porte-parole de son électorat. Il représente la volonté générale et non tel ou tel intérêt particulier ; et l’électeur lui-même est conçu comme le représentant de tous ceux qui ne peuvent pas voter, mais à qui il doit penser en votant : mineurs, incapables, générations passées et futures, etc. Et si on a le moindre doute à l’égard de cette conception « altruiste » du vote en estimant que tous les individus-citoyens ne sont que des égoïstes, il est alors inutile d’installer la démocratie ; autant choisir une bonne vieille dictature !

Troisième évolution, enfin : la campagne électorale. Dans l’Ancien Régime (par exemple, au sein de l’Église), elle était secrète pour un vote public ; en démocratie, elle devient publique avec un vote secret. Cela change tout, et explique les règles qui en garantissent l’équité et l’ouverture.

Au regard de ces trois évolutions, la critique actuelle contre les élus et « l’oligarchie » est un contresens total sur l’esprit de la démocratie représentative ; et c’est un contresens délétère puisqu’il suggère que les citoyens pourraient eux-mêmes – et de manière à la fois plus juste et plus efficace – gérer « en direct » les affaires de la cité. C’est là une illusion totale, – confirmée par d’innombrables exemples – qui n’aurait pour effet que d’engendrer la captation du pouvoir par des minorités agissantes et militantes, prétendant agir au nom du peuple. La démocratie directe (ou participative), à l’inverse de la démocratie représentative, ne peut être qu’une usurpation de la souveraineté populaire. La liberté des modernes exige donc qu’il y ait des « professionnels » de la politique, ce qui ne veut pas forcément dire — et c’est plus qu’une nuance — des apparatchiks.

La délibération

On a tendance, là encore, à en méconnaître le sens. La délibération, n’est ni la conversation, ni l’indignation, ni le bavardage. Elle désigne l’examen avant et pour la décision. Son lieu naturel est le « parlement », mais sans exclusive, puisqu’on peut aussi délibérer sur la cité dans l’espace public (devenu médiatique) ou dans l’espace privé. Ce qui caractérise la situation contemporaine est que cette délibération a été bouleversée par la révolution des technologies de l’information. Celles-ci ont apporté beaucoup de bonnes choses en termes d’accessibilité et de diversité de l’information, mais elles ont aussi contribué à une fragilisation de l’espace public. En fait, ces technologies sont porteuses d’idéologie dont aucune n’est spontanément favorable à la démocratie. On peut distinguer, en leur sein, trois couches :

  • l’Internet au sens strict, réseau inventé en Californie par une association improbable entre des « geeks » et des militaires. Cet Internet est libertaire et anarchiste, car il s’agit d’un réseau sans organe central ni interrupteur général ;
  • le web se construit à partir de 1992 sur l’idée de mettre en place, au sein d’Internet, un langage commun (HTML) produisant des messageries et surtout des moteurs de recherche. Le web n’est pas démocratique mais aristocratique (ou censitaire), car il est fondé sur la popularité ou le référencement ;
  • le web 2.0 ajoute une troisième couche. Ce sont les réseaux sociaux qui orientent Internet dans une logique « communautariste » : on se retrouve entre « amis », avec ceux qui partagent nos convictions ; ce qui nous fait penser que le monde entier pense comme nous.

L’Internet peut donc déstabiliser la démocratie ; mais la démocratie peut aussi apprivoiser l’Internet. L’ancien responsable de la sécurité de Facebook, Alex Stamos, également professeur à Stanford, avait fait paraître en août 2018, un papier intéressant pour expliquer sa démission juste après l’élection présidentielle américaine. Il disait en substance : « les adversaires de la démocratie, ceux qui investissent pour déstabiliser les élections, ne veulent pas faire gagner tel ou tel candidat, mais l’intention est de faire en sorte que les citoyens des démocraties n’aient plus confiance dans leur système démocratique ». Face à cela, Stamos en appelle à la puissance tutélaire de l’État fédéral. On ne peut pas laisser notre espace public ouvert aux quatre vents. Il faut le protéger. Les démocraties commencent à prendre conscience de cette déstabilisation délibérative et électorale et les contre-feux sont en cours d’élaboration : responsabilisation des GAFA, labélisation des e-médias, armement des États pour la cyberguerre, etc. Dans cet arsenal, je doute toutefois de l’efficacité d’une loi anti-fake-news.

La décision

Elle est très difficile en démocratie, car décider c’est trancher, et trancher c’est faire violence, ce que le démocrate hypermoderne n’aime guère. En un sens, le libéralisme a trop bien réussi : convaincus qu’il fallait lutter contre les abus de pouvoir, nous n’avons pas vu venir les abus de contre-pouvoir. Alors qu’ils étaient conçus comme force de progrès face à un pouvoir traditionnel, ils sont devenus crans d’arrêt et sources de blocages. À force d’empêcher d’agir, nous risquons de nous condamner à l’impuissance publique et donc de renoncer à l’idéal démocratique de maîtrise et de puissance.

D’un côté, le fonctionnement administratif et réglementaire donne l’illusion qu’un pilotage automatique de la cité est possible, sans le Gouvernement regardé avec suspicion. Nos États ont constitué des murailles d’impossibilité qui, pour une part, protègent ; mais, pour une autre part, empêchent d’agir. Nul dossier n’est plus emblématique que celui de l’immigration, trop longtemps réduit, en France, à une simple question administrative ou morale. Le regard politique y avait disparu… au plus grand bonheur du Front national !

La décision est aussi rendue plus difficile par l’augmentation de la connaissance de la société. Plus on connaît la société (ou l’environnement), plus il est difficile d’ignorer les effets nocifs de toute action. Mais le cœur du problème est au fond la réussite de la démocratie elle-même : grâce à ses bienfaits, le tragique (guerre, misère, épidémie, etc.) s’est éloigné de notre horizon. On a donc désormais beaucoup de mal à concevoir qu’une décision n’ait pas à trancher entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. C’est pourtant toujours le cas de la décision politique… sinon, il n’y aurait pas besoin de politique !

Reddition des comptes

C’est dans ce domaine où nous avons le plus à apprendre et à inventer. Sans doute le citoyen est-il tenté, comme pour le bac, de passer d’un contrôle terminal (au terme d’un mandat) au contrôle continu (en temps réel), mais comment ne pas voir que ce projet est délirant. Bien rendre des comptes suppose qu’on le fasse au terme d’un « exercice », faute de quoi on ne peut rien évaluer. Le politologue Francis Fukuyama réfléchissait, dans un de ses livres, sur l’invention de l’État moderne. Il notait que ce qui avait pu rendre possible la puissance publique était la responsabilité politique. Ce fut le cas de l’Angleterre du xviie siècle qui a pu collecter des masses considérables d’impôts, car ceux-ci étaient « consentis » par le Parlement. Beaucoup plus qu’en France, régime pourtant absolutiste. C’est une leçon : la reddition des comptes doit être au service de la puissance collective, et non son adversaire. Est-ce que rendre des comptes peut nous permettre d’être plus efficace ou pas ? Si c’est moins efficace, la reddition des comptes échoue.

À travers ces quatre moments, on perçoit que la méthode démocratique est bien exigeante ! Elle révèle que l’art politique d’aujourd’hui est d’une exigence jamais atteinte dans toute l’histoire de l’humanité. Rien n’est plus difficile à gouverner qu’une démocratie et l’élu doit maîtriser quatre virtuosités contradictoires : gagner des élections, conduire la délibération, avoir l’audace de la décision et l’humilité de la reddition des comptes. Exigeons au moins du citoyen qu’il prenne conscience de cet immense défi au lieu de haïr ceux qu’il a choisi de mettre à son service !

La démocratie comme civilisation des grandes personnes

Mais cette prise de conscience serait vaine si on oubliait ce qui fait la grandeur de la démocratie. On entend aujourd’hui beaucoup de parler de « désert spirituel », de manque de repères, crise des valeurs, de flou sur l’avenir. Cette petite musique décliniste est très périlleuse, car elle ne voit pas l’horizon sublime que continue de nous offrir la démocratie. Pour le dire d’un mot, la démocratie, c’est la civilisation des grandes personnes qui proclame que tous les êtres humains ont vocation à être des « majeurs », des adultes de plein exercice. Partout, ailleurs et jadis, la majorité était l’exception et la minorité la norme : pour quelques adultes à part entière, à qui revenait le savoir et le pouvoir, une masse d’êtres mineurs, soumis et obéissants. La démocratie est la seule à renverser le schéma et à promettre à l’humanité un âge adulte universel. Quelle autre civilisation, dans toute l’histoire de l’humanité, a eu un tel message ? Aucune, je crois. Il faut défendre donc cette civilisation des grandes personnes. C’est la tâche de l’Europe. Sera-t-elle à la hauteur de cette grandeur ?

(1)Tavoillot P.-H., Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, 2019, Odile Jacob.

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