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Les charmes insoupçonnés du statut de fonctionnaire

Le 10 décembre 2018

La loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires propulse la fonction publique dans l’ère du statut. Elle contient les grands principes que l’on retrouve dans l’actuel statut de la fonction publique : distinction du grade et de l’emploi, gestion des personnels au sein d’organismes paritaires auxquels participent les fonctionnaires, reconnaissance du droit d’adhérer au syndicat de son choix, etc. Rénové à plusieurs reprises (Ord., 4 févr. 1959 ; L. 1983-1986), le statut consacre les principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité du fonctionnaire. Retour sur les fondements du statut de fonctionnaire.

Résumé

Le statut de la fonction publique est à nouveau sous le feu des critiques. Il est accusé de rigidifier la fonction publique à l’heure où celle-ci doit faire preuve de souplesse. Depuis plusieurs années, les réformes successives cherchent à modifier cette tendance, en s’inspirant explicitement du secteur privé et plus précisément entrepreneurial.

Pourtant, le statut n’a pas été conçu pour entraîner une rigidité dans la gestion de la fonction publique, au contraire. Plusieurs de ses éléments vont dans le sens d’une gestion souple des fonctionnaires afin de garantir la prééminence de l’État et la mutabilité du service public.

Toutefois, la gestion des fonctionnaires connaît un décalage avec la lettre du statut qui est constaté depuis longtemps pour expliquer la rigidité à laquelle elle est confrontée. Ce décalage est problématique parce qu’il dénature la logique du statut tout en faisant de ce dernier la cible des réformes. Or, considérer le statut comme étant la source des maux de la fonction publique amène à occulter les avantages de celui-ci.

« Les fonctionnaires sont les meilleurs maris, disait Clémenceau, le soir quand ils rentrent à la maison, ils ne sont pas fatigués et ont déjà lu le journal. » La conception d’une fonction publique qui serait davantage au service des fonctionnaires que des citoyens a la vie dure. Le statut, qui définit la condition professionnelle du fonctionnaire, notamment ses droits et obligations, fait l’objet de critiques récurrentes et répandues : rigide, à l’efficacité limitée, il favoriserait une gestion archaïque des agents titulaires. Pourtant, le statut n’est pas une exception française : 21 pays de l’Union européenne ont un régime d’emploi fixé par la loi ou le règlement. Les mesures annoncées, telles la suppression de 120 000 postes dans la fonction publique d’État ou encore l’assouplissement du recours au contrat, notamment pour les managers publics, sont supposées participer à la résolution des inconvénients du statut. Néanmoins, ce dernier possède des atouts pour gérer les agents titulaires avec une gestion souple et flexible. Leur efficacité est toutefois obérée par l’inertie de la fonction publique et l’interprétation égalitariste du statut. Cela amène à douter de l’efficacité des solutions avancées pour résoudre les carences du statut en matière de gestion des ressources humaines.

Aux origines du statut

Le statut a été créé pour unifier le régime juridique de la fonction publique. Pendant longtemps, les fonctionnaires étaient dans une situation particulièrement inégale par rapport à l’État (CE, 7 août 1909, Winkell), tandis que les employés des collectivités étaient soumis au droit commun jusqu’à l’arrêt Terrier de 1903.

La loi du 19 octobre 1946 met fin à cette situation et propulse la fonction publique dans l’ère du statut. L’idée d’alors est d’aménager la situation du fonctionnaire qui se trouve dans une situation légale et réglementaire afin de maintenir la prééminence de l’État tout en garantissant l’exercice des droits sociaux dans l’esprit du programme du Conseil national de la Résistance. Pour ce faire, le statut consacre la séparation entre le grade, qui est la propriété du fonctionnaire, de l’emploi, qui est à la disposition de son employeur public et organise la fonction publique en 4 catégories (A, B, C, D).

Afin de satisfaire à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui dispose que « les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », le concours devient la voie principale de recrutement. Enfin, la loi de 1946 instaure, en écho à l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946, le principe de participation selon lequel les fonctionnaires contribuent à la gestion de la fonction publique par l’intermédiaire de leurs délégués dans des instances professionnelles, bien que l’État conserve le pouvoir de décision.

Le statut de 1946 sera rénové par l’ordonnance du 4 février 1959 puis par les lois de 1983-1986, à commencer par la loi du 13 juillet 1983 dont les dispositions constituent le statut général. Par la suite, les lois du 11 janvier 1984, du 26 janvier 1984 et du 9 janvier 1986 ont respectivement complété le statut général en prenant en compte les spécificités des fonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière. Ce statut a intégré, en son sein, des éléments pouvant permettre une gestion individualisée et souple, telle que souhaitée par les canons contemporains. En témoignent les 225 modifications qu’il a connues en l’espace de 35 ans (soit une tous les 6 mois en moyenne) sans que son essence ne soit fondamentalement remise en question.

Un statut qui garantit la mobilité et prévoit la carrière

Le statut prévoit la possibilité d’une mobilité du fonctionnaire, qu’elle soit statutaire (prévue à l’article 12 bis de la loi du 13 juillet 1983 et encouragée par la loi 3 août 2009 et l’ordonnance du 13 avril 2017) ou géographique. Par ailleurs, en dissociant le grade de l’emploi, le législateur est en mesure de réorganiser ses services unilatéralement, ce qu’a illustré la réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE) par les fusions de services. Bien qu’ils aient des garanties, notamment quant à leur reclassement, les fonctionnaires ne sont pas assurés du maintien de leur emploi. Ainsi, au titre de la mobilité, 8,9 %1 des agents ont connu un acte de mobilité en 2015, dont 220 000 actes concernent un changement de zone d’emploi. De plus, 8,4 % des agents de l’État n’exerçaient pas leur activité dans leur corps d’origine en 2014. Cependant, la mobilité, notamment géographique, souffre d’un détournement du système où les intérêts personnels semblent l’emporter sur les besoins du service, particulièrement en matière d’affectation des enseignants2.

L’individualisation de la situation du fonctionnaire par le statut repose sur le système de carrière en l’incitant à s’engager sur le temps long dans le secteur public. En effet, l’avancement de grade repose surtout sur la valeur professionnelle et l’ancienneté (L., 11 janv. 1984, art. 58, pour la fonction publique d’État).

Ce mérite est déterminé par l’entretien professionnel annuel, introduit par la loi du 3 août 2009 et généralisé par le décret du 28 juillet 2010 dans la fonction publique d’État. La promotion interne, d’une part, qui consiste en un passage au corps ou cadre d’emploi supérieur, et le concours interne, d’autre part, contribuent à ce que la fonction publique connaisse une mobilité interne ascendante. Cette évolution est une conséquence logique du système de carrière. Ainsi, en 2015 la mobilité professionnelle a concerné 17 695 agents lesquels ont été recrutés par la voie du concours interne dans la fonction publique d’État et plus largement 0,8 % des fonctionnaires ont changé de catégorie statutaire la même année.

En principe, l’article 20 du statut général prévoit que les fonctionnaires sont rémunérés sur la base d’une même grille indiciaire. Cependant, afin de prendre en compte les situations de chaque fonctionnaire, notamment les sujétions liées à l’emploi, des primes et indemnités ont été créées. Leur présence est devenue incontournable (22,6 % de la rémunération totale d’un agent en 2015), bien que leur multiplicité ait engendré une opacité3 injustifiable. Des fonctionnaires avec un grade similaire peuvent connaître des différences de traitement importantes pour des raisons ne tenant pas toujours au mérite professionnel de chacun. Toutefois, la prise en compte du mérite dans la rémunération était prévue dès la loi de 1946 avec son article 35 et a été réactivée dans la fonction publique d’État avec la prime de fonctions et de résultats remplacée ensuite par le régime indemnitaire des fonctionnaires de l’État (RIFSEEP)4.

De son côté, le juge de l’administration a développé une approche favorable d’une interprétation du statut de manière à en favoriser une application souple. Ainsi, en s’appuyant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel (Cons. const., 7 janv. 1988, no 87-232 DC, Mutualisation de la Caisse nationale de Crédit agricole), il a circonscrit le principe d’égalité de traitement des fonctionnaires au sein du même corps5. De plus, le Conseil d’État a déjà couvert les innovations de l’administration dans sa quête de souplesse, comme la création des statuts d’emplois (CE, 13 févr. 1976, Dubrulle et Casanova)6.

Le statut, un outil de modernisation de la gestion publique de la fonction publique ?

Au travers de ces principaux éléments, le statut est assurément porteur d’une gestion répondant aux objectifs de flexibilité des fonctionnaires et d’une individualisation de leur carrière. Cependant, si le dévoiement des procédés est incontestable, il témoigne en même temps que ceux-ci fonctionnent, même si ce n’est pas le fonctionnement attendu. Les fonctionnaires savent être mobiles, mais quand cela va dans le sens de leurs intérêts ; l’administration peut proposer un système de rémunération individualisé, « il n’y a qu’à » gagner en clarté et en simplicité. Ainsi, si les maux sont connus, le statut démontre qu’il peut être un outil de modernisation de la gestion de la fonction publique. Mais pris séparément, ces moyens ne sont pas en mesure d’assurer par eux-mêmes la rénovation du statut.

Le constat est partagé, les éléments de souplesse du statut n’ont pas réussi à prendre leur plein effet en raison d’une « dérive coutumière » qui serait à l’origine de la dénaturation du statut selon le Conseil d’État7. Cette dérive entraînerait l’interprétation rigoureusement égalitariste, favorisée par la centralisation des décisions et de la gestion, notamment au niveau ministériel. Au cadre législatif du statut s’ajoute une multitude de textes interprétatifs à la normativité aléatoire mais au degré de précision généralement assez précis. La gestion des ressources humaines en est alourdie alors qu’elle doit s’accommoder par ailleurs des règles spécifiques aux différents corps ou cadres d’emploi. Le cœur du problème viendrait d’un attachement particulièrement développé chez les fonctionnaires au principe d’égalité. La gestion statutaire des agents titulaires est alors essentiellement normative en cherchant à appliquer strictement les différentes normes.

Cependant, cette dérive coutumière du statut n’est pas si étonnante. Celui-ci n’a pas été créé pour soustraire les fonctionnaires de l’arbitraire des politiques pour ensuite les placer sous celui de leur chef de service. Dès lors, la gestion tend naturellement à un égalitarisme rigoureux afin de combattre des marges de manœuvres trop importantes des managers qui seraient assimilées à un pouvoir arbitraire. Cet égalitarisme est la conséquence d’une volonté de réduction des incertitudes créées par le statut.

Par ailleurs, la fonction publique reste, au-delà de la dérive coutumière, une organisation bureaucratique d’ampleur. La rigidité du statut procure une facilité dans la gestion des 2,3 millions d’agents de l’État, qui édicte aussi le statut des deux autres fonctions publiques. D’autant que ces millions d’agents réalisent des activités extrêmement variées, de la fiscalité à l’entretien de voiries. En comparaison, l’entreprise avec le plus de salariés dans le monde est le distributeur Wallmart (2,3 millions de salariés), alors qu’en France il s’agit de La Poste (255 000 salariés). La rigidité du statut est la conséquence à la fois du nombre d’agents fonctionnaires et de la variété des activités qu’il doit recouvrir.

Cette rigidité est aussi le résultat de l’activité même de l’administration. Sa préoccupation pour la stabilité et la régularité8, l’incite à adopter pour elle-même un comportement linéarisé, sans secousses, ni imprévus. Dès lors que toutes les procédures sont définies précisément, la rigidité apparaît naturellement par l’adoption de routines. La sclérose du statut serait donc en partie suscitée par l’activité de l’administration et lui serait extérieure.

L’effet globalisant du statut

L’attraction du secteur privé sur une fonction publique sommée de se moderniser est problématique. Dans sa lettre et son esprit, le statut dispose des leviers pouvant garantir la flexibilité et la souplesse, peut-être même davantage que les méthodes venant du privé. En effet, est-il pertinent encourager la prise de risque des managers publics quand ceux-ci devraient être recrutés par contrat, sur une temporalité limitée qui plus est9 ? Le statut constitue un cadre favorable à l’innovation publique, compte tenu d’un régime probablement plus protecteur qu’un contrat. Néanmoins, il s’avère qu’il subit une rigidité que ses éléments susceptibles de produire de la souplesse n’ont pas été en mesure de contrecarrer.

Surtout, le statut a un effet globalisant, et il s’agit, selon nous, de son plus gros avantage. Il rappelle quotidiennement au fonctionnaire la spécificité de sa situation professionnelle qui résulte d’un équilibre entre ses droits et la puissance de l’État afin de travailler à l’intérêt général. Il n’est pas seul dans un face-à-face avec le Léviathan, mais placé dans la même situation que les 3,8 millions de fonctionnaires.

Assurément, au-delà des divers éléments qui le composent, le statut participe à créer l’esprit de corps de la fonction publique, cet esprit si particulier qui ferait d’elle le « corporatisme de l’universel ». Or, cet esprit de corps génère un avantage économique indéniable bien qu’invisible, efficace bien qu’inestimable : la motivation des agents. Et pour cause, en 2012, 95 % des agents déclaraient être fiers d’être fonctionnaires10.

Cette donnée, systématiquement soulevée dans les différents rapports et études, est de loin plus importante que dans les entreprises. Pris dans cette perspective globale, le statut, davantage qu’un bloc dont on ne peut rien distraire, serait le prix à payer pour conserver une fonction publique motivée et intègre en dépit de réformes successives à visée budgétaire qui ont généralement eu un effet négatif sur les conditions de travail.

Mais opérons un changement de perspective : et si la logique du secteur privé, supposé sauver la fonction publique, était-elle aussi dysfonctionnelle ? La force de celui-ci-ci repose sur le postulat que les acteurs économiques sont mus par une rationalité économique implacable en vue de maximiser leurs profits. Toutefois, le fonctionnement du marché du travail a entraîné une dissociation entre les insiders, intégrés dans l’entreprise avec des situations stables et privilégiés, autour desquels gravitent les outsiders, du personnel précaire et pas ou peu intégré. La bureaucratisation du travail et l’approfondissement de la division des tâches ont fait émerger des emplois à l’utilité contestée par des études récentes en termes de production de richesses. Enfin, le sujet du bien-être au travail est devenu récurrent depuis quelques années et notamment la question de la motivation des salariés. Pourtant, suivant la logique du privé, ces phénomènes ne devraient pas avoir lieu puisqu’ils ne sont pas en adéquation avec l’objectif de maximisation des profits.

Les maux que connaît le statut de la fonction publique ne peuvent être niés et il convient de les résoudre urgemment. Cependant, ses avantages sont réels et peuvent faire douter du chef d’accusation d’obsolescence, d’autant que les raisons de sa sclérose lui sont en partie extérieures. L’imprégnation dans la fonction publique de l’esprit de corps est telle qu’elle amène à douter de l’efficacité des réformes parce qu’elles risquent d’être dévoyées à leur tour. Celles-ci tendent à détricoter le statut en introduisant des moyens de gestion du privé en vue de résoudre les problèmes alors qu’ils s’attachent uniquement à leurs symptômes. Mais s’il devait s’avérer qu’il n’y ait pas de véritable alternative au statut, faudrait-il en conclure que celui-ci serait le pire mode de gestion des fonctionnaires, à l’exception de tous les autres ?

1. Sauf mention contraire, les chiffres sont issus du rapport du Rapport annuel sur l’état de la fonction publique de 2017 de la DGAFP.
2. Pochard M., Les 100 mots de la fonction publique, 2011, PUF, p. 78.
3. Le rapport Pêcheur dénombrait en 2013 plus de 1 700 régimes indemnitaires différents (p. 87).
4. Cependant, pour la RIFSEEP, la part de l’indemnité liée au mérite est plafonnée à 15 %.
5. Carton J.-P., « Le principe d’égalité de traitement des fonctionnaires », AJFP 2002, no 4, p. 14.
6. Les statuts d’emplois sont une dérogation à l’organisation par corps en prévoyant un régime particulier pour certains emplois,
notamment en restreignant leur accès. En 2011, ces statuts représentaient 15 % des emplois de catégorie A dans la fonction publique d’État (Pochard M., op. cit).
7. Rapp. public, Perspectives pour la fonction publique, 2003 ; T. II, EDCE 2008, no 54, p. 259.
8. Caillosse J., « La modernisation de l’État », AJDA 1991, p. 755 ; Chevallier J., Science administrative, 5e éd., 2013, PUF, coll. Thémis, p. 557.
9. Dans son rapport, le Comité d’action publique 2022 a retenu la durée de 5 ans afin de dégager une visibilité à moyen terme (p. 33).
10. Enquête IFOP et Deloitte, Citoyens et fonctionnaires : regards croisés sur la Fonction publique et le fonctionnaire de demain, 2012.

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