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Dossier

«L’administration doit ressembler à la société»

Le 10 décembre 2018

Membres actives de Fonction publique du 21esiècle (FP21), une association de jeunes fonctionnaires et contractuels des trois fonctions publiques, Giulia Reboa et Émilie Agnoux défendent les valeurs et les missions du service public au-delà de la question du statut. Et livrent leur vision de la fonction publique de demain, composée de fonctionnaires et de contractuels.

Quelle est la mission de votre association Fonction publique 21e siècle ?

L’association souhaite porter la voix des jeunes dans le débat actuel de la transformation publique. Notre association, a-partisane, a été créée en février 2017. Elle rassemble des fonctionnaires et contractuels de moins de 35 ans de tous horizons, de toutes les fonctions publiques et de tous métiers, quelles que soient les fonctions exercées, sur tout le territoire français. Elle est née du constat d’une quasi-absence des jeunes agents publics dans les débats qui concernent la fonction publique et l’avenir du service public, alors que les décisions d’aujourd’hui façonnent l’environnement professionnel et la société dans laquelle nous allons vivre. Nous nous sommes fixés 3 objectifs prioritaires. Il s’agit d’abord de promouvoir l’action et les valeurs de la fonction publique, en informant les usagers de ses missions, en mettant en valeur les métiers de ses agents et en communiquant sur le rôle essentiel du service public dans la vie collective. Il est également question de développer une culture commune de service public parmi les agents de la fonction publique, en promouvant le dépassement des logiques corporatistes, et en favorisant le brassage des profils et des cultures, et de participer à la réflexion sur l’avenir de la fonction publique par la création d’un espace de débats. Enfin, nous souhaitons favoriser l’accès dans la fonction publique, en renforçant les dispositifs de parrainage, de rencontres réelles ou virtuelles, et en rendant plus faciles d’accès à tous les informations sur les droits et opportunités au sein de la fonction publique. Pour mener à bien notre projet, nous ne sommes pas seuls, et nous concevons notre association comme une plateforme qui fédère plusieurs partenaires et initiatives – publics et privés.

Comment les jeunes fonctionnaires appréhendent-ils la question des contractuels ? Quel regard portent-ils sur la volonté du Gouvernement de recourir davantage aux contractuels dans la fonction publique ?

Il n’existe vraiment pas une seule et unique manière d’appréhender le sujet parmi les jeunes agents publics. Si les jeunes partagent en partie des mêmes aspirations, ils sont également tout aussi divers, avec des parcours de vie très différents, mais aussi des projets de vie très hétérogènes. « La jeunesse n’est qu’un mot » pour emprunter cette expression à Pierre Bourdieu.

En tant que jeune, l’erreur serait de penser la question comme une question récente et dont la réponse apportée pourrait permettre de relever les défis publics de demain. Ce débat sur la privatisation des fonctionnaires est historique. Et d’ailleurs, le statut a été élaboré pour protéger aussi bien les agents publics que les citoyens des risques qu’elle présente, grâce à un corpus équilibré de droits et devoirs, garantissant notamment la neutralité.

Les avis sur le sujet sont multiples, et au sein de l’association aussi. Ce que l’on peut cependant affirmer c’est, d’abord, que le statut il faut surtout l’appliquer, plutôt que le supprimer. Ce dernier prévoit déjà une multitude de possibilités qui sont aujourd’hui trop souvent associées au recours au contrat, et notamment le licenciement économique, le licenciement pour faute professionnelle ou encore l’individualisation des carrières. De plus, de nombreuses difficultés, que connaît la fonction publique, sont associées, à tort, au statut. Par exemple, si l’objectif visé est celui d’une diversification des profils dans la fonction publique ou d’une réponse à des besoins non couverts, notamment dans les métiers émergents, peut-être avons-nous déjà de la ressource non exploitée dans nos administrations ou des agents que nous pouvons faire monter en compétences dans certains domaines, ou encore revoir les profils que nous sélectionnons au travers des concours.

En la matière, selon nous, la question que l’on doit se poser est celle du sens, du pourquoi. Si le recours aux contractuels répond à un véritable besoin et qu’il est encadré, pourquoi pas, mais nous devons également explorer d’autres pistes qui ne sont pas liées au cadre juridique dans lequel exerce l’agent mais plutôt à celui de l’exercice professionnel au quotidien, c’est-à-dire les représentations et les pratiques des agents.

Faut-il être fonctionnaire pour délivrer un service public ?

Le service public est délivré, et bien délivré, par des fonctionnaires et des contractuels. Donc on ne peut pas dire qu’il faille être fonctionnaire pour délivrer un (bon) service public. Théoriquement, le contractuel répond à des situations spécifiques ou des besoins temporaires. En pratique, les difficultés de recrutement rencontrées par certains – nombreux – services expliquent que le recours aux contractuels se soit multiplié. Si le fonctionnaire et le contractuel exercent dans les mêmes conditions, le fonctionnaire bénéficie à travers le statut d’une protection garantissant son indépendance vis-à-vis d’éventuelles influences ou pressions extérieures. En effet, son activité, son évolution et sa rémunération professionnelles sont réglementaires. Prenons deux exemples. Un fonctionnaire territorial pourra proposer des actions en faveur de l’intérêt général de sa commune, même si ces propositions ne plaisent pas à l’élu, sans avoir à craindre des répercussions sur sa situation professionnelle. Un inspecteur, quel que soit son champ de contrôle, bénéficie, lorsqu’il n’est pas contractuel, d’une protection qui lui permet de rendre des décisions, parfois même difficiles pour un bassin de vie, telle que la fermeture d’un EHPAD pour cause de maltraitance, sans risquer des pressions de ses supérieurs hiérarchiques ou d’autres partenaires institutionnels. Le fonctionnaire, à travers le statut, est aussi, en pratique, davantage garant des principes du service public. Il peut se voir imposer une mutation qui permet de garantir la continuité du service public, et par là même le principe d’égalité. Il doit également suivre des formations continues, qui permettent d’assurer – en partie –l’adaptabilité du service public. En somme, le fonctionnaire et le contractuel ne se distinguent que par le fait que l’un des deux bénéficie d’un cadre juridique professionnel garant de l’application concrète de l’intérêt général et des principes du service public. La question qu’il conviendrait donc plutôt de se poser pourrait être la suivante : si le recours à des non-fonctionnaires pour délivrer le service public devenait la norme, pourrait-on garantir aussi bien la défense de l’intérêt général et le respect des principes cardinaux du service public ? Quel service public pourra-t-on délivrer aux usagers ?

Le statut de la fonction publique est-il dépassé aujourd’hui ?

L’un des principes fondamentaux du statut de la fonction publique, il faut le rappeler, c’est l’adaptabilité. Cette adaptabilité fait partie de l’ADN du fonctionnaire, du service public. Le statut a été modifié un nombre incalculable de fois depuis son apparition en 1946. Une nouvelle loi est d’ailleurs en préparation pour le début de l’année 2019. Le statut peut donc difficilement être dépassé, sauf à défendre l’idée de sa suppression ou de son « exceptionnalisation », dont nous ne pensons pas que cela permette de répondre aux enjeux publics de demain.

Le statut est même, plutôt, un outil de transformation de la fonction publique. Si celui-ci permet de garantir les droits des fonctionnaires, nécessaires à la qualité du service public, il offre aussi un cadre d’évolution pour l’administration et ses agents. Par exemple, le principe de mobilité permet aux fonctionnaires d’accéder à une très grande diversité de métiers dans différentes administrations et sur l’ensemble du territoire mais aussi aux administrations de s’adapter aux besoins nouveaux de service public.

S’il n’est pas dépassé, le statut doit néanmoins évoluer et la société doit pouvoir le questionner, à condition que le débat ne soit ni biaisé, ni caricatural. Tout n’est pas parfait, nous le savons bien, qu’il s’agisse des modalités d’accès, de la mobilité (encore trop peu développée), des perspectives de carrière (qui dépendent encore trop du grade et de l’ancienneté), etc., mais le statut en lui-même n’est pas un frein aux réformes, bien au contraire. Il n’empêche pas, par exemple, aujourd’hui, les administrations de revoir leurs pratiques managériales ou de mettre en place des démarches d’innovation. Il n’y a qu’à voir les nombreuses initiatives qui seront valorisées à l’occasion de la semaine de l’innovation publique, à laquelle FP21 participe activement avec ses membres et ses partenaires.

Le concours est-il toujours pertinent comme mode d’accès ? Ne faudrait-il pas davantage diversifier le recrutement ?

Le concours a été conçu pour garantir l’égalité d’accès de tous aux charges publiques. Il est, si l’on peut dire ainsi, le moins mauvais système pour garantir ce principe cardinal auquel les Français sont fortement attachés. Mais il comporte des limites, d’abord parce que la diversité sociale qui en résulte reste limitée, ensuite parce qu’il ne garantit pas toujours de sélectionner les profils dont l’administration a réellement besoin. Nous avons assisté ces dernières années à de nombreuses réformes des concours pour prendre en compte ces constats, et faire en sorte notamment que les épreuves soient moins théoriques ou ne survalorisent pas le capital culturel et social. Il faut bien évidemment poursuivre en ce sens et améliorer les épreuves, former les jurys, etc. On focalise beaucoup l’attention sur le concours mais les autres modes de recrutement utilisés (examens écrits, sélection sur dossier, entretien, etc.) ne sont pas non plus garants d’une absence de discrimination ou d’une parfaite adéquation avec les besoins de l’administration. Que cela soit pour le concours ou les autres modes de recrutement, y compris contractuel, il faut plutôt se demander si l’on sélectionne réellement les profils adéquats et si ce n’est pas plutôt le manque d’attractivité de la fonction publique qui est en cause. Nous sommes convaincus qu’un profond renouvellement de l’image de la fonction publique est nécessaire, et il ne peut avoir lieu sans une réflexion sur le rôle des agents publics, c’est-à-dire le sens que l’on met derrière son action de service public, ainsi que sur leurs méthodes et leurs cadres de travail. Au sein de FP21, nous misons beaucoup sur les interventions dans les établissements d’enseignement ou sur des salons de l’emploi. Nous travaillons également en ce moment même à une campagne de valorisation des métiers de la fonction publique. De même, nous participons activement aux réflexions en matière d’évolution des pratiques professionnelles.

L’enjeu de la formation : comment mieux préparer les futurs fonctionnaires ?

Les futurs fonctionnaires sont formés dans différents cadres. Le premier est celui des études, collèges et/ou lycées et/ou établissements d’enseignement supérieur. Le second, pour certains d’entre eux, ce sont les écoles de service public ou les enseignements délivrés pendant l’année de stage. Il existe un troisième cadre de formation – la formation continue – mais il faut être en poste. On sait que 6 % des agents n’ont aucun diplôme, que 27 % ont un diplôme inférieur au baccalauréat et que 16 % ont un diplôme équivalent au baccalauréat. Pour ces personnes, l’enseignement délivré au collège ou au lycée est donc essentiel pour être en capacité de remplir leur mission, et aussi d’accéder à des formations pour se professionnaliser et monter en compétences au cours de leur carrière. Pour les agents publics ayant un diplôme du supérieur (51 %), la réponse est double car ces derniers bénéficient d’une formation, souvent professionnalisante, et ont accès aux écoles de service public ou aux centres de formation. Ici se trouve donc l’enjeu des formations délivrées d’une part par les établissements supérieurs, qui d’ailleurs n’ont selon nous pas vocation à former uniquement des « travailleurs » mais aussi des citoyens, et d’autre part dans le cadre des formations initiales, lors de l’année de stage ou dans les écoles de service public.

Quels que soient l’âge et le cadre de la formation, les futurs fonctionnaires doivent avant tout être formés à la défense de l’intérêt général et aux principes du service public (adaptabilité, continuité et égalité), c’est ce pourquoi ils sont fonctionnaires. Mais ils doivent l’être concrètement, pas uniquement à travers des power point listant ces principes et un ou deux exemples d’application. C’est-à-dire qu’il faut rendre concrets ces principes. Des pistes pour y parvenir existent. Il faut par exemple s’intéresser à la forme concrète de la politique mise en œuvre, inclure les usagers mais au bon moment, faire remonter toutes les informations nécessaires à la prise de décisions (et pas uniquement des statistiques) ou encore construire de nouvelles représentations afin de questionner le positionnement de l’agent et son mode de travail.

Évidemment, les fonctionnaires doivent aussi acquérir des compétences techniques en lien avec leur futur métier. Compte tenu des évolutions que connaît depuis toujours le service public, le fonctionnaire doit s’imprégner avant tout d’un état d’esprit, des méthodes de travail. Pour certains métiers, il y a également un enjeu d’intégration de compétences techniques toujours plus pointues pour répondre aux besoins d’hyperspécialisation de notre société. Ce défi de formation permanente est encore plus prégnant compte tenu de l’obsolescence rapide des compétences et des qualifications acquises du fait des évolutions sociétales, technologiques et organisationnelles.

L’enjeu des compétences : quelles sont les compétences en crise dans la fonction publique ?

Avant de savoir si nous avons des compétences en crise, il faudrait déjà savoir de quelles compétences nous avons réellement besoin pour aujourd’hui et pour demain dans la fonction publique. Or, les démarches de gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences (GPEEC) ont été très peu développées dans les administrations. Et surtout, il est assez difficile de savoir les compétences dont les administrations auront besoin dans les prochaines années. Les évolutions vont vite. Les agents publics, de par leur statut, sont soumis à des obligations de formation. Ils développent donc leurs compétences en continu. En revanche, il est vrai que les administrations peuvent rencontrer des difficultés de recrutement dans certains secteurs, où la compétence est rare et recherchée, par exemple pour des métiers émergents que nous avons du mal à attirer dans la fonction publique (data, numérique, communication, etc.). Mais les employeurs publics peuvent également avoir du mal à recruter sur d’autres métiers plus traditionnels, par exemple sur des profils d’urbanistes en collectivités territoriales. Une certaine concurrence s’exerce entre employeurs parfois aussi. La marque employeur, les conditions de travail ou la rémunération deviennent dès lors des éléments d’attractivité. Avec le développement des outils numériques, l’ensemble des métiers de la fonction publique seront impactés et il convient d’ores et déjà d’anticiper ces implications en termes de compétences, de profils, de méthodes de travail, de pratiques managériales, etc. Mais bien souvent des compétences cachées existent dans nos administrations, qu’il convient de mettre à jour et d’exploiter. Cela offre des perspectives de carrière aux agents tout en couvrant les besoins de nos services. Les managers publics doivent également résolument miser sur la montée en compétences de tous leurs agents pour relever les défis à venir.

Avez-vous en tête des modèles publics étrangers qui pourraient être une source d’inspiration pour la France ?

Modèles, nous ne pensons pas… en revanche des initiatives, des projets, des politiques qui vont dans le sens de la fonction publique que nous voulons : oui, plein ! On peut par exemple penser au modèle estonien en matière d’administration numérique. En évoquant le modèle nous faisons souvent référence à la fonction publique de carrière ou de métiers ou encore la fonction publique de statut ou sous contrat. Nous avons déjà finalement plusieurs modèles de fonction publique dans notre pays même. Nous avons évoqué la question plus haut. En revanche, une réelle source d’inspiration pour nous ce sont les actions menées par les agents publics d’autres pays et qui nous semblent répondre différemment et mieux que nous à des enjeux de service public.

Nous avons toujours tendance à vouloir nous raccrocher à ce qui se fait ailleurs, alors qu’il suffit de nous faire confiance pour trouver le modèle qui nous convient, dans le respect de l’histoire de notre pays et des valeurs qui structurent le service public à la française.

Quelle est votre vision de l’administration de demain ?

Pour nous, l’administration de demain c’est l’administration qui met en œuvre – systématiquement et concrètement – l’intérêt général, et toujours mieux. Cela veut dire qu’elle garantit la cohésion de la société, au regard des multiples fractures territoriales ou sociales qui traversent notre pays, et qu’elle participe, comme acteur de premier plan, aux réponses apportées aux défis de notre société, économiques, sociaux mais aussi écologiques. Cette administration ressemble à la société que nous voulons, plus juste et plus représentative de la diversité des citoyens. Elle se pose comme l’exemple d’un cadre professionnel protecteur contre les aléas de la vie mais aussi stimulant pour mener des parcours professionnels exigeants et diversifiés, grâce au développement des compétences, à la valorisation des agents, à la place donnée aux jeunes générations, à la promotion des talents et moins de l’ancienneté et du grade, etc. Enfin, l’administration de demain que nous voulons a les réflexes et les marges de manœuvre nécessaires pour penser son travail pour l’usager et le monde que nous voulons, et moins pour répondre à des logiques et des besoins purement administratifs. Nous animons actuellement un groupe de travail au sein de l’association avec une trentaine de membres pour justement définir quelle est l’administration de demain que nous souhaitons construire. L’enjeu pour nous est de nourrir le débat actuel de la transformation publique, notamment en questionnant nos représentations du pouvoir administratif et l’application concrète des principes du service public.

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