Plaidoyer pour un autre design de la ville intelligente

Le 23 août 2019

Cet article est une adaptation de la conférence du même nom, donnée à l’occasion de l’inauguration du living lab de Lille Métropole World design capital 2020, le 4 avril 2019. Bastien Kerspern y partageait alors une série de retours d’expérience sur la place et les apports du design dans le contexte controversé de la ville intelligente, la fameuse smart city.

« Nos villes intelligentes méritent mieux que le design centré sur l’utilisateur »

C’est sur cette provocation taquine, mais bienveillante, que s’ouvre ce plaidoyer pour une pluralité des formes de design au service de la conception d’une ville « intelligente », guillemets de rigueur. Si le design centré sur l’utilisateur (user-centred design), porté par l’approche soigneusement packagée du design thinking, semble être devenu la forme prépondérante du design aujourd’hui, est-il seulement prêt à répondre aux enjeux systémiques de l’urbain connecté ?

La question se pose, tant la figure chimérique de la ville intelligente est avant tout un entremêlement de problématiques et des enjeux non-réductibles à la seule question de l’usage. Cet ensemble de strates politiques, sociales, économiques, culturelles – toutes mises en tension – se trouve être suffisamment complexe pour convoquer et combiner différentes approches du design.

Les points de frictions et les sujets de controverses ne manquent pas dans cette ville qui se veut en réseau : comment assurer (vraiment) la protection de la vie privée des habitants ? Qui détient (réellement) les clés de la ville ? Quelles nouvelles vulnérabilités techniques s’intégrant (subrepticement) à l’espace urbain ? Quels dogmes (tacitement) portés par le tout smart ? Les offres de ville intelligente ne sont-elles pas (consciemment) décontextualisées et génériques ?

Face à cette complexité, il existe une autre forme de design(s) qui fait appel à l’expertise citoyenne plutôt que l’expertise d’usage. Une forme qui laisse, dès lors, de côté la figure de l’usager-consommateur pour en revenir au citoyen-acteur, qui cesse de parler « applications » pour se pencher sur les implications, qui donne toute sa place au rhétorique plutôt qu’au seul focus sur l’ergonomique. C’est ce que peuvent apporter des formes alternatives du design, telles que le design fiction, le game design ou encore le design activist, pour une construction participative et critique de la ville connectée.

Cet autre design est ici décliné en six actions-clés : questionner, explorer, révéler, anticiper, imaginer et débattre.

1. Questionner les implications éthiques et politiques des innovations urbaines : Flaws of the smart city (game design + design fiction)

Intégrer des technologies numériques au tissu urbain ne se résume pas à des questions techniques. Ces choix d’innovation urbaine soulèvent leur lot d’implications éthiques et politiques ainsi que de frictions, dans la lignée de celles mentionnées en introduction.

Pour questionner ces implications, le kit Flaws of the smart city, imaginé et conçu par le studio Design Friction est à la croisée de deux formes de design : le game design (conception de jeux) et le design fiction. Cette seconde approche consiste à concevoir des produits et services fictionnels pour provoquer le débat et la réflexion sur des futurs possibles. Ainsi, Flaws of the smart city est un jeu de cartes proposant d’explorer les zones grises de la rhétorique de la ville intelligente et de construire collectivement des scénarios critiques pour en révéler les paradoxes. Ce kit-jeu est une invitation à la prise de recul quant à la véritable portée des failles techniques et conceptuelles inhérentes à la ville intelligente.

Au design d’agir comme un outil pour s’orienter face à l’incertitude et la complexité, plutôt que d’imposer un chemin hasardeux éclairé par la seule notion de l’usage.

Ici, un autre design de la ville intelligente vient appuyer une médiation réflexive des enjeux structurants de la ville intelligente.

2. Explorer les angles morts de l’urbain connecté : Animals of the smart city (design fiction)

Les animaux, faune sauvage comme compagnons domestiqués, comptent parmi les angles morts notables des programmes de ville intelligente. Le projet Animals of the smart city, actuellement mené par Design Friction, utilise l’approche du design fiction pour explorer la manière dont la ville intelligente façonne la vie des animaux et dont ces derniers la façonnent en retour.

Cette série de scénarios prospectifs et critiques s’intéresse aux interactions, souvent inattendues, entre les animaux et les archétypes de la ville intelligente. Citons deux scénarios parmi la vingtaine que compte cette exploration :

  • Falcon punch suit une équipe de braqueurs de haut vol qui recourt à la fauconnerie pour dérober les colis portés par les drones coursiers ayant envahi les cieux urbains ;
  • Sons of Kyon met en scène une collaboration inattendue entre réfugiés et chiens errants pour échapper à la surveillance ubiquitaire de la ville intelligente.

Le design vient ici mettre en images et en expériences des scénarios fictionnels qui nous racontent ces futurs possibles : représenter ce qui n’a pas été (encore) envisagé pour l’amener dans les réflexions et les décisions.

3. Révéler les (infra)structures invisibles, mais pourtant à l’œuvre : Privacity (design activist)

La ville intelligente a ceci de particulier que le numérique y forme une surcouche invisible, ensemble de choix techniques et politiques qui viennent s’appliquer à un environnement physique jusque-là déconnecté. Comment rendre visibles et transparentes les structures de pensée et les infrastructures techniques qui font la ville intelligente ?

Privacity est un projet en cours de développement par Design Friction qui propose une signalétique urbaine permettant de révéler l’emplacement des capteurs dans les rues et les transports, l’utilisation faite des données collectées et leur éventuel caractère intrusif.

Inspiré de la signalétique européenne pour la consommation énergétique – les fameuses lettres A-B-C-D – et de l’initiative ToS ; DR (Terms of Service, Didn’t Read), ces stickers placés in situ signalent la présence de capteurs. L’évaluation de ces capteurs se veut ouverte et collective. Les autocollants mentionnent ainsi le niveau de respect de la confidentialité pour l’individu dans un espace public désormais omni-connecté.

Dans un contexte où le règlement général sur la protection des données (RGPD) a contribué à sensibiliser les internautes aux questions de la privacy, il convient de ne pas oublier que les rues, elles aussi, collectent des données.

4. Anticiper les risques et les opportunités inattendus et émergents : les règles de la rue connectée (co-design + design fiction)

La ville intelligente est une invitation à anticiper ce qui pourrait se produire, tant en termes de risques que d’opportunités. Cet autre design de la ville intelligente peut aider à évaluer la résilience d’une innovation urbaine face aux chocs ou aux changements à venir.

De septembre à décembre 2018, la Creative Factory (société d’aménagement de la métropole ouest Atlantique) a organisé un atelier citoyen pour définir collectivement les « règles du jeu de la rue connectée » qui encadreront des expérimentations connectées dans l’espace public sur l’île de Nantes, à la manière d’une charte.

Lors de la dernière session de cet atelier de co-construction, Design Friction a proposé un crash-test prospectif et critique de ces règles. Quatre scénarios de design fiction ont permis aux participants d’anticiper l’impact et les limites de leurs préconisations. En fin d’atelier, les citoyens ont pu amender les prescriptions de la charte afin qu’elles répondent aux problématiques émergentes et inattendues soulevées par les scénarios.

5. Imaginer des alternatives à des imaginaires en panne : Bacti (design fiction)

La ville dite « du futur » est le terrain de jeu d’imaginaires qui tendent bien souvent à tourner en rond. Afin de quitter les visions techno-centrées, un autre design de la ville intelligente se donne pour mission de stimuler des imaginaires alternatifs.

« Pitchée » au cours d’un forum de l’innovation, Bacti est une start-up (fictive) qui développe Digelec, une solution innovante utilisant des bactéries pour digérer des bâtiments obsolètes. Ceux-ci sont alors transformés en bio-piles géantes ; la ville intelligente se digérant elle-même pour produire sa propre énergie.

En parallèle, une autre bactérie est développée par Bacti, permettant cette fois de rendre l’infrastructure comestible pour les humains, par réaction chimique. La question était alors posée au public, mis dans la peau d’investisseurs pour l’occasion : quelle bactérie privilégier pour quelle vision du futur de la ville intelligente ?

Ce scénario offre une perspective radicale et provocante, dans une version actualisée du conte d’Hansel et Gretel, qui se veut être un nouveau point de départ pour les imaginaires et les débats.

6. Débattre collectivement de la préférabilité des futurs urbains : La cité des données (co-design fiction)

La ville est un commun, comment lui assurer des futurs préférables pour tous ?

Le débat, dans toutes ses formes, est une étape incontournable de la construction collective d’une ville qui se veut réellement intelligente. Notre autre design propose de nourrir le débat avec des scénarios poil-à-gratter. L’occasion également de ralentir l’innovation effrénée, conçue en « sprints » clos, pour (re)prendre le temps de la discussion collective et donner toute sa place à la contradiction.

En 2016, Design Friction, à l’invitation du laboratoire Arts & technologies de Stereolux (Nantes), lançait La cité des données. Cet atelier de co-design fiction proposait à une vingtaine de citoyens de se saisir des enjeux en lien avec la place des données dans la ville intelligente pour imaginer des scénarios spéculatifs et critiques. Quels seraient les objets emblématiques de La cité des données, si les algorithmes de celle-ci répondaient à une logique orientée vers la sécurité, le bien-être, l’autarcie ou encore la nostalgie ?

Ces design fictions, critiques et ambiguës, ont soulevé de nombreuses questions et inquiétudes, relevées et débattues par la suite sur des temps d’exposition participative.

Les prises de position et les arguments exprimés au cours des débats sont autant d’éléments qui permettent ensuite aux acteurs de la ville de passer de la fiction à l’action. Le design fiction contribue ici à définir des pistes d’action qui nous emmènent vers ces horizons que le débat aura contribué à faire émerger comme des perspectives préférables et partagées.

Articuler les approches du design pour construire une ville vraiment intelligente

Si le plaidoyer s’attarde ici sur des projets prenant pied dans l’environnement urbain, il n’en oublie pas pour autant les territoires périurbains ou ruraux, qui se connectent eux aussi. Ces approches alternatives du design savent s’y adapter pour conserver toute leur pertinence.

Alors, oui, le design centré sur l’utilisateur reste bien entendu nécessaire à l’élaboration de solutions urbaines qui répondent aux besoins des habitants-usagers. Il ne s’agit ici pas tant de soutenir une opposition ou une substitution entre les formes de design qui font et défont la ville intelligente, mais plutôt de plaider pour un rééquilibrage vers plus de complémentarité.

En effet, cet autre design de la ville intelligente opte pour l’identification de problématiques profondes (problem-finding) et leur compréhension (problem-framing). Le design centré sur l’utilisateur s’axe, quant à lui, sur la résolution de problèmes d’usage, en collaboration avec d’autres disciplines sociales et politiques. Selon le contexte et le stade de développement d’un projet de ville intelligente, ces différentes postures du design gagnent à interagir et à se compléter.

Finalement, le design de/dans/pour nos villes intelligentes mérite « davantage de boussoles et moins de cartes » ; pour emprunter l’expression des designers Anthony Dunne et Fiona Raby. En d’autres termes : au design d’agir comme un outil pour s’orienter face à l’incertitude et la complexité, plutôt que d’imposer un chemin hasardeux éclairé par la seule notion de l’usage.

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