Les living labs, effet de mode ou mouvement de fond ?

Living labs Lab01
Le 13 décembre 2018

Les tiers-lieux sont au cœur de l’actualité1. La fondation Travailler autrement a remis, en septembre 2018, au secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des territoires, le rapport de la mission « Co-working : territoires, travail, numérique »2. Dans un communiqué, l’État évoque « les fab labs, loving labs, maker places », comme de nouvelles formes d’espaces au service du développement économique, numérique et social des territoires3. L’énumération des différentes formes de tiers-lieux montre ici une confusion dans les termes employés. Si la définition des centres de co-working ou des fab labs4 n’est pas aisée, elle l’est encore moins pour les living labs, qui ne sont pas toujours matérialisés par un lieu. Pourtant la France est un des pays qui en recense le plus dans le monde : comment expliquer l’engouement actuel autour des livings labs ? Quelle est la plus-value potentielle pour les acteurs locaux ? Quel rôle joue les collectivités territoriales ?

Une notion malléable et une trajectoire historique faite de bifurcations

Les living labs font l’objet, depuis le début des années 2000 d’un engouement mondial auprès de multiples acteurs (industries, grands groupes, petites et moyennes entreprises, associations, communauté d’utilisateurs, universités, collectivités territoriales). Mais concrètement, qu’est-ce qu’un living lab ?

Derrière cette dénomination, il existe des situations très variées : statuts, champs d’application, acteurs en présence, modèle économique, etc. On trouve par conséquent de nombreuses définitions des living labs dans la littérature. Un travail de recension permet de faire ressortir, tout de même, des caractéristiques communes : une multiplicité et hétérogénéité des parties prenantes ; une finalité axée sur l’innovation (technologie, sociale, organisationnelle) ; un processus d’expérimentation basé sur l’environnement réel et quotidien des usagers ; la co-création ; un système de gouvernance et de collaboration partagée ; des connaissances expertes et expérientielles s’hybridant et ayant a priori tout autant de valeurs.

L’élasticité définitionnelle des living labs, tient en partie à son histoire, faite de bifurcations et de récupérations par des acteurs et des champs d’intervention initialement non concernés.

Au moins trois importants courants précédant le mouvement des livings labs, tel qu’il est connu aujourd’hui, peuvent être discernés5. Le premier courant remonte aux années soixante-dix avec le mouvement de conception coopérative issue de la traduction scandinave de la participation des usagers dans les processus de conception des technologies de l’information. Le deuxième courant date des années quatre-vingt avec les « expériences sociales » européennes sur les technologies de l’information. Enfin le troisième et dernier courant, apparu dans les années quatre-vingt-dix, fait référence aux projets de « digital city » qui ont commencé à fleurir partout en Europe.

Mais la naissance réelle du concept est attribuée à l’équipe du professeur William B. Mitchell du Massachusetts Institut of Technology (MIT) au début des années quatre-vingt-dix, qui utilisait le living lab pour se référer à un laboratoire conçu pour observer comment la technologie informatique pouvait s’adapter à la vie quotidienne de tous. L’enjeu était d’obtenir des informations plus précises et réalistes sur l’usager, afin d’accélérer les processus d’innovation et la mise sur le marché des produits et services nouveaux. Le MIT PlaceLab, un living lab pionnier, recensait toutes les installations d’une maison classique dans laquelle les usagers étaient observés, enregistrés et suivis avec toutes sortes d’appareils, qui permettent d’enregistrer leurs habitudes, activités et routines.

Après quelques années de latence, le concept est repris par l’Europe. À l’origine de l’adoption du modèle des living labs se trouve le problème du « paradoxe européen » qui met en avant que l’Europe est performante en termes de connaissances (brevets), mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit de transformer les connaissances en innovations commerciales, susceptible, de produire un avantage économique concurrentiel. Ce paradoxe se retrouve au cœur d’une initiative lancée par la présidence finlandaise de l’Union européenne en 2006. Un rapport est produit, le manifeste d’Helsinki qui a pour ambition de concevoir une approche radicalement nouvelle de l’innovation, axée sur les utilisateurs, en particulier pour le secteur des technologies de l’information et de la communication. Cet impératif de participation sera renforcé lors d’un congrès sur l’innovation ouverte 2.0, en 2013. Lors de cette rencontre, il est évoqué un « changement de paradigme » basé sur le rôle créatif des utilisateurs et symbolisé par le modèle de la « quadruple hélice », modalité de gouvernance intégrant des acteurs publics, privés, universitaires et usagers.

Les living labs des dispositifs métropolitains

Depuis le lancement de cette démarche, on observe en France et en Europe, une croissance quasiment continue de la création de living labs, qui, pour une grande majorité, se concentrent dans des espaces métropolitains. Une analyse de la distribution géographique6 de plus de 300 living labs montre le caractère résolument métropolitain de ces dispositifs, qui s’explique par un rapport intense entre villes, connaissances et innovations.

Ainsi en Europe et en France, 65 % des living labs se situent dans des villes de plus de 100 000 habitants ; et près de 50 % d’entre eux se situent dans des villes de plus de 200 000 habitants en Europe, contre 40 % en France.

Cette concentration métropolitaine ne doit pas pour autant occulter l’émergence de living labs dans les espaces ruraux. Cette dynamique récente est d’autant plus intéressante qu’elle met en exergue une « spécificité » de ces living labs. Moins portés sur la ville intelligente ou la ville durable, leurs registres d’action renvoient à la lutte contre la fracture numérique (Brie’Nov), l’isolement en espace rural (espace public numérique mobile living lab) et l’autonomie des personnes dépendantes (Autonom’Lab). L’élargissement de ces registres d’action vient s’ajouter à ceux déjà existants. C’est ainsi que les living labs renvoient de manière non exhaustive au développement économique (Rennes Saint-Malo lab), la transition énergétique (laboratoire des usages), la santé (Lorraine smart city living lab), le développement social (Lab 01), la culture (Smart city living lab), l’habitat (Nantes city lab), la mobilité (Bordeaux Metro Pulse) ou encore l’éducation (Erasme).

Les collectivités territoriales : un rôle d’accompagnateur

Au niveau de l’État français, contrairement aux centres de co-working et fab labs, les living labs ne font pas l’objet d’une politique volontariste, mais plutôt d’un accompagnement indirect à travers plusieurs dispositifs dont les « démonstrateurs industriels pour la ville durable ». Ces derniers, initiés conjointement par le ministère de l’Écologie et par le ministère du Logement, en 2015, ont pour ambition de « faire émerger des projets urbains fortement innovants sur les territoires autour de deux registres, la transition écologique et la compétitivité économique nationale »7. Après deux sessions d’appel à projet en 2015 et 2017, il existe une vingtaine de démonstrateurs industriels. Dans ce cadre-là, l’État accompagne deux living labs lauréats, à savoir le Lyon living lab Confluence et le Bordeaux Euratlantique living lab. Le premier a mis en place un opérateur territorial de données sur l’énergie et d’optimisation énergétique, à l’échelle du quartier Confluence. Le second a réalisé la construction innovante d’immeubles en bois et a accompagné des démarches d’habitat participatif.

Au niveau des territoires, le rôle des collectivités se manifeste de plusieurs manières. Cela peut passer par l’attribution de subventions à travers des appels à manifestations d’intérêts8 ; la mise en place d’innovation juridique comme les permis d’innover9 ; le prêt de locaux faisant office de lieux-tiers ; la mise à disposition de terrain d’expérimentation ; une implication dans la gouvernance et dans les orientations stratégiques. Le degré d’implication de la collectivité est variable selon les living labs.

Dans seulement 10 % des cas, la collectivité supporte financièrement le dispositif. Pour le reste, outre des living labs privés, dans près de deux tiers des configurations, la collectivité est dans un portage hybride avec des entreprises, des universités, des associations ou des collectifs d’usagers.

Des objets en tension

Si les horizons ouverts par les living labs permettent d’envisager un renouvellement fécond, par ailleurs déjà palpable, de l’action publique locale, du développement des territoires, de la gouvernance territoriale et de la démocratie participative, ils ne sauraient occulter quelques points d’interrogation quant à leurs capacités de répondre aux enjeux sociétaux.

L’analyse de la répartition géographique des living labs dessine, nous l’avons vu, une France des villes. En creux, force est de constater que les espaces ruraux et les espaces périurbains ne sont pas absents, mais moins bien représentés. Cela n’est pas sans questionner la capacité de diffusion et d’essaimage des living labs sur l’ensemble des territoires ou plus précisément des différentes configurations territoriales.

Une deuxième attention porte sur la gouvernance que proposent ces dispositifs. Symbolisés par « les 4 P » c’est-à-dire les partenariats publics-privés-personnes, les living labs offrent un modèle de gouvernance plutôt original et innovant de par son « ouverture ». Prenant la forme d’un écosystème, les acteurs ne sont pas censés être dans une forme de hiérarchie, mais bien dans une certaine « égalité », y compris pour les usagers. Cependant la réalité montre des jeux de pouvoirs, de hiérarchies, d’inerties, de prévalence des intérêts propres par rapport à des intérêts collectifs et de rétention d’information. Dans le jeu des négociations, les usagers ont plus souvent du mal à faire entendre leur voix et à influer sur les processus décisionnels.

Une troisième attention porte sur le profil des usagers. Nous avons constaté qu’il est difficile de recruter des groupes d’usagers qui reflètent la variété de la société, car la participation au développement de nouvelles technologies et à des approches participatives attire des personnes ayant certaines caractéristiques particulières.

Une quatrième et dernière attention concerne la relative effectivité des living labs. Une recherche10 s’appuyant en partie sur l’organisme européen des living labs (ENoLL) permet de constater que ces dispositifs recouvrent des réalités très diverses pouvant aller de living labs actifs à inactifs. Ainsi, près d’un quart des living labs est susceptible de n’être qu’affichage, outil de marketing, voir « coquilles vides ». Effet de mode ou processus plus profond de changement, la question mérite en tout cas d’être investie.

1. Voir l’article « Le phénomène des tiers-lieux s’impose à l’État », Monde.fr 19 sept. 2018 ; www.lemonde.fr/economie
2. Voir le site de la fondation Travailler autrement : www.fondation-travailler-autrement.org
3. Voir la note aux rédactions, remise du rapport sur la mission « Tiers-lieux et co-working », sur le site du ministère de la Cohésion des territoires : www.cohesion-territoires.gouv.fr
4. Voir l’article de Ferchaud F., « Fab labs : quelle portée pour l’innovation territoriale ? », Horizons publics mai-juin 2018, no 3, p. 80-85.
5. Ballon P. et Schuurman D., “Living labs : concept, tools and cases”, Info 17 2015.
6. Marron Q. et Roux E., « Les livings labs, de nouveaux dispositifs d’action publique pour penser les métropoles et les territoires », Canadian Journal of Regional Science, Canadian Regional Science Association 2017, vol. 40, numéro spécial, p. 33-41.
7. Voir le site officiel des démonstrateurs industriels pour la ville durable : http://www.divd.logement.gouv.fr/
8. Voir le site d’émergence numérique : http://emergences-numeriques.maregionsud.fr
9. Voir le site d’Aix-Marseille french-tech l’appel à manifestation d’intérêt « Expérimenter le permis d’innover » : https://amft.io
10. Roux E. et Marron Q., Observing living labs to imagine tomorrow’s metropolises, 2016, Open LivingLab Days.

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