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Magali Talandier : « La résilience : changer de modèle, relocaliser, prendre soin et accueillir »

Le 13 juin 2019

Magali Talandier, économiste de formation, docteur en urbanisme et aménagement du territoire, est professeure à l’université Grenoble Alpes, responsable de l’équipe de recherche « Villes et territoires » et adjointe à la direction du laboratoire PACTE. Spécialiste de l’économie résidentielle, ses travaux portent plus largement sur l’analyse des processus de développement territorial.

Vous avez longtemps travaillé sur les questions d’économie géographique et largement contribué à définir le modèle des systèmes productivo-résidentiels qui structurent les espaces français. Cette interprétation fait aujourd’hui encore référence pour analyser la situation de nos territoires dans la métropolisation et leur forte interdépendance. Vous dirigez aujourd’hui des travaux sur la résilience des métropoles. Comment êtes-vous passée à cette seconde problématique ?

Les crises économiques, sociales, écologiques nous obligent à revoir nos concepts et notions, même les plus évidentes à l’image du développement territorial. L’idée de résilience part de là, d’un besoin de nommer autrement les dynamiques actuelles. Par exemple, dans le cadre du précédent programme de recherche POPSU1, j’ai pu mettre en évidence les difficultés économiques que traversaient le système urbain grenoblois et la situation de crise de son modèle technopolitain. Nous avons décidé dans la nouvelle phase de ce programme lancé en 2018 de poursuivre la réflexion et d’imaginer quelles seraient les conditions de sortie de crise de ce système, quel nouveau modèle il faudrait inventer et implanter. Le terme de résilience nous aide à penser cette bifurcation des trajectoires territoriales, les différents chemins qu’ils pourraient suivre.

Je crois effectivement que la question des changements de modèles est centrale et que l’on est aujourd’hui confronté à l’obligation de réinventer nos cadres d’analyse, en particulier pour répondre au défi du changement climatique et de l’effondrement environnemental.

« Résilience » est un terme employé dans de multiples contextes et pour décrire des réalités différentes. Quelle définition lui donnez-vous dans vos travaux et en quoi, selon vous, est-il pertinent et opératoire pour penser cette bifurcation et ces nouvelles trajectoires ?

Le concept de résilience, comme celui de transition d’ailleurs, est fréquemment repris sans que l’on sache toujours ce qu’il désigne. Sa pluralité de sens peut effectivement gêner. En ce qui me concerne, je le trouve intéressant, y compris parce qu’il est polysémique. Il permet ainsi d’appréhender la complexité territoriale selon plusieurs perspectives, en considérant la pluralité de processus qui la compose. Ainsi le concept de résilience m’intéresse parce qu’il peut renvoyer à des questions de résistances, d’adaptation ou encore de transformation. Face à un choc ou à une crise, un territoire peut entrer en résilience en résistant, en s’opposant aux facteurs qui viennent le déséquilibrer. Mais il peut aussi choisir de s’adapter, en acceptant en quelque sorte le changement et en tentant de l’intégrer sans que le système ne change radicalement. Il peut enfin se transformer en profondeur, basculer vers un autre modèle, s’inscrire dans un autre régime économique, social, spatial. L’évolution des systèmes urbains ne relève pas d’un processus ou facteur unique, ce sont souvent ces trois logiques qui sont à l’œuvre concomitamment et que le concept de résilience permet d’appréhender en même temps.

Cette question du changement de modèle constitue un point central de votre réflexion. Déjà dans vos précédents travaux, le système productivo-résidentiel constituait un changement de modèle par rapport au paradigme territorial classique puisqu’il soulignait la profonde interdépendance des différents territoires résultant de la montée en puissance des flux et de la spécialisation économique que la mondialisation et ses pendants spatiaux, que sont l’urbanisation et la métropolisation, ont favorisé.

Je crois effectivement que la question des changements de modèles est centrale et que l’on est aujourd’hui confronté à l’obligation de réinventer nos cadres d’analyse, en particulier pour répondre au défi du changement climatique et de l’effondrement environnemental. Le changement de modèle auquel je m’intéresse dépasse donc la question de la base économique des territoires et de leur distribution dans un espace donné sur lesquelles j’ai précédemment travaillé. C’est un changement de modèle culturel auquel on assiste dont la dimension économique n’est qu’un des aspects. Si l’on remonte dans le temps on peut ainsi distinguer une succession de régimes, ou modèles, qui souvent continuent à co-exister même si le dernier apparu vient supplanter le précédent et le dominer. Il y a ainsi eu le modèle agraire, puis le modèle industriel depuis la fin du xixe siècle. Ce dernier a été supplanté à la fin du xxe siècle par le modèle que j’appelle « métropolitain cognitif ». Il y a donc une sédimentation de ces différents régimes qui complexifie tant l’analyse territoriale que l’action politique. Aujourd’hui un nouveau modèle émerge que je propose d’appeler « collaboratif ». Les modèles industriels et métropolitains cognitifs ont conduit à une disjonction des fonctions et des espaces avec la formation de territoires de production, de consommation, de tourisme, lesquels étaient maintenus en relation par la mobilité des personnes et les échanges de bien, d’information, de valeur. L’apparition du modèle collaboratif se traduit par l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation économique et sociale, avec l’apparition de lieux où s’hybrident les fonctions de production, de consommation, d’habitation. On pourrait parler de tiers lieux qui permettent aussi de faire société autrement, de renouer avec la politique. Ce phénomène me semble très intéressant à observer, à comprendre et à accompagner, parce qu’il préfigure ce que pourrait être le nouveau modèle collaboratif.

Le terme de résilience nous aide à penser cette bifurcation des trajectoires territoriales, les différents chemins qu’ils pourraient suivre.

Cette question des lieux fait un retour en force dans le discours géographique. Michel Lussault la traite en conceptualisant les hyperlieux qui articulent local et réseau global, Pierre Veltz fait l’hypothèse d’un tournant local dans lesquels la question des lieux et de leurs liens jouerait un rôle important. Comment traitez-vous de votre côté cette question ? Est-ce un retour au local de la société agraire et de ses paroisses ?

Cette résurgence des lieux ne correspond pas à un retour au lieu ou au local tel qu’on a pu le connaître dans les siècles précédents. Ce n’est pas la fin des systèmes urbains ou des réseaux. Ce changement de modèle n’est pas un retour en arrière. Cependant, on y est très soucieux de l’environnement, de la biodiversité. C’est en fait l’instauration d’un nouveau rapport aux ressources, qui se traduit par une relocalisation de cette relation. Les travaux de Bruno Latour sont éclairants de ce point de vue. Le local, c’est la reconsidération de ce avec quoi et avec qui l’on vit, de ce qu’il faut préserver. C’est un local qui ne s’inscrit pas dans le paradigme territorial. Ainsi, il est souvent porté par des acteurs autres que les collectivités locales : ce sont des entrepreneurs, des citoyens, des acteurs sociaux, des collectifs qui accordent beaucoup d’importance aux valeurs et qui inventent de nouvelle façon d’organiser la vie économique, selon d’autres spatialités. Dans celles-ci, le local caractérise l’accès aux ressources, à ce que l’on doit préserver, valoriser, partager et qui est proche des lieux où l’on vit. Mais parallèlement à ce souci des ressources locales, on reste hyperconnecté, on échange et on partage nos idées et nos valeurs dans des réseaux parfois mondiaux. Ces formes de réappropriations de l’espace se font, par ailleurs, à l’écart des collectivités territoriales parce que l’on a pris conscience de la raréfaction de l’argent public et du pouvoir limité de l’action des acteurs institutionnels. On se sent obligé de faire par soi-même. On prend en charge l’organisation d’un espace viable et compatible avec les valeurs que l’on se donne. On ne refuse pas les subventions, mais on cherche avant tout l’autonomie financière. Il y a même une certaine méfiance vis-à-vis des collectivités territoriales parce que l’on craint la récupération politique. Par rapport au modèle territorial, où le lien avec la collectivité et l’ancrage est fort, le modèle collaboratif est plus volatil. On porte des initiatives collectives, de manière autonome, tout en étant capable, demain, de déplacer l’initiative pour la faire ailleurs avec le même souci du local, de changer de lieu même si cela permet de conserver ses valeurs.

Il n’y a donc pas d’opposition entre ce modèle collaboratif et les systèmes urbains, ou plus exactement cette relocalisation transforme les systèmes urbains de l’intérieur, mais ne les annihile pas.

Il faut effectivement continuer à raisonner en systèmes tout en intégrant cette logique de relocalisation. Dans les modèles industriels et métropolitains cognitifs, on a assisté à un éclatement spatial au point de ne plus savoir d’où venaient les ressources, où allaient nos déchets, etc. Production et consommation des biens et services pris dans la globalisation se trouvait non seulement délocalisé, mais non localisable. Nous étions – et sommes encore – dans un monde de flux qui ne se préoccupe pas de l’origine et de la destination finale de tout ce qui transitait. Ni des coûts environnementaux de ce fonctionnement. Le modèle collaboratif qui émerge questionne l’origine des matières, des denrées alimentaires, la destination des déchets, etc. Il tente de redonner un sens géographique à nos modèles économiques, de retrouver une géographie à dimension humaine du système économique que l’on a perdu.

Vous proposiez, en début d’entretien, une définition de la résilience qui comprenait les logiques de résistance, d’adaptation et de transformation. Comment l’appliquer au changement de modèle que vous venez de décrire ?

La résilience, c’est d’abord la résistance. Avancer vers de nouvelles formes économiques provoquera des manifestations de résistances qu’il faut entendre, respecter et qui doivent conduire à préserver certaines choses qui existent déjà et qui sont indispensables. La résilience ne consiste pas à tout balayer d’un revers de main. À côté de ce que l’on va garder, il y a évidemment aussi ce qu’il va falloir adapter et tout ce qui reste à inventer. Si l’on applique cette grille d’analyse au modèle économique de la métropole grenobloise, par exemple, on constate qu’il existe une grande confiance accordée au système technopolitain pour innover et répondre aux enjeux environnementaux. On pense que la technologie et le numérique seront l’alpha et l’omega du nouveau modèle. Évidemment ces avancées sont importantes, mais ni suffisantes ni exclusives. Il y a là un champ de résistance. Parallèlement d’autres acteurs économiques considèrent le numérique comme une entrée parmi d’autres et sont surtout soucieux de réduire leur empreinte sur les écosystèmes. On est là dans des logiques d’adaptation, voire de transformation. C’est la combinaison de ces dynamiques qu’il faut prendre en compte pour penser la résilience, par exemple, du système urbain grenoblois.

La question des acteurs est centrale dans ces dynamiques. Vous souligniez précédemment la perte de crédit et de pouvoir des acteurs publics auprès des porteurs du modèle collaboratif. Est-ce aussi tranché que cela ?

En ce qui concerne le changement de modèle économique lui-même, je crois que les marges de manœuvre des acteurs publics sont très limitées, du fait de la raréfaction de l’argent public et de la défiance. En revanche, sur la question de la gestion des ressources, qui est un deuxième défi déterminant pour la résilience, je crois que les collectivités territoriales ont un rôle important de régulateur à jouer. Même si le traitement de cet enjeu oblige à dépasser les frontières institutionnelles, on est là dans le champ de compétence et de responsabilité des territoires. De ce point de vue, tous les dispositifs qui émergent sous forme de contrat, de pacte, d’alliance souple interterritoriale sont intéressants. Il a enfin un troisième enjeu très important en matière de résilience, c’est celui de l’hospitalité. On sait que le changement climatique va générer des flux migratoires internationaux importants, on est déjà confronté à la question de l’accueil des populations. C’est là, je crois, que les pouvoirs publics ont le plus grand rôle à jouer : il faut changer notre représentation de ces flux migratoires et les voir comme des chances et non comme des menaces. Nos métropoles sont considérées depuis trop longtemps comme des moteurs économiques. Il faut élargir le regard et en faire des espaces d’hospitalité, d’accueil, de qualité de vie, de bien vivre, de bien être, de convivialité. Ce sont des fonctions intrinsèques de la ville que l’on a trop négligées. Or la restauration de ces fonctions, ou leur instauration, est essentielle pour entrer en résilience. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues sur le sujet, elles ne sont pas incompatibles avec la dynamique économique. Les entrepreneurs sont très nombreux à dire qu’un certain nombre de savoir-faire, qu’une certaine main-d’œuvre a disparu dans les pays du nord, et que la population migrante pourrait apporter des réponses rapidement. À titre d’exemple, certaines entreprises de textile à Roman ne trouvent plus de tailleurs, c’est un métier qui a disparu dans nos sociétés. On trouve de même des besoins non satisfaits dans le bâtiment, comme dans certaines formes d’agriculture paysanne qui sont en train de réémerger. Non seulement, il faut avoir ce souci d’hospitalité, mais en plus on pourrait y gagner économiquement en retrouvant des compétences et des savoir-faire que l’on a perdus et que l’on pourrait remettre au service du collectif.

En conclusion, si je vous disais que la résilience des métropoles, et plus globalement des systèmes métropolitains français, passe par trois leviers : plus de lien entre les espaces, les fonctions et évidemment les acteurs, plus de soins pour les espaces, les ressources, leurs habitants humains et non humains et plus d’accueil et d’hospitalité, pour les migrants, mais peut-être plus généralement pour les populations les moins bien intégrées.

J’ajouterais qu’il faut aussi plus de sens. Chaque modèle était porteur de sens, mais le sens donné par la société moderne au développement économique me semble de moins en moins être celui que nous cherchons à construire dans le nouveau modèle collaboratif, en tout cas celui qui anime et fait avancer la société aujourd’hui : plus de sens vis-à-vis de la dimension écologique, du partage des richesses. On l’a vu les liens existent entre les territoires et entre les acteurs, mais ce sont des échanges et des interdépendances qui sont souvent vides de sens. On échange des richesses, on est mobile, mais cela manque de contenu, de matérialité. Il faut dont donner du sens à ces liens en leur procurant de la consistance matérielle et sociale, en prenant en compte l’empreinte que nous laissons sur l’environnement, les fractures que nous engendrons dans la société.

Il a enfin un troisième enjeu très important en matière de résilience, c’est celui de l’hospitalité. On sait que le changement climatique va générer des flux migratoires internationaux importants, on est déjà confronté à la question de l’accueil des populations. C’est là, je crois, que les pouvoirs publics ont le plus grand rôle à jouer.

  1. Lieu de convergence des milieux de la recherche et de ceux qui font et gouvernent les villes, la plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU) croise les savoirs scientifiques et l’expertise opérationnelle pour mieux comprendre les enjeux et les évolutions associés aux villes et aux territoires. Elle capitalise, à des fins d’action, les connaissances établies sur les métropoles et en assure la diffusion auprès de publics divers : professionnels, académiques, grand public, etc.
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