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Yves Sintomer : « On pourrait imaginer un financement citoyen complémentaire au financement public »

Yves Sintomer
Le 18 mars 2019

Professeur de sciences politiques à l’université Paris 8, Yves Sintomer est un spécialiste de la démocratie participative et de la démocratie délibérative à l’échelle locale, ainsi que sur la représentation politique. Selon lui, un budget participatif ne doit pas être un simple effet mode ou un outil de communication, mais un moyen de transformer la politique, la société et l’administration. Il publie cette année Tirages au sort et démocratie. Pratiques, instruments, théories1.

Les budgets participatifs, qui étaient sur le déclin dans les années 2000, connaissent aujourd’hui un renouveau, aussi bien en France qu’à l’étranger. Face à une telle dynamique, on peut s’interroger sur les raisons de cet essor. Pourquoi connaissent-ils un tel engouement ? À quels besoins répondent-ils ? Quelles sont les conditions de succès de ces initiatives ?

Il importe de s’interroger, tout d’abord, sur les raisons qui amènent une collectivité à lancer un budget participatif. Cette initiative peut constituer une réponse à un effet de mode ou à une stratégie de communication politique. Toutefois, si le budget participatif se réduit uniquement à cela, il risque de s’essouffler rapidement avec un effet délétère sur la démocratie locale.

Pour être utile, un budget participatif peut tendre vers trois objectifs :

  1. Transformer la politique, démocratiser la démocratie en s’inscrivant dans les dynamiques politiques locales ;
  2. Transformer la société en promouvant la justice sociale, l’inclusion sociale et la capacité d’agir (des outsiders notamment). Sur ce dernier point, il faut noter que la dimension inclusive du budget participatif est particulièrement forte en Amérique latine alors qu’elle reste faible en Europe ;
  3. Transformer l’administration en renforçant l’idée que les services publics doivent être « au service du public ».

Les budgets participatifs ne doivent, en revanche, pas être conçus comme des outils budgétaires ou relevant de la planification stratégique.

Vous énonciez à l’instant que l’un des objectifs des budgets participatifs est de transformer la société par la justice sociale, etc. Dans quelle mesure ces budgets peuvent-ils promouvoir une dynamique de participation large et inclusive ?

Le taux de participation dans le cadre d’un tel dispositif s’établit généralement entre 1 et 10 %. Cela peut sembler relativement faible si l’on compare ces chiffres avec ceux du corps électoral par exemple. Néanmoins, si on le compare au nombre d’élus ou au nombre de militants influant indirectement sur les décisions, alors ce taux s’avère assez important. Outre le nombre de participants, il importe de mener une réflexion de fond sur le public ciblé. Comment le budget participatif promeut-il une dynamique de participation inclusive ? La culture politique locale est relativement déterminante. En Amérique latine, ce sont les classes populaires qui tendent à s’approprier le dispositif. A contrario, en Europe, ce sont essentiellement les classes moyennes qui s’en emparent. Les pays européens doivent faire preuve d’une plus grande volonté politique s’ils souhaitent vraiment répondre à cet objectif d’inclusion sociale. Cela passe notamment par la mobilisation de moyens humains et financiers supplémentaires ainsi que par la création d’un système d’évaluation pertinent.

La mise en place des budgets participatifs en Europe est, nous l’avons vu, assez répandu. Sont-ils pour autant pérennes ?

Leur longévité est généralement assez faible, ceux-ci ne passant que rarement le cap de la simple expérimentation. Leur légitimité et leur pérennité dépendent de plusieurs facteurs :

  • la clarté des objectifs à atteindre, sur lesquels il importe de mener une réflexion avant même de lancer l’initiative ;
  • la mise en place d’un système hybride et innovant. Le budget participatif doit à la fois répondre aux conditions du contexte local, tout en tenant compte des bonnes pratiques identifiées lors de la mise en œuvre d’autres budgets ;
  • la mobilisation de moyens stables sur le long terme. La pérennité d’un budget participatif ne peut être exclusivement assurée par des bénévoles ou des volontaires en service civique. Il importe que l’engagement des fonctionnaires et des chargés de mission soit reconnu matériellement et symboliquement. On notera, par ailleurs, que certaines entreprises privées se sont engagées dans le champ de la participation, à travers la mise en place de dispositifs visant à traiter les contributions – un travail complexe et chronophage, difficile à réaliser pour les collectivités ;
  • l’articulation de la réforme de l’administration avec celle de la politique participative. Il est urgent d’établir une nouvelle culture administrative qui incite les décideurs à tenir compte des demandes et suggestion des habitants. Il importe également d’adapter les procédures budgétaires et les modes de comptabilité aux nouvelles dynamiques participatives. On peut, par exemple, imaginer, pour certains projets, la mise en place d’un financement citoyen qui serait complémentaire au financement public ;
  • la priorisation et les jeux d’échelles. Les porteurs de budgets participatifs doivent veiller à ne pas minimiser ce qu’ils jugent être de petites choses et négliger ainsi le quotidien, au profit de projets de plus grande ampleur. Dans le même temps, les grands choix ne doivent pas non plus être laissés de côté ;
  • le processus délibératif et le travail de synthèse. Internet et les réseaux sociaux montent actuellement en puissance dans le monde de la participation. La participation en ligne doit toutefois être accompagnée et dynamisée. S’il est facile de lancer un vote en ligne dans le cadre d’un budget participatif, il est bien plus compliqué d’encadrer un débat en ligne et d’établir une synthèse de l’ensemble des contributions produites sur un projet d’intérêt général. Nous n’avons pas encore d’algorithme fiable qui permettrait au processus de délibération de masse en ligne d’aboutir. Or, il est dommage qu’un budget participatif se réduise à un petit référendum en ligne ;
  • sa portée décisionnelle. Si la participation des habitants demeure consultative et n’aboutit pas à une décision ou une codécision entre habitants et décideurs, le budget participatif perdra en légitimité et ne subsistera pas sur le long terme. La codécision doit permettre de trancher les enjeux importants, y compris les priorités budgétaires et ne pas porter uniquement sur des détails.
  • sa dimension politique. Cette volonté est essentielle à la mise en place d’un budget participatif. Deux aspects sont à avoir en tête de ce point de vue. Tout d’abord, nous n’avons sans doute jamais vu un combat électoral perdu à cause d’un budget participatif. Ensuite, il importe, et ce point est crucial, que l’initiative ne soit pas polluée par le jeu politique local sous peine d’être réduite à une simple stratégie de communication.

Le budget participatif doit être inscrit dans une politique globale, de long terme et répondre à des attentes et engendrer des résultats concrets, sans quoi il sera contreproductif.

1. Sintomer Y. et Lopez-Rabatel L., Tirages au sort et démocratie. Pratiques, instruments, 2019, Paris, La Découverte, Recherches.

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