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Anne Tavernier et Jean Laudouar : « Les collectivités locales doivent aller plus loin que le budget vert ! »

Anne Tavernier et Jean Lauduar
Anne Tavernier et Jean Laudouar (La 27e Région) présentent les premiers résultats de "Nouvelles mesures", un programme expérimental inter-collectivités unique en France qui vise à décrypter et expérimenter de nouveaux modèles comptables pour soutenir les acteurs publics face à leur responsabilité écologique et sociale, lors de la première édition "Le temps de la comptabilité écologique", qui s'est tenu les 30 et 31 mai à Grenoble. Un évènement dont Horizons publics était partenaire média.
©Julien Nessi
Le 23 mai 2022

Jean Laudouar, chef de projet, et Anne Tavernier, responsable financière, à La 27Région – le laboratoire de la transformation publique – co-pilotent le programme Nouvelles mesures1 qui vise à explorer, avec les collectivités locales, d’autres approches comptables et outils de gestion pour piloter les transitions écologiques et sociales.

Pourquoi engager votre organisation sur les nouvelles comptabilités ?

Jean Laudouar – La 27Région s’intéresse de près à la question des communs, notamment en 2019 à travers le programme Enactings the commons (programme de voyage apprenant en Europe sur les acteurs publics et les communs). Cette démarche nous a permis d’engager une conversation avec Michel Bauwens2 (informaticien, journaliste et conférencier, surtout connu pour avoir fondé la fondation P2P [peer-to-peer]), qui nous a sensibilisés sur l’importance de transformer en profondeur nos outils de gestion et de pilotage des administrations. Dans une organisation, les choix stratégiques se font au niveau de ces outils de gestion et de comptabilité. Cela nous a amené à participer à des groupes de travail comme « Comptabilité et communs » de la Coop des communs (Nicole Alix) qui travaille sur un modèle de comptabilité écologique et sociale (comprehensive accounting in respect of ecology, dit « CARE » 3), ou celui de l’Alliance compta régénération (ACR) de l’organisation Tek4Life portée par Dorothée Browaeys, et à échanger avec des structures qui développent de nouveaux modèles comptables, notamment la chaire Comptabilité écologique co-portée par Alexandre Rambaud.

Anne Tavernier – Ce travail collectif a été un temps de prise de conscience : la comptabilité est clairement un objet politique, comme le rappelle justement Édouard Jourdain4 dans l’article introductif de votre dossier. Il faut se poser les bonnes questions : à quoi sert la comptabilité ? Quels modèles d’affaires sert-elle ? Quelles valeurs véhicule-t-elle ? La comptabilité est un système d’information qui, à travers le périmètre des informations qu’elle prend en compte, va conditionner les décisions prises par les acteurs économiques. Il nous est ainsi apparu évident qu’il devenait urgent de repenser ces systèmes d’information qui ne prennent aujourd’hui en compte ni le capital naturel ni le capital social.

Il faut se poser les bonnes questions : à quoi sert la comptabilité ? Quels modèles d’affaires sert-elle ?
Quelles valeurs véhicule-t-elle ?

Jean Laudouar – La neutralité de la comptabilité est remise en question, c’est une des notions phares de notre démarche collective. La comptabilité est politique, car elle sert une vision de la société.

Anne Tavernier – La comptabilité, historiquement, permet de consigner des systèmes de redevabilité entre acteurs. Que doit l’organisation aux apporteurs de capitaux ? Comment les emploie-t-elle ? Sur quels actifs ? Il faut remettre au centre le fait que les organisations publiques et privées consomment des capitaux financiers, mais aussi des capitaux naturels et humains, et ne pas les occulter. L’autre élément déclencheur : quel rôle peut jouer l’acteur public ? Avant de lancer ce programme, un an d’échanges et de travail d’acculturation a été nécessaire. L’acteur public est encore peu présent dans ces échanges, il nous semble important de le remettre au centre.

Quels sont les défis que posent vos premières démarches ?

Jean Laudouar – On voit bien que nous sommes encore au pied de la montagne ! De notre point de vue, la trajectoire la plus ambitieuse est d’intégrer une comptabilité multi-capitaux, écologique et sociale, dans nos organisations. Où en sommes-nous aujourd’hui du côté des collectivités ? Dans notre programme Nouvelles mesures, nous sommes partis de l’existant : quels sont aujourd’hui les outils de gestion et de comptabilité des collectivités ? On s’aperçoit que les collectivités se sont déjà engagées dans des budgets verts, avec l’aide notamment de l’Institut de l’économie pour le climat (Institute for climate economics [I4CE], association qui analyse les budgets publics et évalue les dépenses favorables et défavorables au climat), voire se lancent dans des budgets dits « carbone ».

Nous avons cherché à savoir s’il existe d’autres méthodes, d’autres outils qui pourraient servir à aller plus loin que le budget vert. Au-delà des comptabilités écologiques et sociales, nous nous sommes aussi intéressés à un outil de diagnostic territorial écologique (ESGAP) ou à la théorie du doughnut de l’économiste Kate Raworth.

Anne Tavernier – Nous avons aussi mené un travail d’acculturation sur ce que pouvait être le capital naturel qui ne se résume pas uniquement aux enjeux climat via les émissions de gaz à effet de serre. Si on observe les neuf limites planétaires à ne pas dépasser, cinq sont déjà franchies. Ces neuf limites sont le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique, la pollution chimique et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.

Jean Laudouar – Il y a un vrai travail d’acculturation à faire auprès des collectivités locales sur ces sujets-là. L’enjeu est déjà de rendre plus visibles ces préoccupations et d’engager une réflexion sur ce que l’on souhaite véritablement préserver et donc suivre dans le temps via un système de comptes. L’idée générale, c’est de s’interroger sur les étapes suivantes au budget vert, qui permet déjà de préparer un terrain plus fertile pour pousser à une vraie transformation de nos outils de gestion.

Anne Tavernier – Quand on regarde le diagramme des neuf limites planétaires, l’enjeu climat est certes réel, mais d’autres limites sont aussi extrêmement préoccupantes… L’érosion de la biodiversité est dramatique ! Il faut donc pouvoir développer un système d’information pour piloter nos organisations qui puisse représenter cette vision à 360 degrés de la réalité de ce que génère nos activités, à l’échelle d’une organisation ou bien à une échelle territoriale, afin d’éclairer vraiment les décideurs.

Aujourd’hui, l’enjeu est encore principalement financier, voire extra-financier (des éléments sur les impacts environnementaux de notre activité, mis en parallèle), les impacts environnementaux n’influent pas suffisamment nos prises de décisions stratégiques. Dans l’organisation de la comptabilité à ce jour, ce qui guide l’action, ce n’est pas le fait qu’on dégrade des ressources naturelles, mais le fait que nous avons une dette financière.

L’objectif des comptabilités écologiques et sociales est donc de reconnaitre d’autres types de dettes, vis-à-vis de capitaux naturels (eau, sol, air, etc.) et de capitaux humains, et de s’intéresser à la solvabilité globale de l’organisation.

Jean Laudouar – C’est un cheminement progressif, ce n’est pas pour demain. Il s’agit d’abord d’acculturer, mais aussi de se donner la possibilité de travailler sur d’autres modèles intermédiaires, de découvrir ensemble d’autres méthodes comme la théorie du doughnut qui permet une représentation visuelle des limites planétaires et des objectifs de développement durable (ODD) afin d’identifier les axes à travailler en priorité. Nous explorons aussi l’ESGAP qui permet d’estimer l’écart entre l’état écologique d’un territoire aujourd’hui et ce que serait son état optimal. L’idée est d’étudier collectivement ce qui existe et ce qui est inspirant. Nous y voyons aussi l’occasion de travailler les questions de gouvernance collective sur le territoire, de participation citoyenne, de la disponibilité de la donnée et de sa fiabilité, et du décloisonnement des enjeux écologiques et sociaux.

Nouvelles mesures est un aussi programme pour créer des ponts entre l’état de la recherche et la façon dont les collectivités pourraient se saisir de ces modèles comptables, notamment en engageant des expérimentations.

Anne Tavernier – La marche est encore haute, mais il existe de vraies dynamiques, les collectivités partenaires sont déjà engagées dans des budgets verts, des cotations sociales, des budgets carbone, et elles sont en attente d’outils plus systémiques et plus transformateurs. La ville de Clermont-Ferrand, par exemple, n’est pas très loin d’intégrer le budget carbone dans sa comptabilité. C’est un premier pas vers la comptabilité écologique et sociale.

On s’aperçoit aussi que pour intégrer la biodiversité, c’est plus compliqué, car il n’y a pas assez de données fiables sur comment se renouvellent les écosystèmes naturels en fonction des différents types de pression générés.

Notre démarche vise à faire émerger cet enjeu au cœur des organisations publiques et de tester, via les expérimentations à venir en 2022 et 2023, les conditions de faisabilité pour mettre en place au sein des collectivités ces nouveaux outils de pilotage panoramiques. »

  1. Le programme Nouvelles mesures permet de réfléchir collectivement aux outils de gestion et de mesure des acteurs publics. Il souhaite explorer et cartographier de nouvelles approches et modèles comptables plus en phase avec les enjeux de transition (https://www.la27eregion.fr/wp-content/uploads/sites/2/2022/03/VFINALE2.pdf).
  2. Bauwens M., Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, 2015, Les liens qui libèrent.
  3. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
  4. Jourdain É., « Repenser la comptabilité comme objet politique des transitions », p. 34-39.

Pascal Bellemin : « Le temps de l’expérimentation de cette comptabilité viendra prochainement »

Depuis l’an 2000, l’association AFIGESE réunit les praticiens territoriaux des finances publiques locales, de la gestion publique locale et de l’évaluation des politiques publiques. Aujourd’hui, elle représente près de 500 collectivités et plus de 800 adhérents. Les groupes de travail thématiques portent notamment sur la dette, la fiscalité, la gestion, la qualité comptable décisionnelle, l’évaluation des politiques publiques et associent des agents territoriaux souhaitant échanger, produire des guides et documents, émettre une position ou donner un avis sur un sujet d’actualité. Elle propose aussi des formations assurées par des praticiens territoriaux et organise chaque année à l’automne des assises nationales centrées sur un thème d’actualité transversal, concernant les trois grandes fonctions qu’elle représente : les finances locales, la gestion publique locale et l’évaluation des politiques publiques. Rencontre avec Pascal Bellemin, président de l’AFIGESE depuis décembre 2021.

Propos recueillis par Stéphanie Chemla, journaliste

Lors des assises de l’AFIGESE du mois d’octobre 2021, quels thèmes principaux ont-ils été abordés ?

Nous avons réalisé un bilan de la crise que nous venons de vivre et travaillé sur les perspectives, sur l’après. Parmi les thèmes du moment, nous avons évoqué le management hybride et le poids du numérique et des données dans la gestion locale. Le développement plus durable de nos organisations s’est aussi imposé comme un sujet transversal ; nous avons beaucoup échangé sur la budgétisation et les emprunts verts et sur le CARE, une forme de comptabilité multi-capitaux, à laquelle une présentation a été consacrée. En matière de contrôle de gestion, on a également noté une évolution dans la manière d’appréhender la performance de l’action, la nécessité de trouver de nouvelles méthodes et indicateurs permettant de mesurer la performance environnementale ou globale. Les assises ont aussi souligné que les citoyens souhaitent prendre une part plus importante dans la décision publique, les collectivités locales en tiennent compte dans leurs arbitrages ; c’est pourquoi nos prochaines assises à Rennes, en 2022, porteront sur « le retour des citoyens ».

Quels sont selon vous les enjeux des nouvelles comptabilités écologiques et sociales pour engager les collectivités dans les transitions ?

La réflexion sur la comptabilité multi-capitaux part du constat que le modèle comptable des organisations d’aujourd’hui, dans les domaines public et privé, trouve ses racines dans l’économie capitaliste au moment de sa construction. Ses rudiments datent en effet du Moyen-Âge. Elle vise avant tout à préserver le capital financier ; les enregistrements comptables ont été conçus pour servir une économie qui repose sur la préservation et la fructification d’un investissement financier. Au-delà du capital financier, la comptabilité multi-capitaux, elle, s’intéresse à d’autres dimensions, à d’autres capitaux, et notamment au capital humain ; elle considère le personnel comme un capital pour l’organisation et non plus comme une charge, ce qui est le cas du système comptable en vigueur. Elle l’intègre dans le bilan de l’entreprise, lui reconnait une véritable valeur tout comme elle prend également en compte le capital environnemental, l’environnement, qui peut être dégradé du fait de l’action d’une organisation, quand bien même cette action serait positive sur un plan purement financier. Ce système fait l’objet de travaux universitaires, des structures associatives, comme La 27région, et des représentants de collectivités travaillent sur la question. Pour l’heure il s’agit surtout de travaux conceptuels, mais le temps de la concrétisation de ces réflexions et de l’expérimentation viendra prochainement. L’AFIGESE s’intéresse de près à ces travaux, car il s’agit d’une question importante qui va, à terme, transformer profondément les normes comptables et impliquer l’ensemble des organisations et des collectivités locales. Nous voulons participer à cette réflexion et répondre présents, au moment où seront lancées des expérimentations sur des périmètres restreints.

Comment ce sujet a-t-il été accueilli lors de la présentation ? Les collectivités locales sont-elles prêtes pour se lancer ? Quels sont encore les freins et les points de blocage ? Comment les aider à franchir le cap ?

La présentation n’a pas eu lieu en séance plénière, seule une partie des adhérents y a participé. Ceci dit, le sujet a été perçu à la fois comme pertinent et intéressant puisqu’il concerne une évolution logique de notre cadre normatif comptable actuel. De mon point de vue ce nouveau système risque toutefois de mettre du temps à s’implanter, car il modifie en profondeur les soubassements intellectuels du cadre normatif actuel. Cela dit, on ressent une véritable demande de la part des collectivités concernant l’intégration des enjeux du développement durable aux trois fonctions représentées par l’AFIGESE. Aujourd’hui ce qui a le vent en poupe, si je puis dire, ce sont les budgets verts, une démarche qui consiste à repérer les dépenses ayant un impact environnemental afin d’agir pour en réduire les effets négatifs ou, au contraire, en renforcer les effets positifs. La ville de Bourg-en-Bresse et Grand Bourg agglomération ont d’ailleurs reçu le prix de l’innovation de l’AFIGESE pour leur démarche lors des dernières assises. La budgétisation verte constitue une première étape, la comptabilité multi-capitaux semble en être la suite logique. Cette approche complète, systémique, va plus loin. Dans un premier temps il faudrait l’expérimenter avant d’en intégrer les principes et les règles dans un cadre normatif. Cela nécessite que l’État s’empare de la question et engage un travail sur une évolution du cadre comptable. Cela requiert un changement profond. L’AFIGESE a toute sa place dans les expérimentations à mener, sur l’analyse des pratiques, le repérage des contraintes et des points de vigilance, ou des enjeux qui peuvent différer selon les catégories de collectivités. L’AFIGESE se doit d’être au rendez-vous.

Quelles évolutions constatez-vous ces dix dernières années en matière comptable ?

Les dernières années ont été marquées par l’engagement, souvent par expérimentation, de nombreuses réformes du cadre budgétaire et comptable des collectivités, visant à renforcer la qualité des comptes (expérimentation de la certification des comptes), à moderniser et simplifier le cadre existant (compte financier unique, généralisation à venir de la M57, etc.) ou, plus récemment, à rénover le cadre juridique de la responsabilité des gestionnaires publics. L’émergence de la comptabilité multi-capitaux pourrait bénéficier du renforcement de la conscience écologique qui résulte de la crise que nous venons de vivre. La comptabilité, finalement, vise à enregistrer des flux et des stocks au service de décisions à prendre par des organisations. Une approche globale, ne se limitant pas aux capitaux financiers, ne serait que la prise en compte de l’évolution du modèle économique et des enjeux du siècle qui s’ouvre. Un beau défi pour les mois et les années qui viennent.

La budgétisation verte constitue une première étape, la comptabilité multi-capitaux semble en être la suite logique. Cette approche complète, systémique, va plus loin. 

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