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L’égalité des chances, enjeux et défis pour renouveler la fonction publique

Egalité des chances
L'un des objectifs-phares de l'égalité des chances est de diversifier les viviers de la fonction publique, en vue d’ouvrir largement les recrutements et de trouver les profils idoines pour chacun des 700 métiers recensés dans la fonction publique.
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Le 26 octobre 2021

Systématisé par le philosophe américain John Rawls, l’égalité des chances est un enjeu de territoire mais aussi un enjeu d’administration. Avec sa diversité de métiers représentatifs des différentes fonctions du corps social, la fonction publique offre un terrain d’expression privilégié pour l’égalité des chances.

« Liberté, fraternité, égalité des chances » 1 : telle est la reformulation de la devise républicaine destinée à promouvoir cette notion et mettre l’accent sur les multiples facettes de l’action publique en faveur de la concrétisation de l’égalisation des chances, en termes d’instruction, d’égalité entre hommes et femmes et de solidarité nationale. Comme bien des expressions courantes, ancrées dans les discours et dans les esprits, l’égalité des chances semble à première vue se passer de définition.

L’égalité des chances constitue en effet une notion multiforme et malléable, en fonction des auteurs et des conceptions. Au-delà de l’égalité en droit, l’égalité des chances s’intéresse plutôt aux contraintes informelles, qui ne résultent pas d’une action coercitive volontaire de la part des pouvoirs publics, mais puisent au contraire leurs sources dans les innombrables ramifications de la vie sociale, et se donne pour objectif d’atténuer les inégalités en termes de capital culturel, économique et social susceptibles d’entraver l’égalité d’opportunité de certains individus issus de milieux moins favorisés.

C’est au philosophe américain John Rawls que l’on doit d’avoir systématisé cette notion d’égalité des chances autour de deux piliers fondamentaux selon lesquels : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous2 » ; d’autre part, « les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés et attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. »

Cette notion philosophique s’inscrit désormais au cœur de l’action publique, comme en témoignent notamment la création de la fonction de préfet délégué pour l’égalité des chances en vertu du décret du 22 décembre 20053, ou la loi du 31 mars 20064 pour l’égalité des chances.

La dynamique est à l’œuvre et le chantier s’avère des plus vastes, eu égard à la multiplicité et à la variété des défis. L’égalité des chances est un enjeu de territoire, mais également un enjeu d’administration. Dès lors, quels sont les défis spécifiques de l’égalité des chances au sein même de la fonction publique, et comment les principes directeurs de l’égalité des chances s’articulent-ils avec les exigences régissant la fonction publique, dans le respect de l’intérêt général ?

Loin de n’être qu’une notion abstraite, l’égalité des chances se décline concrètement sur les territoires à travers les volets majeurs que constituent l’accès à l’emploi, à la formation, au logement : l’objectif est ainsi d’élargir les horizons, d’ouvrir des opportunités, de mettre en capacité de faire et de réussir par l’information, par l’accompagnement et la mobilisation de tous les leviers. L’accès aux emplois de la fonction publique constitue à cet égard un enjeu majeur.

Or, les chiffres révèlent de nombreuses disparités, comme en témoignent les statistiques de présentation aux concours : selon une enquête conduite en 2016 par le département des études, des statistiques et des systèmes d’information du ministère de la Fonction publique auprès de la « génération 2013 », seul un étudiant sur dix envisage de présenter un concours en 2016 ; 21 % des individus interrogés jugent en effet qu’ils sont trop sélectifs, et 17 % ne se pensent pas assez diplômés. De même, en ce qui concerne le profil des reçus aux concours, 1 % des élèves de l’École nationale d’administration (ENA) a un parent ouvrier en 2019, contre 73 % d’enfants d’au moins un parent exerçant une profession intellectuelle supérieure5.

Autre paradoxe : en 2016, les femmes constituent 62 % des effectifs des trois versants de la fonction publique, mais n’occupent en moyenne que 37 % des 23 807 postes dans les corps et emplois d’encadrement supérieur et de direction (ESD), disparité plus ou moins accentuée selon le versant concerné, puisque les femmes ne représentent que 33 et 31 % des ESD des fonctions publiques d’État et territoriale, mais occupent en revanche 49 % d’entre eux dans la fonction publique hospitalière6. Le rééquilibrage par les « flux » engagé depuis lors, ne se traduira qu’à plus long terme sur le « stock ». C’est un effort persévérant et une attention soutenue qu’il faut déployer chaque année dans les processus de recrutement, pour espérer pouvoir infléchir un tant soit peu ces tendances. Dès lors, l’égalité des chances n’apparaît pas pleinement réalisée, selon que l’on considère le sexe, l’origine sociale, ou encore le degré de diplôme ; ce alors même qu’elle se situe à l’agenda de la fonction publique depuis plusieurs années.

Avec sa diversité de métiers représentatifs des différentes fonctions du corps social, la fonction publique offre un terrain d’expression privilégié pour l’égalité des chances.

Cette offre professionnelle variée la rend accessible à un grand nombre de compétences et la constitue à l’image de la société dont elle sert les intérêts. L’enjeu est non seulement d’y accéder, mais également de pouvoir évoluer en son sein. L’égalité des chances s’inscrit en effet dans le mouvement ; elle se traduit par des trajectoires individuelles et se réalise à travers la mobilité. À cet égard, la fonction publique doit s’attacher à développer son ascenseur social intégré, par la formation, la promotion interne et la création de passerelles. Au-delà de la question prégnante de l’accès, se pose également celle de la fluidité des transitions, d’un métier à l’autre, d’une catégorie à l’autre, d’une fonction publique à une autre.

En écho au double enjeu de l’accessibilité et de la fluidité des parcours, la promotion de l’égalité des chances présente un double intérêt. L’un des objectifs-phares de l’égalité des chances est de diversifier les viviers de la fonction publique, en vue d’ouvrir largement les recrutements et de trouver les profils idoines pour chacun des 700 métiers recensés dans la fonction publique7. La conception française de la fonction publique, qui n’est « pas au service de la population mais de l’intérêt général » 8 ne se soucie traditionnellement pas de la fonction de représentativité de groupes sociaux mise en exergue par plusieurs sociologues américains. S’il n’est pas certain que le modèle de la « bureaucratie représentative » américaine ait vocation à se substituer à celui du « miroir de l’État9 », d’aucuns redoutent néanmoins que la forte homogénéité sociale, en particulier chez les hauts fonctionnaires, puisse favoriser l’uniformité et priver l’action publique française d’une sève nouvelle, source de créativité et de capacité à se réinventer.

D’autre part, la promotion de l’égalité des chances au sein de la fonction publique constitue également un avantage pour les individus, en favorisant les vocations : en effet, comme le suggèrent les statistiques précitées, de nombreux jeunes tendent à s’auto-censurer, à dévaloriser par avance leurs chances d’intégrer la fonction publique. Ces jeunes peuvent également pâtir d’un manque d’information, du fait de l’absence d’exemples dans leur entourage familial et social, constituant ainsi un obstacle invisible favorisant par ricochet ceux qui disposent d’un réseau, d’un savoir ; en somme, de codes transmis par leurs proches leur permettant de se mouvoir avec aisance dans l’univers de la fonction publique10.

Le défi central de l’accès à la fonction publique consiste donc à la rendre accessible pour toute personne, quelle que soit son origine sociale. Les inégalités d’accès à la fonction publique tendent à germer dans le terreau favorable de plusieurs types d’inégalités, notamment familiales, sociales, ou encore scolaires, lorsque l’élève évolue dans un environnement au sein duquel il n’est que rarement, voire jamais, confronté à des perspectives différentes du milieu qu’il connaît. Si la haute fonction publique n’est jamais incarnée devant lui, elle reste à ses yeux un univers inaccessible et étranger à son monde.

C’est pourquoi une approche globale, s’inscrivant tout au long du parcours des jeunes générations, constitue à n’en pas douter le moyen le plus efficace de conduire une politique réussie d’égalité des chances.

Le tout récent parcours Talents du service public s’inscrit dans cette exigence du long terme : en effet, en s’adressant en particulier aux élèves résidant dans les quartiers prioritaires de la ville et en zone rurale à partir du collège, les Cordées du service public peuvent permettre de leur faire découvrir des métiers, des voies d’accès qu’ils n’auraient, faute d’information, pas envisagées par eux-mêmes. La figure tutélaire des fonctionnaires les accompagnant doit contribuer à renforcer les liens entre la population et les fonctionnaires, et en outre permettre aux jeunes de bénéficier de la combinaison essentielle de l’information et de l’expérience concrète. La formation des prépas Talents et la création d’une voie d’accès dédiée aux concours participent également de l’objectif de rupture de l’isolement géographique, et d’atténuation des contraintes de logement ou de transport pour les publics les plus fragiles. Enfin, la volonté d’examiner les modalités des épreuves afin de repérer d’éventuels biais discriminants est susceptible de s’inscrire dans la lignée de certaines analyses repérant de tels déséquilibres dans les épreuves écrites telles que la dissertation de culture générale11.

Cependant, de tels projets ne sont pas sans limites : en effet, les épreuves orales font également régulièrement l’objet de critiques en raison de biais discriminants favorisant les élèves plus aisés ayant davantage l’habitude de l’oral12, et il s’avère sans doute impossible de concevoir une épreuve permettant de sélectionner les meilleurs, sans privilégier certaines compétences socialement marquées. L’évolution des programmes éducatifs peut à cet égard constituer une alternative vertueuse à la transformation des concours. Les cités éducatives en développement dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville offrent un cadre favorable au renforcement des savoirs fondamentaux, par l’intervention d’experts auprès des classes, par l’organisation de jeux ou de concours qui éveilleront l’intérêt et favoriseront la mobilisation des élèves. Les concours d’éloquence connaissent à cet égard une belle popularité là où ils sont proposés. Les jeunes élèves tirent des bénéfices évidents et de long terme du travail de préparation de ces concours oratoires, qui leur offre l’opportunité de forger des compétences rhétoriques indispensables pour la suite de leur parcours. D’autre part, la carte des dispositifs d’égalité des chances sur l’ensemble du territoire reste à parachever, puisque plusieurs territoires en marge des métropoles ou ultra-marins n’accueilleront pas de nouvelles prépas Talents en 2022, bien qu’ils constituent des territoires structurellement éloignés des formations d’excellence.

L’égalité des chances dans la fonction publique constitue ainsi un enjeu crucial dont les pouvoirs publics se saisissent abondamment, afin de former des « hauts fonctionnaires qui ressemblent davantage à la diversité sociale et territoriale de notre pays13 ». Face à la pluralité des défis qui en découle, il nous semble dès lors que l’un des plus sûrs moyens d’améliorer constamment les politiques d’égalité des chances est d’associer les vertus de l’évaluation systématique, à court et à long terme, de leurs impacts, à celles de l’expérimentation14, par essence plus souple et modulable, à l’image de l’ouverture entre 2021 et 2024, d’une voie d’accès spécifique aux concours de la haute fonction publique : c’est en effet en procédant par itération, en amendant les politiques adoptées et mises en œuvre, que se concrétise chaque jour un peu plus le principe directeur selon lequel « tous les citoyens sont admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » 15

  1. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/liberte-fraternite-egalite-des-chances
  2. Rawls J., A Theory of Justice, 1971, HUP, trad. en français Théorie de la justice, Éditions du Seuil, 1987.
  3. D. no 2005-1613, 22 déc. 2005, portant application de la loi organique no 76-97 du 31 janvier 1976, relative aux listes électorales consulaires et au vote des Français établis hors de France pour l’élection du président de la République.
  4. L. no 2006-396, 31 mars 2006, pour l’égalité des chances.
  5. https://www.val-de-marne.gouv.fr/Actualites/Appel-a-manifestation-d-interets-Talents-du-service-public-des-mesures-pour-les-jeunes
  6. Direction générale de l’administration et de la fonction publiques, Chiffres-clefs de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique, rapport, 2019, https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/ccegalite-2019.pdf
  7. On recensait ainsi en 2014, 261, 201 et 239 métiers respectivement dans les fonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière,
  8. Calvès G., « Refléter la diversité de la population française. Naissance et développement d’un objectif flou », Revue internationale des sciences sociales 2005/1, no 183, p. 177-186.
  9. Gaillard J.-M., L’ENA, miroir de l’État. De 1945 à nos jours, 1999, Éditions Complexe, Question au xxe siècle (cit. par Calvès G., « Refléter la diversité de la population française. Naissance et développement d’un objectif flou », op. cit.)
  10. L’un des auteurs de ces lignes n’avait ainsi jamais entendu des classes préparatoires ni des ENS avant l’année de Terminale, sur les conseils d’une de ses professeures ; cette anecdote personnelle nous semble assez révélatrice de ce problème du « dernier kilomètre » de l’information auprès des jeunes publics éloignés des formations d’excellence.
  11. Meurs D., « Les épreuves écrites des concours de la fonction publique : une barrière sélective à l’entrée », Fondation Jean-Jaurès 23 oct. 2019, https://www.jean-jaures.org/publication/les-epreuves-ecrites-des-concours-de-la-fonction-publique-une-barriere-selective-a-lentree/
  12. C’est notamment une critique récurrente à l’égard des épreuves orales des concours des grandes écoles.
  13. de Montchalin A., dossier de presse de Talents du service public.
  14. Klotz P., « Vers un service public sans discriminations : constats et propositions », Fondation Jean-Jaurès 31 mars 2021, https://www.jean-jaures.org/publication/vers-un-service-public-sans-discriminations-constats-et-propositions/
  15. DDHC, 26 août 1789, art. 6.
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