Intégrer intelligemment les émotions au travail

Développer une nouvelle culture managériale qui intègre les compétences sociales, relationnelles et transversales, décréter l’intelligence émotionnelle comme compétence d’intérêt général et l’intégrer dans la formation des managers et des agents, tel est le défi que doit relever le secteur public afin d’intégrer l’humain dans sa transformation, l’humain dans toute sa complexité et sa sensibilité.
©Antonio Rodriguez - Adobe Photostock
Le 15 mai 2021

L’intelligence émotionnelle a fait irruption dans le monde du travail depuis quelques années, en particulier dans le management. Loin d’être un simple effet de mode, le développement des compétences émotionnelles, sociales et relationnelles pourrait bien être un des ingrédients clefs de la transformation de notre culture managériale, et un formidable levier d’accompagnement de la transformation publique.

Les émotions n’ont jamais été considérées comme particulièrement utiles dans le monde du travail. Opposées à la raison et l’intellect, souvent perçues comme l’expression d’une faiblesse, d’une perte de contrôle ou d’un manque de rationalité, elles ont longtemps été malvenues, déconsidérées ou rejetées. « Ressaisis-toi », « ne décide pas sous le coup de l’émotion », etc., qui n’a pas entendu cette injonction, lancée par autrui ou par sa propre voix intérieure ? Comme si nos émotions nuisaient à nos facultés intellectuelles, à notre capacité à agir et décider « raisonnablement ».

Il est en vrai que dans certaines situations – c’est notamment le cas en période de crise, d’incertitude ou de rupture avec une habitude – nos émotions ont le pouvoir de prendre le contrôle et de réveiller chez nous ce qu’il y a de plus primitif : l’instinct de survie. Normal, l’une de leurs principales fonctions est d’agir comme un signal d’alarme pour nous alerter en cas de danger, de menace ou d’imprévu.

Pourtant, elles nous adressent des informations essentielles et interviennent de manière bien plus significative qu’on ne le croit dans nos choix et prises de décisions. Les signaux qu’elles nous envoient, cocktail d’hormones procurant des sensations plus ou moins agréables, sont non seulement utiles, mais aussi bienveillants : nos émotions sont l’expression de nos appréhensions, de nos doutes, de nos besoins ; mais elles sont aussi le révélateur de nos motivations profondes, de nos forces, de nos valeurs. Dans un monde en perpétuelle évolution, ponctuée de crises, de ruptures et de progrès fulgurants, elles sont de précieuses alliées pour nous relier à nous-mêmes et aux autres, nous adapter au monde et à notre environnement, tout en restant alignés avec nos motivations et nos valeurs profondes. Les émotions ont donc toute leur place dans le monde du travail. Ce, à condition d’aborder l’intelligence émotionnelle comme une compétence – qui par définition s’apprend, se développe et s’entretient – et non comme un faire-valoir du bien-être au travail ou de l’innovation managériale.

De l’intelligence émotionnelle aux compétences émotionnelles

L’intelligence émotionnelle fait aujourd’hui partie des cinq compétences managériales les plus recherchées par les employeurs1. Mais comment sommes-nous passés à une telle valorisation des émotions, dans un monde du travail qui a si longtemps survalorisé, particulièrement en France, le quotient intellectuel, les diplômes et les compétences techniques ? La recherche scientifique en psychologie cognitive et comportementale et le développement des neurosciences ont largement contribué à une meilleure compréhension du rôle des émotions dans nos comportements, ainsi qu’à l’émergence et la démocratisation du concept d’intelligence émotionnelle.

Nos émotions sont l’expression de nos appréhensions, de nos doutes, de nos besoins ; mais elles sont aussi le révélateur de nos motivations profondes, de nos forces, de nos valeurs.

La question des émotions a émergé dans le monde du travail dans les années 1980, avec les travaux du psychologue américain Howard Gardner sur les intelligences multiples. Rompant avec la conception étroite, mais répandue de l’intelligence, reposant principalement sur les aptitudes intellectuelles et mesurables par les tests de QI, il met en avant une multitude d’intelligences, dont deux directement liées à la compréhension et la gestion des émotions : l’intelligence intrapersonnelle et l’intelligence interpersonnelle.

La première est introspective, elle valorise la capacité à se connaître, se comprendre et se contrôler. La seconde est sociale, elle valorise la capacité à comprendre les autres, à communiquer avec eux et trouver des solutions aux problèmes relationnels. Avec cette théorie, Howard Gardner pose les fondements de l’intelligence émotionnelle, un concept qui sera popularisé quelques années plus tard par le psychologue Daniel Goleman, auteur d’une véritable bible sur le sujet2. L’intérêt des travaux de Goleman réside notamment dans le fait qu’il parvient à démontrer les liens entre intelligence émotionnelle et réussite scolaire et professionnelle.

Le savoir-faire émotionnel d’un manager – autorégulation, capacités d’écoute et de compréhension, empathie, facilités de communication, capacités à rassurer et motiver, etc. – aurait un impact important sur l’engagement, la créativité, la motivation à réussir et la santé des collaborateurs. Autre démonstration importante de Goleman : l’intelligence émotionnelle n’est pas génétique. À la différence du QI qui évolue peu à partir de l’adolescence, l’intelligence émotionnelle est pour une grande part le fruit de notre expérience et de nos apprentissages. Une thèse confirmée par les neurosciences et la découverte de la plasticité cérébrale, qui permet tout simplement au cerveau humain de changer en apprenant et en répétant de nouvelles expériences. Dit autrement : identifier, comprendre, gérer et utiliser « intelligemment » ses émotions, ça s’apprend et ça se développe tout au long de la vie. C’est d’ailleurs pourquoi, dans le monde du travail, il est plus opportun de parler de « compétences émotionnelles », et même plus largement de « compétences sociales et relationnelles » ? Car, il n’y est plus seulement question de nos capacités intellectuelles, qui nous permettent d’atteindre, sur le plan cognitif, la maîtrise d’un métier, d’une activité, d’une technique. Il en va aussi de nos capacités relationnelles, de notre rapport à soi, aux autres et à notre environnement, afin de trouver en permanence les meilleures solutions possibles dans un monde du travail de plus en plus marqué par les transformations et les réorganisations – voulues ou subies, planifiées ou lancées dans l’urgence comme c’est le cas dans bon nombre de secteurs depuis la crise sanitaire. Transformations et réorganisations qui n’échappent pas au secteur public.

Quels enjeux pour le secteur public ?

Dans le public, l’intérêt de développer l’intelligence émotionnelle dans toutes ses composantes (intrapersonnelles et interpersonnelles) est peut-être plus important qu’ailleurs. Voici pourquoi.

Humaniser la transformation, en créant un climat émotionnellement sécurisant

Au-delà de la crise actuelle qui agit comme un accélérateur, la succession rapide des réformes au cours des vingt dernières années a considérablement transformé l’environnement de travail des agents publics. Loin d’être aussi figé et statique qu’il y paraît, le secteur public bouge et se réorganise de manière importante, dans les trois fonctions publiques. Pour autant, les agents sont peu préparés, ne serait-ce que culturellement, aux restructurations. Aussi depuis plusieurs années, les enquêtes sociologiques décrivent des agents pris dans la tourmente de nombreuses réformes qui affectent leurs conditions de travail, leur motivation, allant jusqu’au sens même de leur mission. Ce à quoi viennent s’ajouter les enquêtes sur la qualité de vie et la santé au travail, révélant une forte augmentation du stress et des symptômes dépressifs. Bien sûr, certains métiers évoluent, en particulier sous l’effet de la numérisation des services publics, nécessitant le développement de certaines compétences techniques et savoir-faire opérationnel. Mais l’enjeu n’est-il pas aussi et surtout d’accompagner ces changements structurels sur le plan humain, de créer un climat de sécurité psychologique reposant sur la qualité de la communication, le non-jugement et droit à l’erreur, facilitant l’apprentissage et l’adaptation3 ? Les organisations publiques y gagneraient en matière de prévention et de gestion des risques psychosociaux, mais aussi d’acceptation et d’engagement dans le changement.

Permettre à chacun de trouver du sens à la transformation, en utilisant les leviers de la motivation

Le sens et la motivation sont des notions qui, dans le public, comptent peut-être plus que dans les autres secteurs, en particulier pour les managers et pour la jeune génération de fonctionnaires. Nombreux sont ceux qui expriment leur fierté, plus encore dans la tourmente actuelle, d’assurer une mission d’intérêt général4. Nombreux sont également ceux qui expriment la perte de sens, le manque de perspective et de motivation associée à la transformation publique5. Or, l’émotion est un ressort essentiel de la motivation.

Étymologiquement, les deux mots ont la même racine. L’émotion est, en effet, la motivation à agir. Pour activer ce que les neurosciences appellent « les circuits de la récompense » (diffusion dans le corps d’hormones du plaisir), l’humain a besoin d’émotions agréables « sécurisantes » (motivation de sécurisation), liées à ce qu’il sait faire et qu’il connaît, à la réalisation de tâches qu’il maîtrise et au fait de se retrouver dans un environnement social familier. Mais il a aussi besoin d’émotions agréables « challengeantes » (motivation d’innovation), liées à l’expérimentation, l’apprentissage de nouvelles choses, l’autonomie et la prise d’initiative. Des managers compétents émotionnellement sauront gérer de manière habile ces deux niveaux de motivation, en répondant au besoin légitime de sécurité, source de peur et de résistance, tout en stimulant les motivations et les valeurs profondes, propices à l’apprentissage et l’adaptabilité.

Améliorer la relation à l’usager, en maîtrisant le processus de contagion émotionnelle

Certes, les agents publics ne sont pas les seuls salariés à être au contact du public. C’est aussi le cas de nombreuses professions du secteur privé. Mais le service n’est pas le même, les besoins et les attentes ne sont pas les mêmes et donc la nature de la relation n’est pas la même. Un agent public sur le terrain doit répondre à une exigence très forte – de plus en plus forte – de ses « clients », usagers ou bénéficiaires de services publics. Au quotidien, du fait de ses interactions, il vit les émotions de ses interlocuteurs par voie de contagion. Parfois la gratitude et la satisfaction. Le plus souvent la colère, l’inquiétude, l’agacement, l’agressivité, le désarroi, ou tout simplement le désintérêt. Autant d’émotions dites « désagréables », « encombrantes », voire « nuisibles » quand on ne sait pas les gérer ; il n’y a pas d’émotions négatives puisque, rappelez-vous, elles sont toutes utiles. En effet, les émotions désagréables, remplissant leur rôle de signal d’alarme, sont bien plus persistantes (dans les pensées comme dans les ressentis corporels) que les émotions agréables. Développer les compétences émotionnelles de ces agents au contact des usagers, c’est leur donner les outils pour se protéger émotionnellement, mais aussi pour gérer leur relation à l’usager. Développer l’intelligence émotionnelle des managers qui encadrent ces agents de terrain, c’est leur apprendre des compétences essentielles comme l’empathie, la gratitude, la capacité à stimuler les forces et les motivations individuelles, afin de soutenir leur équipe.

Créer une soupape de décompression émotionnelle dans la crise

Depuis un an, la crise sanitaire agit comme un amplificateur d’émotions. Les agents publics, en première ligne, doivent se montrer infaillibles et donc composer avec, sans savoir comment. Résultat, dans la majorité des cas, les émotions sont refoulées, enfouies, mais jouant leur rôle de signal d’alarme, trouvent quand même le moyen de se manifester : stress, douleurs chroniques, ruminations, etc. Pour le corps, c’est comme vivre avec une sirène intérieure qui sonnerait continuellement. Un grand nombre d’agents, de managers, sont sur le qui-vive, en état d’hyper-vigilance permanent, dans l’impossibilité de relâcher la pression. En pleine crise, une soupape de décompression émotionnelle serait d’une grande utilité à titre curatif.

Décréter l’intelligence émotionnelle compétence d’intérêt général

Mais c’est le préventif, le véritable enjeu : apprendre à se connaître, comprendre la manière dont on fonctionne et dont on réagit aux différentes situations ; apprendre à se canaliser, anticiper une meilleure gestion du stress, utiliser ses ressources personnelles pour s’adapter à différentes situations ; apprendre à comprendre les autres et tirer le meilleur de ses interactions sociales ; prendre conscience de son potentiel et de celui des autres, afin de trouver plus facilement des solutions à chaque situation ; apprendre à aborder les situations sous un angle plus large et plus positif, en étant plus serein et résistant. Ces compétences ne répondent-elles pas pleinement aux missions d’intérêt général que remplissent au quotidien les agents publics ? Développer une nouvelle culture managériale qui intègre ces compétences sociales, relationnelles et transversales, décréter l’intelligence émotionnelle comme compétence d’intérêt général et l’intégrer dans la formation des managers et des agents, tel est le défi que doit relever le secteur public afin d’intégrer l’humain dans sa transformation, l’humain dans toute sa complexité et sa sensibilité.

  1. Classement du forum économique mondial de Davos, 2015.
  2. Goleman D., Emotional intelligence. Why it can matter more than QI, 1995, Bantam.
  3. Voir les travaux de Amy Edmondson, chercheuse et professeure la Harvard Business School, sur les effets de la sécurité psychologique dans le processus d’apprentissage, de résilience et de performance.
  4. Baromètre Santé CSA pour Intériale, 2020.
  5. Enquête One Point-Kantar Public, 2019.
×

A lire aussi