Revue

Dossier

Organisation territoriale : vers un large droit à la différence

Le 3 mai 2018

« Comment voulez-vous gouverner un pays qui compte plus de cent variétés de fromages ? ». Ce constat prêté au général de Gaulle a sans doute conforté les pouvoirs publics de l’époque dans leur choix d’une organisation territoriale centralisée, unitaire et peu disposée à une différenciation synonyme d’ingouvernabilité. Un demi-siècle et 37 ans de décentralisation plus tard, le sujet prend sans doute une autre dimension. La réforme constitutionnelle en projet en atteste.

À peine baissé le rideau de l’acte III de la décentralisation, la campagne des présidentielles de 2017 ouvrait pour certains la perspective d’un acte IV, donnant ainsi à la construction de la France décentralisée une dimension théâtrale dont l’épilogue est sans cesse repoussé. Le nouveau président de la République, bien qu’amateur de spectacle vivant, ne semble pas s’inscrire dans cette suite en promouvant un autre scénario en rupture : celui du droit des territoires à la différence. Est-ce à dire que ce droit est inexistant et que sa reconnaissance prend des allures de conquête ? Pas si simple.

Le modèle français d’organisation territoriale qui prévaut jusque dans les années quatre-vingt s’appuie sur deux réalités : la centralisation et l’uniformité, alors évoquées par des chefs de l’État successifs comme un impératif historique. Ainsi de Gaulle en 1968 : « L’effort multiséculaire de centralisation, qui lui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité… »1 ou encore Mitterrand en 1981 : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire… »2 alors que s’engage, sans succès en 1969 et résolument en 1981, le processus de décentralisation, rien ne vient vraiment remettre en cause le dogme de l’uniformité.

Car c’est bien la définition de cette dernière – « la ressemblance des parties d’une chose ou de plusieurs choses entre elles »3 – qui trouve à s’appliquer à la décentralisation. L’exercice d’une compétence s’effectue dans un cadre juridique identique pour toutes les collectivités dotées de cette compétence (la ressemblance des parties d’une chose), l’organisation, le fonctionnement et les compétences d’un même niveau de collectivité sont sensiblement identiques sur l’ensemble d’un territoire (ressemblance de plusieurs choses entre elles).

Une décentralisation initialement prescrite par l’État et récemment ouverte à une différenciation trop encadrée…

Ce ne fit pas débat tant le ministre de la Décentralisation de l’époque4 mena la réforme au pas de charge : la reconnaissance d’une organisation décentralisée différenciée de la République n’était pas à l’ordre du jour. Sans doute persuadé qu’avec la décentralisation on créait déjà « l’irréversible » et qu’il faudrait de plus « gérer le désordre »5, l’État préférait maintenir un cadre globalement uniforme à l’exercice de ses nouvelles libertés et responsabilités locales. Un cadre inspiré par lui, peu coproduit et finalement prescrit.

Cette uniformité est la caractéristique première des deux premiers actes de décentralisation. Celui de 1982-1988 privilégie naturellement la reconnaissance de libertés et responsabilités locales, inhérentes à une organisation décentralisée, sans permettre réellement un exercice différencié de celles-ci. L’acte II engagé en 2003-2004, confirme cette inclinaison en privilégiant un nouveau et important transfert de compétences de l’État vers les collectivités territoriales, notamment les départements6. Pour autant, cet acte II s’engage avec une réforme constitutionnelle, confirmant l’organisation décentralisée de la République7, mais laissant poindre des perspectives de différenciation.

Une forme de droit à la différence limité est en effet ouverte aux collectivités territoriales8. La Constitution, modifiée à cette fin en mars 2003, permet de déroger aux dispositions législatives et réglementaires qui régissent l’exercice des compétences des collectivités territoriales. Mais cette dérogation est particulièrement encadrée, pour ne pas dire sérieusement limitée : elle ne concerne, d’abord, que l’exercice de compétences. Elle doit être, de surcroît, prévue par la loi ou le règlement et cette dérogation demeure expérimentale pour un objet et une durée limités. Sa généralisation à l’ensemble du territoire est possible, confirmant que l’expérimentation n’est pas de nature à entretenir durablement une différenciation du cadre juridique des collectivités territoriales. Cependant, la réforme de 2003 a aussi prévu une différenciation spécifique et non limitée dans le temps avec la possibilité de créer, par la voie législative, une catégorie de collectivités territoriale autre que celles mentionnées par la Constitution, le cas échéant en lieu et place d’une ou plusieurs collectivités existantes.

L’acte III (2010-2015) veut conforter cette capacité d’adaptation des structures à la diversité des territoires. Le triptyque législatif (RCT, MAPTAM, NOTRe)9 engage un mouvement effectif vers un processus de différenciation : rationalisation de l’intercommunalité, création des métropoles et des communes nouvelles, promotion du régime de délégation de compétences entre collectivités territoriales, jusqu’à la perspective d’une fusion région-département avec le conseiller territorial unique, amorcée par la loi RCT et abandonnée par la suite.

…mais en fait encore peu utilisée

La décentralisation différenciée n’est pourtant pas encore au rendez-vous de la réforme territoriale. Le droit à l’expérimentation rendu possible depuis 2003 n’a pas convaincu les collectivités territoriales et la seule expérimentation notable – concernant la compétence du RSA aux départements – a par sa généralisation montrait que cette voie ne pouvait conduire valablement à différencier l’action publique territoriale10. Celle ouverte par la création d’organisations à statut particulier a été plus largement empruntée : Paris, Lyon et le département du Rhône, l’aire métropolitaine Aix-Marseille ou encore la Corse, témoignent d’une réelle inclinaison à adapter les structures à des besoins territoriaux distincts ; mais outre le fait qu’il s’agit de différenciations très ciblées concernant des territoires marqués par des situations spécifiques, elle consiste plus à unifier l’exercice de compétences sur les territoires concernés qu’à repenser l’organisation territoriale dans son ensemble. Quant au dispositif de délégations de compétences entre collectivités territoriales ou entre l’État et ces dernières, dont l’usage aurait pu permettre la mise en œuvre de solutions locales adaptées aux besoins du territoire, il n’a pas été utilisé comme en témoigne un récent rapport établi à la demande du Gouvernement11. Enfin, la suppression de la clause générale de compétence réduit sensiblement le champ possible de ces adaptations en privilégiant une logique de spécialisation des collectivités territoriales autres que la commune.

Le volontarisme de la Conférence nationale des territoires à l’épreuve des faits

La première Conférence nationale des territoires, réunie le 17 juillet 2017 au Sénat en présence du président de la République semble clore toute perspective d’un nouvel acte de décentralisation. Du moins de la nature de ceux intervenus précédemment. Le discours du chef de l’État est clair : « Après des années de réformes nombreuses et parfois contradictoires […] il ne s’agit pas pour moi de refaire un grand soir institutionnel. Nous perdrions du temps, de l’énergie et j’ai peur qu’en la matière d’ailleurs, le schéma parfait n’existe pas vraiment. Cela signifie qu’il n’y aura donc pas de nouvelles grandes réformes des institutions ou des collectivités et des niveaux de collectivités. »

Plus qu’une énième tentative de remettre sur l’établi le mécano territorial, le droit à la différence des territoires est à plusieurs reprises promu par Emmanuel Macron et synthétisé dans un : « Vous l’avez compris, je souhaite accompagner, encourager les initiatives, supprimer les verrous encore trop nombreux qui contraignent les territoires dans leur souhait de s’organiser mieux, en vue d’une action publique plus efficace. Cette liberté sera laissée aux élus locaux, en lien avec les représentants de l’État aussi, pour expérimenter de nouvelles politiques publiques, de nouvelles organisations des services publics, mais aussi pour innover en matière d’aménagement du territoire, d’urbanisme et pour définir notre territoire de
demain. »12 Ce volontarisme d’État est désormais à l’épreuve des faits et du droit : les premiers ne sont pas moins têtus que le second.

Un droit à la différence, mais comment ?

Le développement d’un droit à la différence des territoires, c’est-à-dire la reconnaissance d’une capacité effective de ces territoires à prendre l’initiative d’une organisation distinctive selon les caractéristiques et les besoins de ces territoires, est constitutionnellement problématique. Plusieurs principes s’opposent en effet à ce développement et font de ce droit une liberté conditionnelle :

• le caractère indivisible de la République conduit à ce que les collectivités territoriales n’ont jamais la compétence première pour déterminer les règles qui leur sont applicables : seule la loi a cette faculté.
Et si l’on rappelle souvent que « les collectivités s’administrent librement », on oublie quelques fois que c’est « dans les conditions prévues par la loi » ;

• les expérimentations évoquées ci-avant ne peuvent résulter que d’une loi organique et sont assorties d’une interdiction compréhensible de remise en cause des conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti ;

• en prescrivant qu’aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre, l’établissement d’une organisation plus hiérarchique de l’action publique territoriale est empêché ;

• enfin, le respect du principe d’égalité qui veut que toute personne placée dans une situation identique soit régie par les mêmes règles, oblige toute dérogation à être fondée sur des considérations objectives en rapport avec l’objet de la loi qui la prévoit.

Pour autant, dans un récent avis d’Assemblée13, le Conseil d’État a pu rappeler que : « Les règles et principes constitutionnels […] n’imposent pas un cadre légal uniforme et figé aux compétences des collectivités territoriales de droit commun – bien que celles-ci soient un élément constitutif de leur statut, mais ont au contraire permis des évolutions importantes et la prise en compte de situations différentes. C’est le cas plus largement encore pour les règles d’exercice des compétences. »

Mais le droit à la différence territoriale est-il vraiment porté politiquement et soutenu par une opinion publique intéressée à l’affaire ? On peut en douter. Si la classe politique et les élus évoquent régulièrement la nécessité de poursuivre le processus de décentralisation, notamment par une reconnaissance plus ample de ce droit, sa définition, l’étendue de ce droit et ses modalités de mise en œuvre se heurtent à plusieurs difficultés :

• de principe d’abord, avec les débats classiques et clivants à propos du modèle général d’organisation de l’État, faisant encore s’opposer nostalgiques de l’État unitaire centralisé et promoteurs d’une forme de fédéralisme ;

• par ailleurs, de quelle différenciation parle-t-on ? Celle relative à l’attribution des compétences : différentes selon des collectivités d’une même catégorie ? Ou celle relative à l’exercice des compétences : leurs modes, règles, procédures, etc. ?

• d’autre part, l’étendue de ce droit à la différence reste à préciser, face notamment à l’attachement de nos concitoyens au principe d’égalité, à la résorption des fractures territoriales et à la lutte contre les égoïsmes territoriaux. Ils perçoivent, notamment, que ces derniers peuvent s’accentuer dans une organisation différenciée, voire s’exacerber comme le montrent à leurs yeux le dossier « Corse », les tentatives séparatistes récentes en Espagne ou les consultations locales sur l’autonomie en Italie ;

• enfin, la modification du cadre d’attribution et d’exercice des compétences locales nécessite une révision constitutionnelle, exercice d’autant plus périlleux qu’il s’exercerait, en la circonstance, à l’occasion d’une révision constitutionnelle plus ample dont le projet présenté récemment par le Gouvernement fait actuellement opposition.

La promotion de l’affectio societatis territorial…

« Pas de nouveau big bang territorial imposé d’en haut. » Ainsi, comme l’indique le dossier de presse de la première Conférence des territoires : « La stabilité prévaudra mais la liberté sera laissée aux collectivités, qui le souhaitent, d’adapter leur organisation aux réalités locales, que ce soit par des fusions de communes, de départements, ou l’approfondissement du fait métropolitain. »

La voie est-elle désormais ouverte à une nouvelle approche des libertés et responsabilités locales laissant une place à un droit à l’initiative et à la reconnaissance d’une expérimentation moins contraignante ? Mais alors comment rendre compatible cette « liberté laissée aux collectivités » avec « une stabilité qui doit prévaloir » ? Peut-être dans un scénario permettant l’exercice d’une liberté, mais conventionnelle et garantissant une stabilité autorisant néanmoins quelques modifications impératives.

La liberté conventionnelle peut être promue au travers de ce que nous appellerons : l’ « affectio societatis territorial ». Cette dernière notion peut se définir comme la démarche volontaire de personnes de collaborer, sur un pied d’égalité en vue de mener une action commune conforme à leur intérêt. Ce terme, utilisé en droit des sociétés, peut traduire la souplesse nécessaire à l’organisation de l’action publique territoriale en fonction des besoins des territoires, souplesse qui ne peut être obtenue que dans un cadre conventionnel délimité par la loi.

Un dispositif de type consortium14 pourrait être étudié. Il constituerait, dans un premier temps le mode d’organisation de l’expérimentation de cette liberté conventionnelle. Il s’agirait donc, d’abord, d’une démarche volontaire de collectivités laissée à leur initiative, résultant de délibérations conformes de leurs assemblées, éventuellement assortie d’une consultation de leur population. Portant sur un champ large, défini par la loi, ce consortium, conventionnel et expérimental intéresserait tant des mesures d’organisation (mutualisation de services, budget commun, instances délibératives communes) que l’exercice des compétences des collectivités ainsi associées (transfert, délégation). Soumise à une expérimentation d’une durée limitée (trois années), cette dernière serait à l’issue, soit abandonnée, soit confirmée selon les mêmes formes ayant prévalu à son établissement, sans qu’il soit besoin, tel que le droit actuel y contraint, de la généraliser15.

Sans pour autant se priver de mesures plus contraignantes

La loi doit pouvoir imposer par ailleurs, dans ce mouvement qui s’annonce, les adaptations d’organisation différenciée du territoire lorsque ces adaptations recèlent un intérêt national majeur (compétitivité des territoires, résorption de fractures territoriales, cohérence institutionnelle) et ne trouvent pas à se concrétiser par la seule initiative locale.

Cette intervention législative palliant des carences de l’initiative locale pourrait concerner notamment la réorganisation de la gouvernance de l’aire urbaine parisienne ou le transfert de compétences, en zones urbaines denses et importantes, entre département et métropole à l’exemple du modèle lyonnais. On pense, de même, à la fusion de communes ou de départements ruraux afin de constituer des ensembles atteignant un seuil minimal indispensable à une action publique locale viable.

Pour être « admissible » constitutionnellement, au regard notamment du respect du principe d’égalité, cette différenciation d’origine législative ne pourrait avoir toutefois qu’un caractère limité et répondre à un intérêt général résultant de la nécessaire prise en compte des situations différentes que connaissent certains de nos territoires.

Certains verront peut-être dans ce diptyque « liberté conventionnelle expérimentale-contrainte législative » un risque de confortement du très dénoncé « mille feuilles territoriales ». Pourtant, il ne s’agit pas d’empiler verticalement de nouvelles structures mais, bien au contraire, de privilégier une vision horizontale du territoire par laquelle les espaces territoriaux adaptent leur organisation aux besoins identifiés.

Si comme l’a souligné le président de la République, « les territoires en réalité savent mieux l’organisation qui est la plus pertinente pour eux », il faut désormais leur en donner les outils juridiques : c’est la voie à privilégier. Mais la différenciation territoriale peut aussi se heurter à des égoïsmes locaux que la loi doit pouvoir dépasser. C’est bien un scénario d’équilibre entre liberté et contrainte qui peut permettre d’avancer. Le chemin sera long et difficile : raison de plus pour ne pas tarder à l’emprunter.

1. Discours de Lyon du 24 mars 1968.
2. Annonce au Conseil des ministres du 15 juillet 1981.
3. Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. (en cours de rédaction).
4. Il s’agissait de Gaston Deferre.
5. Formule utilisée par le ministre lors de sa présentation du projet de loi de 1982.
6. L., 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales.
7. L. const., 28 mars 2003, relative à l’organisation décentralisée de la République.
8. On évoque ici le régime prévu à l’article 72 de la Constitution et concernant les collectivités territoriales de la métropole.
9. Lois des 16 décembre 2010, 27 janvier 2014 et 7 août 2015.
10. Une décentralisation du RSA d’ailleurs à nouveau questionnée lors des récents débats entre le Gouvernement et les départements concernant le financement des allocations individuelles de solidarité.
11. Rapport  de l’IGA, « Délégations de compétences et  CTAP : de nouveaux outils au service de la coopération territoriale »,mai 2017 ; www.interieur.gouv.fr
 12. Le Premier ministre a rappelé cette orientation lors du congrès des départements, le 20 octobre 2017.
13. Avis  no 393651, 7 déc. 2017, sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d’une même catégorie et des règles relatives à l’exercice de ces compétences, NOR:INTX1728235X
14. Le consortium est une entente de plusieurs personnes morales souhaitant coopérer à la réalisation d’un objet précis d’intérêt commun ; sans personnalité morale, ce groupement, temporaire, n’est tenu par aucune règle spécifique ou particulière puisque aucun texte ne réglemente le consortium. C’est bien l’affectio societatis de ses membres et de ce dont ils conviennent, par convention, qui gouvernent le consortium.
15. Dans l’avis du Conseil d’État précité, celui-ci souligne que : «  L’expérimentation préalable d’une dérogation est utile pour permettre au législateur, ou au pouvoir règlementaire, de mieux apprécier toutes les incidences possibles de son autorisation, et mieux garantir, par les modalités de son autorisation, les intérêts publics en cause. Aussi le Conseil d’État estime-t-il que l’autorisation de déroger à une loi ou un règlement régissant l’exercice d’une compétence d’une collectivité territoriale devrait être précédée d’une expérimentation. »

×

A lire aussi