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L’écologie, source de la métamorphose de nos institutions publiques

Le 19 juillet 2019

Nous sommes désormais entrés de plain-pied dans le moment écologique. Nos institutions actuelles vont-elles pouvoir se convertir à cette pensée de la relation et de l’indétermination ? Et les collectivités locales vont-elles pouvoir engager cette métamorphose indispensable ?

Il n’y a pas de doute qu’il faille changer le logiciel de l’action publique, et d’ailleurs pas seulement territoriale. Mais le terme même de « logiciel » interroge. Cette notion se rattache à une vision algorithmique du monde, comme la pointe avancée contemporaine de la civilisation moderne techno-scientifique fondée sur la toute-puissance de la rationalité.

Or, de plus en plus de penseurs estiment que nous sommes en train de changer, non pas seulement de logiciel au sein de la pensée rationnelle du monde, mais ouvertement de civilisation, ce qui est beaucoup plus engageant et délicat. Car si une institution publique est liée à une civilisation, que se passe-t-il pour elle, quand on bascule d’une civilisation à une autre, c’est-à-dire d’une cohérence de croyances et de valeurs, à une autre qui lui est radicalement différente ?

N’est-ce que pas pourtant ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux avec l’épuisement de la promesse d’une vie toujours meilleure appuyée sur la puissance technique et son idéal du progrès ?

Notre avenir n’est plus en effet à l’abri sous l’aile, que nous avons crue protectrice, de la science et de la technique. Les travaux sur l’effondrement des sociétés humaines éclairent comment les interactions complexes entre les humains et le milieu naturel conditionnent leur vie ou leur mort, et comment le durcissement de leurs croyances peut les conduire à leur perte. Or, notre civilisation n’est pas plus que d’autres immunisée contre l’impasse de ses propres croyances.

Les géologues nous apprennent que nous avons changé d’ère géologique. Nous sommes entrés dans celle de l’anthropocène avec l’humanité devenue une force géologique, impactant directement tous les écosystèmes. L’histoire humaine et l’histoire naturelle sont indissolublement liées, faits politico-sociaux et faits écologiques ne pouvant plus être dissociés. Ce qui, paradoxalement, les unit est la puissance de la vie et son effervescence dans la multiplicité des relations entre les humains, les vivants et les éléments de la nature. L’affaiblissement de la biodiversité ne peut pas de pas toucher négativement l’humanité.

Il y a donc urgence à basculer sans tergiverser vers l’avenir, sans se laisser aller à des pensées nostalgiques et réactionnaires.

Nous avions cru que, progressant dans la connaissance des lois que nous avons qualifiées de scientifiques, nous allions, comme le promettaient Bacon puis Descartes, nous rendre dominateurs, maîtres et possesseurs de la nature. Nous découvrons, depuis peu, que la nature revient avec force en nous imposant son fonctionnement propre, non seulement par le climat, mais aussi par la raréfaction des ressources dites « naturelles ». Nous ne pouvons plus ignorer que l’économie-monde va en être très fortement affectée.

Le moment écologique

Nous ne savons donc plus de quoi demain sera fait. Ce qui est certain, c’est que demain ne sera pas tissé de la croyance en la maîtrise du futur.

Pour la modernité fondée sur la rationalité qui prévoit et planifie, la science des sciences est la mathématique. Pour la civilisation émergente fondée sur la vie, la science des sciences devient l’écologie, science des interactions au sein des écosystèmes. Nous sommes désormais entrés de plain-pied dans le moment écologique, celui-ci étant un moment fondamentalement indexé sur la vie et les relations entre tous les vivants.

L’écologie est d’ailleurs plus qu’une science, c’est une manière d’être au monde, une philosophie. « L’écologie, c’est comprendre les lois de la vie avec leur beauté, leur mystère », nous dit Pierre Rabhi1. Elle affirme la concrétude du cosmos. Elle est un antidote à l’abstraction du monde enclenchée par la modernité. Elle nous « ré-enracine » dans un milieu de vie où les choses ne sont plus des objets et nous pas seulement des sujets, car nous existons comme corps mouvants en interactions fondamentales et vitales avec les autres vivants et non-vivants. Elle nous fait tous tenir ensemble sans exclure, sans nier, sans dominer. L’écologie, établie au cœur d’une telle philosophie, n’est nullement une contrainte, mais d’abord amour, joie et espérance. Elle devient alors source d’une profonde créativité et d’une responsabilité heureuse parce qu’unique et irremplaçable. Elle nous dit que la vocation de l’humanité n’est pas d’accaparer mais de servir et d’honorer toute la diversité de la vie. Elle est une philosophie de l’espérance contre la pensée de l’effondrement.

Au cœur de cette nature en perpétuel devenir, et aussi parmi les hommes, du tout neuf, du complètement inédit, est encore en gestation, est en train de naître, et émerge discrètement ici et là, loin de la rationalisation, de la modélisation et de la déshumanisation forcenée du monde. Il se pourrait bien que les espoirs qui s’y expriment soient notre chance d’enrayer la catastrophe annoncée par les glaciologues, les climatologues et les éthologues. De ces frémissements, encore peu visibles, sont en train d’apparaître des nouvelles façons de vivre et de coopérer, des nouvelles règles qui reçoivent l’adhésion de ceux qui les bâtissent et qui les vivent. Ce sont les signes de la métamorphose de nos institutions ou les germes de nouvelles. Si nous sommes capables d’identifier les valeurs qui les sous-tendent et de les nommer, nous faciliterons et accélérerons leur émergence.

De vives interrogations sur les fondements des institutions publiques

Toute communauté humaine, quelle qu’elle soit, incarne dans des institutions, sa sensibilité, ses croyances et ses valeurs communes c’est-à-dire ses convictions sur la nature de la réalité, ses mémoires partagées et ses affects communs. Celles-ci préservent la paix civile, la justice entre tous, la vie quotidienne de chacun. Elles ouvrent à la joie d’exister soi-même et en lien avec les autres, d’agir ensemble pour un bien commun, de symboliser un destin partagé. Les institutions sont les lieux des règles de l’agir et du vivre ensemble.

Les questions qui nous préoccupent sont les suivantes : que se passe-t-il quand les croyances et les valeurs communes se transforment ? Quand l’ethos entre en mutation ? Que deviennent alors les institutions existantes ? Comment sont générées de nouvelles institutions avec l’émergence de nouvelles croyances, de nouvelles confiances, c’est-à-dire à partir d’une nouvelle foi que nous allons partager ensemble ? Y a-t-il continuité avec une réforme des institutions en place ou rupture avec la disparition des unes et l’apparition des autres ? L’observation socio-anthropologique montre qu’habituellement on assiste à des catastrophes socio-culturelles dont tout ou partie de la société est victime et qui peuvent entraîner un déchaînement de violences.

La période dans laquelle nous sommes entrés, intermède entre deux moments civilisationnels, est donc dangereuse, nous le voyons et le pressentons bien. Il y a donc urgence à basculer sans tergiverser vers l’avenir, sans se laisser aller à des pensées nostalgiques et réactionnaires. Nous sommes pour une part encore dans un tunnel, mais la lumière n’y est pas absente et les plus aiguisés d’entre nous, toutes les fibres captantes de leur intuition en alerte, ont perçu son appel et s’y dirigent. D’ailleurs ces énergies nouvelles nous irriguent déjà pour qui a changé de lunettes. Il suffit de s‘y plonger et de les porter au jour.

Sans aucun doute, des permanences dans les valeurs sont à l’œuvre et traversent les décennies et les siècles. Toutefois, pour être fidèles à l’esprit de ces temps nouveaux, les fondements de ces institutions devront contenir les valeurs qui honorent et protègent toute vie et s’inscrire dans un monde fondamentalement incertain, c’est-à-dire dont beaucoup des événements qui surgissent sont imprévisibles.

L’écologie nous dit que la vocation de l'humanité n'est pas d'accaparer mais de servir et d'honorer toute la diversité de la vie. Elle est une philosophie de l’espérance contre la pensée de l'effondrement.

Nos institutions actuelles vont-elles pouvoir se convertir à cette pensée de la relation et de l’indétermination ? Vont-elles se rendre suffisamment plastiques pour épouser et féconder cette réalité déstabilisante et contradictoire ? Vont-elles reconnaître la dignité de chacun, de chaque être humain comme de chaque être vivant, pour une fraternité généralisée ? Les collectivités territoriales vont-elles être inconditionnellement hospitalières à la vitalité dérangeante des citoyens de leur territoire ? Vont-elles être le lieu de l’accueil pacifiant des controverses qui s’y déploient ? Questions cruciales qu’il convient désormais ne plus éluder si les collectivités territoriales et plus généralement les institutions publiques veulent réussir leur fructueuse métamorphose.

1. Le Naire O., Pierre Rabhi, semeurs d’espoirs. Entretiens, 2013, Domaine du possible, Coédition Colibris-Actes Sud.

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