L'anthropocène et les géo-communs, les nouveaux horizons de l'IGN

Sébastien Soriano annonce la nouvelle stratégie de l'IGN le 24 novembre à Paris
Sébastien Soriano, le directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), présente le 24 novembre à Ground Control, à Paris, les « nouvelles ambitions » de l’IGN. La représentation cartographique n’est jamais neutre, elle exprime toujours une intention. « Les Big Tech proposent des cartes gratuites qui nous enferment, nous dominent. Il faut se poser la question du contre-modèle », a mis en garde Sébastien Soriano. L’IGN entend ainsi jouer un rôle à son échelle en favorisant les géo-communs, des ressources produites et gérées collectivement, « selon une gouvernance ouverte ».
©JN
Le 7 décembre 2021

Face aux bouleversements écologiques et directement concurrencé par les géants du numérique, l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) est contraint de se réinventer, de changer d’échelle et de renouveler son modèle pour poursuivre sa mission d’intérêt général. À l'ère du big data et de la géolocalisation tous azimuts sur smartphone, l'IGN doit accélérer sa transformation.

 

À l’occasion d’une soirée organisée à Ground Control, une ancienne halle de tri postal de la SNCF située près de la gare de Lyon à Paris, Sébastien Soriano, son directeur général, a présenté les « nouvelles ambitions » de l’IGN. Priorité sur la production de cartes pour observer et alerter sur l’anthropocène, gratuité des données, cartographie 3D du territoire grâce à la technologie Lidar HD, lancement d’une fabrique des « géo-communs », création d’un guichet « cartographe du service public », vaste plan de recrutement et de formation… 

 

L’IGN s’est fixé 10 chantiers prioritaires autour de 3 axes forts dans le cadre de son contrat d’objectifs et de performance 2020-2024 et fruit d’une démarche de concertation « géo-communs : avançons ensemble ! » dont la consultation vient de s'achever. Pour matérialiser cette mutation, l’Institut prend désormais pour signature « IGN changer d’échelle ».

« Ce que je souhaiterais partager avec vous ce soir, ce sont les étoiles vers lesquelles on peut essayer d’emmener maintenant la cartographie publique » : c’est sur le ton de la confidence, à la manière des keynotes empruntés au monde des startups, devant un écran géant projetant des cartes satellites ou en 3D, que Sébastien Soriano - arrivé en janvier dernier à la tête de l'établissement - a détaillé la stratégie de l’IGN pour les prochaines années. Une feuille de route déjà engagée par son prédécesseur.

Une nouvelle posture de sentinelle de l’anthropocène

Citant l’épopée de la famille Cassini[1] ou le mouvement de « la cartographie radicale » qui s’attache à déconstruire des modèles de domination par les cartes, le directeur général a dévoilé ce que sera la mission de son institut dans les prochaines années : un observateur des transformations écologiques du territoire.

« Notre métier, c’est de décrire la terre, et aujourd’hui la particularité de la terre, c’est qu’elle est confrontée à des changements d’une brutalité et d’une rapidité totalement inédite (…) Notre but ultime est de rendre compte de ces changements brutaux ». L’IGN va ainsi recentrer sa mission sur la production de cartes de l’anthropocène pour mieux évaluer l’impact du changement climatique et ainsi documenter, alerter et outiller les décideurs publics.

Nuage de mots fabrique des géo-communs

Pour rappel, l’anthropocène désigne la période géologique dans laquelle nous viendrions d’entrer qui succéderait à l’holocène. C'est l’hypothèse d'une transformation d’ampleur géologique de la planète causée par les humains, provoquant des catastrophes naturelles en série, la multiplication des méga-feux, la fonte des glaciers, la montée des eaux qui s'intensifient chaque année... Parmi les premiers chantiers cartographiques de l’IGN figurent des sujets d’actualité comme l’artificialisation des sols, le potentiel de la biodiversité, l’état de santé des forêts ou encore de l’évolution des bocages et des haies.

« Nous allons mettre toutes nos forces de production dans la cartographie de l’anthropocène », a expliqué Sébastien Soriano.

Comme pour illustrer cette nouvelle orientation sur les enjeux écologiques majeurs et les données géographiques nouvelle génération,  la direction de l’IGN a convié durant la soirée quatre personnalités engagées sur ces questions en guise de sources d’inspiration.

Laura Magro, directrice adjointe en charge du développement scientifique du Centre d'études et d'expertises en biomimétisme (CEEBIOS), a défendu le biomimétisme qui consiste à s’inspirer de la nature pour innover de manière durable :

« La nature est un grand labo de R&D à ciel ouvert, un modèle de résilience en matière de gestion de l’eau, de partage de l’information, de mobilité ou encore de fabrication de matériaux », selon Laura Magro. 

La forêt en est l’illustration parfaite, avec la sève des arbres (« un modèle de mécanique des fluides »), le bois (« une légèreté mécanique et très résistant »), des grillons (« des capteurs de flux d’air dont l’énergie est de l’ordre de quelques photons »), des papillons (« les antennes détectent des partenaires dans un environnement de 10 kilomètres »), du lierre (« fonctionnalité d’adhésion comme la colle »), des toiles d’araignée (« la soie des toiles rivalise avec l’acier »), des ailes de coccinelle (« qui se plient, sont compactes et déformables). Pour cette ingénieure, le vivant peut être vu comme une boussole pour relever le défi de l’anthropocène.

Deuxième intervenant : Adrien Guetté qui fait partie des géographes ayant réalisé une carte de la France sauvage lors du dernier Congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Pour la première fois, une carte de France montre les espaces sauvages préservés de toute activité humaine à partir des bases de données d’occupation du territoire de l’IGN. « Nous avons défini des seuils à partir desquels la biodiversité serait en rupture en matière de conservation de la nature afin d’orienter les politiques publiques », a expliqué le géographe.

La carte, dans ce cas précis, est bien un outil d’aide à la décision pour contribuer à l’objectif de protéger de manière réglementaire 30% des aires naturelles dans le cadre de la nouvelle stratégie nationale pour les aires protégées marines et terrestres.

Chloé Clair, directrice générale de NamR, une entreprise française de la deeptech, est venu parler ouverture des données et opportunités de collaboration et de génération de valeur entre public et privé. Sa mission : enrichir la donnée publique (open data) pour la rendre actionnable et interopérable sur l’ensemble du territoire. « NamR s’est donnée pour ambition d’écrire le monde physique par la donnée, de collecter des données en open data, de les travailler, de les géolocaliser, de les croiser, pour reconstituer les formes des bâtiments, des territoires et de l’environnement », a-t-elle précisé. Son intervention avait pour but de montrer toute l’utilité de tisser des alliances entre startups et acteurs publics, ce que souhaite développer l’IGN.

Enfin, la députée du Lot Huguette Tiegna (2e circonscription), et auteur d’un rapport d’information à l’Assemblée nationale sur le biomimétisme, a témoigné de l’importance de disposer de cartes précises pour aider à la décision en collectivités.  « Les collectivités ont besoin de cartes pour s’orienter et appliquer par exemple des mesures législatives, comme la loi climat et résilience », a-t-elle expliqué, prenant l’exemple du Parc naturel régional des Causses du Quercy où l’innovation cartographique devrait consister, selon elle, à faciliter les mesures locales.

IGN, changer d'échelle

Le nouveau rôle de l'IGN comme vigie des changements climatiques et acteur des géo-communs prend désormais pour signature « IGN changer d’échelle ».

Enjeux technologiques et montée en compétences pour produire des cartes dynamiques

Pour montrer ces changements rapides, accroître la précision et le traitement des données, l’enjeu est de disposer des technologies nouvelles capables de le faire et des compétences en interne. « Nous avons deux grands défis technologiques : la production de millésimes grâce au croisement de données géographiques (satellite, vue aérienne, données 3D en Lidar…) et l’accélération du traitement de l’information grâce à l’automatisation et à l’intelligence artificielle (IA) », a précisé Sébastien Soriano. C’est pourquoi l’IGN lance deux autres chantiers prioritaires dans le cadre de sa nouvelle feuille de route : le programme LIDAR HD pour produire des cartes en 3D de la France entière (2021-2025) et un vaste plan de recrutement et de formation. L’IGN a prévu de recruter entre 100 et 150 personnes dans les nouveaux métiers de l’IA, de la data science, de l’altimétrie 3D, de la géovisualisation, du développement agile… et de former en interne le personnel via son école, l’ENSG-Géomatique.

Développer les géo-communs pour construire un modèle alternatif aux GAFAM

La représentation cartographique n’est jamais neutre, elle exprime toujours une intention. « Les Big Tech proposent des cartes gratuites qui nous enferment, nous dominent. Il faut se poser la question du contre-modèle », a mis en garde Sébastien Soriano. L’IGN entend ainsi jouer un rôle à son échelle en favorisant les géo-communs - les communs numériques géographiques - des ressources produites et gérées collectivement, « selon une gouvernance ouverte ». L’objectif est de mobiliser l’écosystème autour de défis partagés, se nourrir de la richesse des communautés et développer les partenariats avec les industriels et les startups pour construire ce contre-modèle. Après l’ouverture de ses données le 1er janvier 2021, l’IGN va ainsi lancer une « place à communs » qui fonctionne comme une place de marché mais pour les communs. Des « appels à communs » seront organisés pour résoudre des défis en mode collaboratif, une « Fabrique des géocommuns » est en cours de préfiguration pour accueillir et développer des projets et une « Géoplateforme » sera ouverte pour héberger et partager les géodonnées. Parmi les premiers projets de la fabrique pourrait ainsi figurer une application pour smartphone alternatif à Google et Apple respectant la liberté des utilisateurs et co-construite à partie des données IGN.

Un Street view libre et ouvert et une base routière navigable enrichie, deux exemples de géo-communs avec OpenStreetMap France

Acteur pionnier et majeur des communs géographiques, OpenStreetMap France (OSM) a répondu à la consultation publique « géo-communs avançons ensemble » lancée par l'IGN en soulignant l'importance de deux projets à développer en commun, un « street view libre et ouvert» et une base routière navigable qui ne doit pas se limiter à l’usage routier motorisé, mais inclure aussi le réseau cyclable, voire à terme piéton. OSM indique également les conditions qui lui semblent nécessaires à la réussite de telles réalisations. Voilà un exemple de co-construction rendue possible par la démarche des géo-communs, avec un écosystème riche, dynamique et largement engagé dans les modèles du libre.

Plus d'infos : Géo-communs, chiche !

« Nous voulons construire une petite usine dans la République capable de produire des motifs cartographiques régulièrement sur des thèmes de politiques publiques », a aussi précisé le directeur général de l’IGN.

Car, parmi les 10 chantiers de cette nouvelle feuille de route, un guichet « Cartographe du service public » sera mis en place pour aider les administrations centrales ou les collectivités locales à co-produire leurs propres cartes comme outils de médiation et de pilotage des politiques publiques. Héritier d'une longue histoire, l'IGN entend, avec cette nouvelle stratégie, jouer un rôle central dans la production, le traitement, l'exploitation et la valorisation des données géographiques à l'ère du numérique et des chocs climatiques.

[1] La carte de Cassini ou carte de l'Académie est la première carte topographique et géométrique établie à l'échelle du royaume de France dans son ensemble.

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