Web

Tribunes

Talents du Service Public : le service public mérite mieux

Le 18 février 2021

Le gouvernement a annoncé la création du dispositif “Talents du Service Public” pour favoriser la diversité au sein des corps de la haute fonction publique. On peut saluer la volonté politique et demander, bien sûr, à aller toujours plus loin, plus vite. Certes, un seul dispositif ne permet pas de remédier à une situation d’inégalités systémiques. L’association La Cordée l’a souligné en dénonçant le fait que “l’Université et les écoles sont un lieu d’endogamie sociale” et en appelant une réforme d’envergure du système scolaire et d’enseignement supérieur. On peut aussi regarder le sens politique de cette réforme, et par là, questionner sa capacité à répondre véritablement aux enjeux de discriminations dans la fonction publique.

 " When there’s no name for a problem, you can’t see a problem. When you can’t see a problem, you can’t solve it. Kimberly Crenshaw

 

“Please try to remember that what they believe, as well as what they do and cause you to endure does not testify to your inferiority but to their inhumanity. James Baldwin

 

Il y a l’idée, dans ce dispositif, qu'il faudrait sortir du lot les plus méritants des classes les moins favorisées et plus largement des “minorisés” pour qu'ils rejoignent le “peuple élu” des hauts fonctionnaires. Mais pourquoi ne pas les encourager à rejoindre tous les postes de la fonction publique ? « La vraie question, ensuite, c’est d’ouvrir davantage les postes de catégorie A à la diversité, car ils sont bien plus nombreux que ceux de A+ » a indiqué, à ce sujet, François Deluga, président du CNFPT. Plus largement, cette promotion de la haute fonction publique est notamment l’illustration qu’ils concentrent des salaires corrects (ou élevés)[1], une qualité de travail et des responsabilités[2]. Et puis, c’est une drôle d’idée, de vouloir vider la fonction publique “normale” de ses potentiels talents, à moins que l’on considère qu’ils n’ont pas besoin de s’y trouver. Et, là, on décèle un problème - observé - de compréhension des modalités selon lesquelles se fait l’action publique, et plus généralement on fait société.

L’idée d'ascenseur social est d’ailleurs révélatrice d’un biais de raisonnement : on aide certains à “s’en sortir” en maintenant la logique d’une hiérarchisation de milieu social, qu’il faudrait toujours gravir.

Il est véhiculé l’idée que la « diversité » serait une représentation visible de minorités stéréotypées incluses dans une majorité ambiante. C’est un terme à connotation fortement raciale. En terme d’imaginaire, lorsqu’on parle de « diversité » on pense tout de suite à une pluralité de “couleurs de carnation”. On s’imagine tout de suite cette fameuse «France black-blanc-beurs». Alors que, par exemple, lorsque l’on parle d’une « diversité de genre » - qui reste binaire – C’est le mot « égalité » qui est choisi. De la même façon, c’est le vocable d’ « inclusion » qui connote tout de suite le handicap.

En réalité, la « diversité » est un terme inventé pour signifier l’effort des classes blanches et dominantes d’accepter de se mélanger un peu avec des personnes de classes populaires, souvent issues de l’immigration et racisées.

On retrouve aussi la volonté d’aider les pauvres à s’en sortir, comme s’il était nécessaire d’assister leur réussite. Mais les assistés ce ne sont pas les pauvres, ce sont les riches. Par ailleurs, comme l'explique Nesrine Slaoui : “Quand on vient des quartiers populaires, quand on est issu de l'immigration, simplement pour être écouté et respecté, il faut être extraordinaire. Les pauvres devraient avoir le droit d'être banals, médiocres même, sans être méprisés."[3] Et enfin, quand il est dit que “Tous ceux qui aspirent à servir l’intérêt général – qu’ils soient dans les quartiers, dans la périphérie des villes ou dans nos campagnes – doivent avoir cette chance.”, nous sommes induits en erreur. Ce n’est pas une chance, c’est un droit. Le droit d’accéder aux charges publiques, sans autre distinction que les compétences. Droit qui, par ailleurs, est déjà marqué d’un biais de faisabilité, des conditions matérielles de possibilité d’une telle entreprise.

Arriver à de hautes fonctions lorsque vous êtes issu des minorités (raciales, économiques etc.) nécessite une sur-adaptation à un environnement non familier. L’incorporation et la reproduction des codes et normes en vigueur dans la classe dominante[4] sont souvent intégrées dans la douleur, puisqu’elles entrent en contradiction avec les normes, codes et valeurs initiales de l’individu.

Ce qui est pointé du doigt lorsque ces parcours « hors-normes », « issus de la diversité » sont salués publiquement, c’est au fond, leur capacité à s’être oubliés, à avoir solubilisé leur identité première au profit d’une identité prescrite, leur permettant de survivre en se fondant dans le moule. En cela, il leur est donc demandé, en effet, de valoriser leur propre trajectoire selon un récit exclusivement positif, qui ne rendrait compte que du résultat final sans considérer la difficulté du chemin. Il est souvent difficile pour ces personnes de dénoncer les discrimination une fois arrivée à de hauts postes,soit parce qu’elles ont tant intériorisées les mécanismes, qu’elles croient également à leur propres récits de réussite, sans conscience (ou si d’ailleurs) d’être instrumentalisée[5], soit parce que toute dénonciation les mettrait en péril.[6] Combien de fois une personne dénonçant une violence subie se voit reprocher d’être pointilleuse, de manquer d’humour (de casser l’ambiance non pas en soirée mais à la machine à café), d’être agressive ou encore de nuire à la cohésion du groupe, et de remettre en cause notre modèle d’universalisme républicain ?

Enfin, ce dispositif associe la question de la lutte contre les discriminations à celle de la diversité sociale et territoriale.

Mais, par exemple, le rapport l’Horty a montré des discriminations sur l’origine du nom de famille au sein de la fonction publique. Plus largement, si on articule l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789, sur lequel prend appui le Gouvernement[6] avec l’article 225-1 du Code Pénal[7] on peut se rendre compte que les discriminations - de genre, de handicap, d’apparence physique, de religion … - sont multiples et intersectionnelles. Le respect de ce droit d’accès aux métiers de la fonction publique doit prendre en compte leur pluralité et leur interactions.

Que l’on reconnaisse ou non les discriminations de nos modalités d’accès et d’évolution dans la fonction publique, nous sommes dans un système où on observe des différences et des violences. Selon Dominique Meurs, on est face à une discrimination dite « fonctionnelle ».

Cette notion nous vient de l’arrêt Griggs v. Duke Power Co rendu en 1971 par la Cour Suprême des Etats-Unis qui énonce que  “toute procédure d’embauche qui aboutit à des taux de succès différents selon les groupes identifiés par le titre VII du Civil Rights Act doit être fondée sur des critères correspondant aux besoins de l’emploi concerné.”

Dans cette logique, demandons-nous, que les concours et les recrutements publics soient discriminants ou non, si la sur-représentation au sein des hauts fonctionnaires d’une population, celle globalement des personnes blanches, valides et sur-diplômées (et plus précisément des hommes, blancs, valides, hétérosexuels et sur-diplômés), est nécessaire à la défense de l’intérêt général et au bon fonctionnement de l’Etat.

On peut questionner des heures ce qui vient d’être écrit, ou aussi se demander comment faire pour en finir avec cette situation anti-constitutionnelle, et dysfonctionnelle pour notre action publique et donc notre société.

  1. Écouter la voix des concernés. La parole est désormais plus libérée, les victimes parlent et nous n’écoutons pas.
     
  2. Nommer ces discriminations, les reconnaître dans leurs aspects les plus visibles comme les plus insidieux,  en mettre en place de véritables systèmes d’objectivation et d’identification de celles-ci
     
  3. Consolider et visibiliser des chiffres montrant l’aspect structurel et intersectionnel de ces discriminations
     
  4. Parler aux privilégiés et s’attaquer aux privilèges. Le racisme est un problème de blanc-he-s. Le sexisme est un problème d’hommes. Le validisme est un problème de valides ...
     
  5. Mettre en place une politique d’égalité, de lutte contre les privilèges et en faveur de l’émancipation à travers, par exemple, la revendiquation d’une lutte contre l’invisibilisation (et le refus de l’idée de discrimination positive), la mise en place de voies effectives de signalement de ces discriminations, l’identification des freins structurels rencontrés par les personnes qui “n’osent pas” se lancer dans des voies qu’ils considèrent être pour d’autres
     
  6. Valoriser tous les métiers de la fonction publique en termes de salaires, de responsabilités et de représentations, soit engager une valorisation moins systématique du diplôme, des activités du secteur tertiaire mondialisé, de la valeur monétaire et des compétences rares, et considérer davantage les personnes et les métiers qui remplissent des fonctions essentielles à la vie en société.

On peut ne pas être d’accord avec les propos de ce texte. Rappelons-nous que le racisme, le sexisme, l’homophobie, bref toutes les discriminations ne sont pas des opinions mais des délits. On peut reconnaître les faits énoncés dans ce texte, et se dire que cette politique d’égalité des chances est un premier pas et qu’elle ne peut pas, dans tous les cas, aggraver la situation. Alors, rappelons-nous les mots d'Hannah Arendt : “Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal.” 

 

[1]Sur la dévalorisation structurelle et symptomatique des métiers essentiels à notre société, il faut lire les propos de Camille Peugny https://www.liberation.fr/france/2020/03/24/cette-crise-rend-visibles-ceux-qui-sont-d-ordinaire-invisibles_1782955/?utm_medium=Social&utm_source=Facebook. La leçon inaugurale d’Alain Supiot au Collège de France nous rappelle aussi que le champ de l’emploi de la fonction publique doit sortir du marché du travail

[2] Cette promotion de la haute fonction publique est aussi le signe que l’on considère toujours que pour fonctionner un groupe social a besoin de “sachant”, de leader, de chef. Pourtant ce n’est pas si évident, et questionner cette idée oblige à se pencher sur le devoir d’obéissance hiérarchique, inspiré du modèle militaire napoléonien d’obéissance aux ordres, mais ne remet pas en cause le principe démocratique et de respect de la hiérarchie des normes. L’article date de 2013 mais a le mérite d’être synthétique et compréhensible :

[3] Nesrine SLAOUI, Illégitimes, 2021, Fayard.

[4] Selon Dominique Meurs, qui a travaillé sur la question dans le cadre d’une recherche de l’Ined en partenariat avec la DGFAP, la fonction publique se caractérise - aussi - par une inégalité liée au “ curriculum invisible” que sont nos savoirs, compétences, représentations, rôles, valeurs que l’on acquière au cours de notre vie, notamment notre enfance, sans que cela soit objectiver par l'école ou le milieu professionnel. Voir : Mireille Eberhard, Dominique Meurs et Patrick Simon, Construction d’une méthodologie d’observation de l’accès et du déroulement de carrière des générations issues de l’immigration dans la fonction publique, Paris, Ined, 2008. Voir aussi : Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Éditions de Minuit, 1964.

[5]A ce sujet, voir les critiques sur le concept de self-made-man et l’inspiration porn

[6] «Tous les citoyens sont admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789

[7] Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d'autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. Constitue également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes morales sur le fondement de l'origine, du sexe, de la situation de famille, de la grossesse, de l'apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, apparente ou connue de son auteur, du patronyme, du lieu de résidence, de l'état de santé, de la perte d'autonomie, du handicap, des caractéristiques génétiques, des mœurs, de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre, de l'âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de la capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée des membres ou de certains membres de ces personnes morales.

×

A lire aussi