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Michel Lussault : « Avec l’anthropocène, il s’agit de réinventer des cultures de cohabitation »

Michel Lussault
Michel Lussault
©Stéphane Cordobes
Le 9 août 2023

Michel Lussault est géographe et professeur à l’École nationale supérieure (ENS) de Lyon. Il a conçu et dirigé l’École urbaine de Lyon (EUL), premier lieu de recherche, de formation et d’expérimentation en France consacré à l’anthropocène.

L’accélération des crises – environnementale (incendies de forêt et sécheresses, pour L’accélération des crises environnementale, sanitaire, etc., rend palpable une situation terrestre inquiétante. À quoi nous sommes réellement confrontés ?

Le moment anthropocène que nous traversons est inédit dans l’histoire de l’anthropisation de la planète. C’est la première fois que nous sommes confrontés à deux processus de globalisation qui se mettent en relation et enclenchent des boucles de rétroaction dont on ne sait pas trop ce qu’elles vont donner. D’un côté, celui de l’urbanisation planétaire, qui prend ses racines dans le xixe siècle thermo-industriel, mais qui s’accentue considérablement après 1950 et bouleverse l’intégralité des sociétés et leurs espaces. Elle change profondément l’écoumène, y compris dans les espaces qui n’en semblent pas marqués mais qui contribuent au fonctionnement du système urbain. De l’autre côté, le processus de globalisation qui résulte du forçage des systèmes biophysiques planétaires causé par les activités humaines : ce changement global concerne l’entièreté du système planétaire et se manifeste à toutes les échelles synchroniquement. Nous avons donc une sorte de mise en système de deux fonctionnements qui entretiennent des boucles de rétroaction : l’urbanisation vectorise le changement global, qui vectorise l’urbanisation, qui vectorise le changement global.

Plus que des crises, vous semblez décrire une transformation dont la profondeur risque de bouleverser irréversiblement nos modes et territoires de vie.

C’est une nouveauté absolue pour l’espèce humaine : nous n’avons jamais vécu sur une planète massivement urbanisée comme celle-ci – à 8 milliards d’êtres humains – ni sur une planète confrontée au changement global. Cette boucle nous conduit face à ce que j’appelle « une crise de l’habitabilité planétaire », c’est-à-dire à un moment où se pose la question de savoir quels espaces, si ce n’est toute la planète, vont être menacés dans leur habitabilité humaine et non humaine. Ce n’est pas une crise environnementale classique à laquelle des solutions politiques, technologiques, économiques, classiques d’adaptation d’un fonctionnement ou même de transition vers un fonctionnement plus vertueux pourraient répondre. Nous sommes aujourd’hui face à des exigences de réorientation. La réorientation, c’est ce qui est nécessaire quand nous sommes désorientés. Aujourd’hui, nous sommes profondément désorientés. À la désorientation anthropocène causé par ce changement intégral du décorum, il faut substituer des réorientations qui ne sauraient être univoques, mais au contraire multiples et différenciées. Pas une martingale comme celle que l’on essaie de nous vendre et qui nous permettrait de ne pas faire l’effort de penser ces réorientations.

Votre emploi du « nous » laisse supposer que la conscientisation de la situation est générale. A-t-on vraiment atteint ce niveau de maturité ?

J’ai commencé à m’intéresser à l’anthropocène à partir de l’urbanisation planétaire et du contraste entre l’affirmation de puissance du système urbain et l’évidence de sa vulnérabilité, sa sensibilité flagrante aux endommagements divers qui le fragilisent. Aujourd’hui, beaucoup de gens ressentent cette globalisation et sa vulnérabilité, et perçoivent ce « quelque chose » qui touche leur vie et de celle des autres humains, synchroniquement, à l’échelle de la planète. Il y a cette sorte de trouble qui saisit tout le monde parce que de plus en plus de faits flagrants le montrent. Cette prise de conscience apparaît même chez ceux et celles qui se dissimulent encore le fait qu’il va falloir bifurquer même s’il y a paradoxalement une sorte de crispation, de « politique du pire », de volonté d’aller tout au fond de l’impasse comme si on ne pouvait pas arrêter le système thermo-industriel technologique. La société civile me semble, quant à elle, prête à bouger. La vraie question que nous avons à gérer n’est pas celle de la conscientisation des habitants de la Terre, mais celle de savoir pourquoi la puissance publique et les opérateurs privés n’engagent pas la réorientation écologique.

Dans les territoires, les postures sont encore diverses : le déni, une méconnaissance, un mal-être diffus et de plus en plus, un vertige par rapport au défi que nous devons relever.

J’aime bien cette idée du vertige. Le vertige, c’est ce qui saisit l’être humain quand ce que Camille de Toledo nomme la « vie nue » 1 se rappelle à notre bon souvenir. Les êtres humains ont comme travers, en tant que sapiens narrans, de s’enfermer dans des bulles narratives par lesquelles ils dénient en permanence ce qu’il en est de leur condition humaine véritable, c’est-à-dire leur exposition à la vulnérabilité et à la mort. Le vertige surgit lorsque ces récits se déchirent et qu’on prend en pleine figure le rappel de ce qu’est notre condition, à la fois individuelle et collective. « La condition humaine », c’est aussi le titre d’un livre d’Hannah Arendt2 qui nous ramène à cette interrogation fondamentale et à la capacité de donner du sens à notre expérience terrestre, notre expérience humaine de cohabitant de la Terre. L’anthropocène, c’est ce moment où collectivement nous sommes saisis du vertige devant le retour de la question de l’habitabilité terrestre.

Si la situation n’était pas si grave, on pourrait sourire de ce retour de la vulnérabilité qui est quand même la question philosophique, religieuse et le ressort de la création artistique depuis des siècles.

La vulnérabilité n’est pas créée par la situation anthropocène. Toute habitation humaine est vulnérable parce que la vulnérabilité est une condition de l’existence individuelle et collective. On ne peut donc pas dire que le moment anthropocène crée la vulnérabilité, mais on peut dire qu’en raison même de la façon dont nous avons construit notre habitation planétaire, nous avons créé des situations d’exaspération de cette vulnérabilité au sens où cette vulnérabilité devient plus systémique. Elle est maintenant une vulnérabilité planétaire et globale et non plus une vulnérabilité d’individus ou une vulnérabilité locale. La covid-19, c’est un moment d’épreuve où nous avons pris conscience de cette vulnérabilité globale qui est exaspérée, globalisée, systématisée, qui touche tous les aspects de la vie, y compris les édifices de puissance qu’on nous disait être totalement à l’écart. Rien n’est à l’abri. Devant cette vulnérabilité, que faisons-nous ? Soit, nous allons plus loin, en quelque sorte, dans cette bulle narrative et habitationnelle où l’on prétendait pouvoir se protéger de tout et y compris de la vulnérabilité individuelle. Soit, nous acceptons la vulnérabilité et on en fait le fondement d’un nouveau projet éthique et politique, en inventant des formes de cohabitation juste pour le plus grand nombre d’humains et autant que faire se peut qui permettent aussi de garantir aux non-humains vivants avec lesquels nous cohabitons un droit d’existence.

Ce nouveau projet éthique et politique ne s’inscrit-il pas dans la philosophie du soin promue par Joan Tronto3 ?

Avec L’avènement du monde4, j’ai commencé à écrire sur l’attention à consacrer aux espaces de vie, à partir de cette idée du « porter attention » (care) de Joan Tronto. Depuis, j’essaie d’acclimater ma réflexion sur l’habitation humaine à la théorie du « care ». On ne peut pas aborder la question du « care » sans aborder d’abord la question de la vulnérabilité. Toute vie est vulnérable et l’intention profonde de la vie, c’est d’assurer la viabilité du vivant. Il n’est pas illogique que l’espèce humaine ne fasse pas exception à cette règle. La question, ce sont les conditions qu’on choisit pour cela. Je ne suis pas de ceux qui congédient en quelque sorte l’espèce humaine du théâtre terrestre ou qui lui dénie la légitimité d’avoir à assumer la survie de l’espèce. Assumer cette vulnérabilité intégrale du vivant, du premier souffle jusqu’à la fin, et assurer le vivant face à cette vulnérabilité, essayer de se l’approprier et de s’y ajuster, c’est justement le projet du « care » qui devient le répertoire des pensées et des actes que nous devons inventer individuellement et collectivement pour assurer notre vie avec cette vulnérabilité. Mais si l’on prend au sérieux cette idée du « care », c’est pour moi la philosophie politique la plus radicale qui soit, la plus bouleversante.

Le soin tel que vous l’évoquez passe par une sortie de notre anthropocentrisme moderne et la nécessité d’élargir notre considération aux non-humains. C’est un tournant anthropologique majeur.

L’élargissement à tous les vivants, et même aux non-vivants, est un pas considérable. Nous sommes dans l’interdépendance avec les vivants, mais aussi les éléments non-vivants du système biotique et abiotique, du système biophysique, biochimique et physique planétaire. Depuis le début de l’expérience humaine, nous avons toujours été des extracteurs. L’extractivisme commencé avec les hominidés, avant même les sapiens. Le cueilleur-chasseur est déjà un extracteur. Le propre de la cueillette et de la chasse humaine est déjà la logique d’extraction parce qu’on sait aujourd’hui que les cueilleurs-chasseurs sont dans une logique jardinatoire en quelque sorte, donc dans une logique d’extraction. Il faut se mettre dans cette longue perspective de l’histoire des hominidés. Je pense que l’extraction est un des avantages comparatifs de l’espèce. Nous sommes donc dépendants, en particulier des vivants non-humains. Le « care » anthropocène serait ce moment où on arriverait à penser toutes nos interdépendances et à leur donner une place dans nos délibérations politiques. Plutôt que de se dire dès qu’il y a une ressource que je dois l’extraire, il s’agit de se demander : que peut-on mettre en place comme forme de délibération collective et politique avec les vivants non-humains ? Puisque nous sommes dans une relation d’interdépendance, que décidons-nous de faire par rapport à ce vivant, ou à cet inerte, qui peut faire ressource ? Comment briser le cercle de l’automaticité du passage de la ma-tière à la ressource, du vivant à la ressource ? L’enjeu n’est pas seulement de redéfinir un rapport à ce que l’on appelle abusivement la « nature », c’est-à-dire un rapport aux éléments biophysiques du système planétaire. La question est aussi de redéfinir du même mouvement l’ensemble de ce à quoi nous nous relions lorsque nous habitons, puisque nous nous sommes toujours, en tant qu’habitant des cohabitants avec un nombre d’agences d’entités et de réalités absolument innombrables. Donc, en réalité, ce n’est pas d’inventer une nouvelle nature – qui serait pour certains écologistes une sorte de nature mythifiée –, mais d’inventer une nouvelle économie relationnelle qui refonderait l’habitation humaine de la Terre, les vulnérabilités et les interdépendances en recomposant en quelque sorte un autre monde, au sens de la composition des mondes de Philippe Descola. Camille de Toledo parle d’un besoin d’encoder différemment nos expériences humaines, en énonçant d’autres récits de cohabitation avec tous les autres, humains et non-humains, vivants et non vivants.

La réorientation écologique à mettre en œuvre pour cohabiter dans l’anthropocène est donc fondamentalement culturelle ?

L’anthropocène ne renvoie pas qu’à une spéculation philosophique ou à une conceptualisation scientifique, il nous oblige à engager profondément une réflexion sur nos imaginaires, nos capacités narratives, nos esthétiques, nos façons de raconter notre expérience d’humain sur Terre. Le chantier anthropologique est historique, absolument vertigineux et on ne peut plus le différer. Pour le mener à bien, la science et la politique ne sont pas suffisantes à elles seules. Il ne suffit pas de rationaliser le politique par la science et de politiser la science. Ce dont il s’agit, c’est de réinventer des cultures de cohabitation. C’est là où le champ de l’art et la création est absolument indispensable, mais non pour s’embarquer avec de pures et exclusives visées esthétiques, mais pour retrouver un peu de ce qui se jouait sur la scène du théâtre grec antique, cet espace et ce temps où la communauté des humains pouvait éprouver collectivement une expérience anthropologique, celle de la cohabitation dans la cité et par le spectacle offert, penser ses rites, coder ses pratiques et ses répertoires, réfléchir à ses codages.

Seul le champ de la création permet cette expérimentation-là. Je ne sépare pas la culture anthropologique et la culture dite « cultivée » puisque, c’est la même avec des régimes particuliers. La scène, le musée, l’atelier de l’artiste, l’endroit où l’on danse, ce sont des espaces dans lesquels on va scénographier la cohabitation humaine. Par les œuvres, on scénographie l’expérience humaine et on en retire les pages d’un livre, des photographies… Comme toute scénographie, ça passe par des techniques, par des manières de montrer, de faire entendre, de placer en situation d’observation et d’écoute. Pour moi, tout cela est de l’ordre de ce que j’appelle « la scénographie de l’expérience humaine de cohabitation ».

L’œuvre d’art pour l’œuvre d’art ne m’intéresse pas. Je peux l’apprécier, mais pour moi, elle n’est pas là où elle devrait se situer. On me dira qu’il y a aussi une culture purement distractive qui produit une sorte d’expérience affinitaire importante. Ces expériences affinitaires sont de fait aussi des expériences anthropologiques. Toutefois, je pense que les œuvres d’art les plus radicales, et les plus intéressantes sont toujours celles qui, fût-ce obliquement, mettent à nu sapiens et son expérience. Qu’elles travaillent le fond du langage, les pulsions les plus terribles ou les aspirations les plus absconses, il y a toujours un moment ou un autre dans une œuvre qui fonctionne, c’est-à-dire qui performe, quelque chose qui fait que le spectateur est pris, troublé, happé par une proposition qui l’émeut, qui le met en mouvement parce que cette proposition parle de lui en tant qu’individu et dans sa relation au monde.

Les créations artistiques ce sont simplement des registres particuliers de cohabitation humaine qui nous permettent de nous scénographier, de provoquer et nourrir la réflexivité c’est-à-dire de faire en sorte que nous ne soyons pas aveugles à nous-mêmes.

  1. de Toledo C., Une histoire du vertige, 2023, Verdier, Collection jaune.
  2. Arendt H., The Human Condition, 1958, University of Chicago Press.
  3. Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, 2009, La Découverte, Textes à l’appui/Philosophie pratique.
  4. Lussault M., L’avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, 2013, Seuil, La couleur de idées.
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