La redirection écologique gagne les collectivités locales

Inspiré des travaux du designer australien spécialiste de l’anthropocène Tony Fry et de Bruno Latour sur les questions d’atterrissage, le concept de « redirection » renvoie à deux idées principales : d’une part, les paradigmes du développement durable, de la responsabilité sociétale des entreprises, de la transition énergétique (voire, aujourd’hui, de la résilience) ne permettent plus de penser la nouvelle situation écologique et climatique, et, d’autre part, un alignement urgent des organisations et entreprises vis-à-vis des limites planétaires est requis.

Pour les tenants de cette approche, les enjeux écologiques ne peuvent se réduire à une somme de problèmes techniques à résoudre qui font croire que nos modes de vie pourraient être maintenus tels quels à la simple condition qu’on change les moyens utilisés pour y parvenir.en dessinant une nouvelle direction commune.

Cette approche plus radicale pour faire face à l'urgence écologique, encore marginale il y a quelques années en France, et à laquelle nous avons consacré un numéro spécial au Printemps 2021 «Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires», gagne progressivement en influence, sous l'impulsion d'Alexandre Monnin, Diego Landivar et Emmanuel Bonnet.

Ces trois compères sont à l'initiative d'une formation de haut niveau le Master of Science «Strategy & Design for the Anthropocene», porté conjointement par l'ESC Clermont Business School et Strate, École de design Lyon, et accrédité par la Conférence des grandes écoles. Lancée en 2020, en pleine crise sanitaire, cette formation unique en France et en Europe a pour objectif de préparer de futur·es diplomé·es aux enjeux de l'anthropocène et de la redirection écologique de manière opérationnelle. Depuis quatre ans maintenant, elle forme une nouvelle génération de "redirectionnistes" pour faire évoluer les outils de pilotage dans les organisations privées comme publiques.

Des « territoires sentinelles » face au changement climatique

Submersion marine, partage de l’eau, questions énergétiques et alimentaires, foncier en tension, devenir d’équipements, choix d’urbanisation … les collectivités territoriales doivent aujourd'hui faire des choix «majeurs» ou «radicaux». Elles sont désormais toutes sujettes à des interrogations complexes sur la durabilité de leur modèle, l’orientation de certaines politiques publiques et leur mode d’organisation, voire sur l’habitabilité future de certains territoires. Quelle acceptabilité de ces transformations en externe et en interne ? Comment cheminer avec l’ensemble des acteurs pour repenser et rediriger les projets pour atteindre les objectifs fixés d’atténuation du changement climatique? C'est autour de ce fil conducteur et de ces questions essentielles que se sont retrouvés les participant.e.s.

Ce séminaire à Angers s'inscrit dans le cadre des dix engagements du CNFPT en faveur de la transition écologique annoncés à Bordeaux en mars 2023. Pour Bruno Gemin, référent transition écologique de la Délégation Pays de la Loire du CNFPT, à l'initiative de cet évènement, l'objectif est de faire atterrir le concept de redirection écologique. «La redirection écologique, c'est une autre façon de piloter l'action publique et un nouveau paradigme pour engager la transformation écologique des collectivités territoriales», explique-t-il.

Des exemples de renoncements pour s'aligner sur les limites planétaires

Après une introduction aux enjeux d'habitabilité du territoire et de renoncements par Alexandre Monnin, philosophe de la « redirection écologique », une discipline qu’il a cocréée, à l’ESC Clermont Business School, la matinée a été ponctuée d'interventions prouvant que les impacts forts et violents du changement climatique sont déjà là, et que ce n'est malheureusement que le début... 

Des « territoires sentinelles » ressentent très concrètement les effets inédits des changements climatiques. L’un des gros enjeux de la redirection, c'est de faire accepter les renoncements à des politiques d’aménagement du territoire qui ne sont plus alignés sur les limites planétaires. Il y a encore trop souvent une vision dominante d’un développement économique sans limites…

Parmi les exemples de renoncement, la Communauté Urbaine de Caen la mer a suspendu un projet d'aménagement urbain de 2500 logements sur un ancien site industriel situé en zone inondable, suite aux dernières prévisions de submersion établies par le GIEC Normandie. La montée des eaux et les nouveaux aléas climatiques (pluies soudaines et intenses) ont eu raison de ce projet. Pour Emmanuel Renard, vice-président en charge de l'aménagement et du foncier à la Communauté Urbaine de Caen la Mer, « en juin 2023, on était juridiquement pas coupable mais responsable ; et pour cette raison, nous avons décidé d'un arrêt du projet initial. Et il y a eu des larmes (...) La gouvernance ne peut plus être la même et doit accepter la notion de limites, le renoncement a une vertu pédagogique.»

La montée du niveau de la mer dans le port de Brest, mais aussi les enjeux très importants des ressources en eau en Bretagne, notamment dans le département du Finistère, ont été également abordés. Valérie David, DGA Espaces Publics et Environnement à Brest Métropole, a rappelé l'importance de l’enjeu de sensibilisation des agents à la Métropole de Brest, dont le port fait l’objet de projets de développement d’activités en dépit des prévisions d’élévation du niveau de la mer. Noémie Saint-Hilary, directrice de la société publique locale Eau du Ponant qui dessert 100 000 abonnés et près de 300 000 usagers, soit un tiers de la population du Finistère, a rappelé que « sur l'enjeu de l'eau, nos organisations gèrent les infrastructures… pas la ressource jugée inépuisable ».

Andrea Angioletti, consultant en redirection écologique, est revenu sur les conséquences de l’(in)assurabilité des territoires et l’enjeu de développer une ingénierie de la prévention. Face à la multiplication des aléas climatiques, les assureurs font face à une diminution de leur capacité à garantir l’assurabilité des territoires.

Le rapport 2023 de l'université des Nations unies sur les Risques de Catastrophes Interconnectées, publié fin 2023, attire l'attention sur le fait qu'en raison du changement climatique, de plus en plus de territoires seront inassurables, «ce qui témoigne de l'ampleur du sujet », pour Andrea Angioletti.

L’aménagement de demain ? Comment repenser le paradigme du développement et de l’(a)ménagement territorial pour mettre en œuvre la sobriété foncière ? Quelle gouvernance, nouvelles formes démocratiques pour préserver, partager nos ressources ? Comment favoriser une vision systémique et avec quelle « boussole » territoriale ? Comment s’orienter, planifier et avec quels appuis dans le cadre limites planétaires? Comment valoriser le dialogue social et ses parties prenantes ? Qu’est-ce que le projet de sécurité sociale de la redirection écologique ? La transformation des organisations et du travail Ce qui bouge déjà dans certains métiers, comment entraîner la dynamique et avec quel dialogue social ? Comment connecter les métiers aux enjeux et travailler la résilience des organisations ? Comment valoriser ces compétences pour une meilleure attractivité des collectivités ? Toutes ces questions thématiques ont fait l'objet d'ateliers durant l'après-midi.

Institut de formation des cadres, l'INSET d'Angers contribue à l'accompagnement des changements et des mutations des collectivités territoriales. Les deux prochains événements qu'il organise pour "agir pour la transition écologique" sont une journée sur la transition écologique juste et le travail social le 19 mai 2024 et les Rencontres nationales de l’ingénierie territoriale les 20 et 21 juin 2024 sur le thème "Mobiliser les compétences pour réussir la transition écologique".