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ActualitésAlexandre Monnin : «Il faudra renoncer à certaines choses pour maintenir l'habitabilité de la planète»
Alexandre Monnin est philosophe et enseigne la « redirection écologique », discipline qu’il a cocréée, à l’ESC Clermont Business School. Cofondateur avec Diego Landivar du laboratoire de recherche en sciences sociales Origens Media Lab, il vient de publier Politiser le renoncement (Divergences, 160 pages), son deuxième ouvrage qui prolonge son plaidoyer en faveur de la «redirection écologique», dont Horizons publics a consacré un hors-série au printemps 2021.
Ce concept de redirection renvoie à deux idées principales : d’une part, les paradigmes du développement durable, de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), de la transition énergétique, de la résilience (voir aujourd’hui de la sobriété) ne permettent plus de penser la nouvelle situation écologique et climatique, et, d’autre part, un alignement urgent des organisations et entreprises vis-à-vis des limites planétaires est requis.
Partenaire média de la Biennale des villes en transition du 8 au 11 juin 2023 à Grenoble, notamment d’une journée de recherche-action « Redirection toute ! » organisée le 9 juin 2023 au Muséum de Grenoble, la revue Horizons publics est allée à la rencontre d'Alexandre Monnin pour savoir ce qu'il entend par "politiser le renoncement" et quels sont les premiers retours d'expérience des collectivités en matière de «redirection écologique».
Inscriptions https://lnkd.in/em2GcPEC
Est-ce que les organisations (privées et publiques) ont entamé cette «redirection écologique» ou bien sommes-nous encore dans des opérations de «verdissement» ou de «greenwashing»?
En effet, pour le dire très vite, la redirection écologique se différencie d'autres approches (qui ont chacune leurs mérites et leurs limites) telles que le développement durable, la RSE, les critères ESG, etc. en ceci qu'elle part du principe qu'il ne sera pas possible de tout verdir ni de tout rendre efficient, et qu'il donc faudra renoncer à certaines choses pour maintenir l'habitabilité de la planète. En particulier, évidemment, ce qui la dégrade et qu'il ne s'agit ni de rendre plus durable ni plus efficient. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'efficience n'a plus droit de cité. En revanche, il faut bien cadrer les gains d'efficience pour éviter les effets-rebonds et mettre en avant l'importance d'apprendre à renoncer à ce qui n'est pas (ou ne devrait pas être) viable. La question des arbitrages figure donc au cœur de cette approche. Dans l'éventualité où nous ne pourrons (ni ne devrons) collectivement maintenir l'existant, comment arbitrer et selon quels critères ? J'en propose trois : de manière démocratique, anticipée et non-brutale (autrement dit, en prenant en compte les attachements vis-à-vis de ce à quoi il faudra renoncer). Un responsable politique me disait récemment que personne ne voulait arbitrer. C'est en effet un rôle ingrat et, qui plus est, les savoirs et les dispositifs qui permettent de poser cette question de manière démocratique font très largement défaut. Pour autant, les acteurs publics et privés y sont de plus en plus confrontés. L'Anthropocène fait irruption dans tous les secteurs : qu'il s'agisse de stations de ski confrontées à l'absence de neige, du recul du trait de côte qui va nécessiter des évacuations, de ces maires qui, dans l'Est de la France, ont décidé de suspendre la délivrance de permis de construire afin de préserver la ressource en eau ou encore d'entreprises donc le produit est appelé à disparaître, dans tous les cas, des institutions et ces organisations sont confrontées à des bifurcations inédites. En parallèle, de plus en plus de revendications tournent autour du fait d'abandonner des projets jugés inutiles, des technologies que José Halloy qualifie de zombies (exemple les SUV) ou encore des dispositifs synonymes de mal-adaptation, on songe évidemment aux conflits autour des méga-bassines.
Qu’entendez-vous exactement par « politiser le renoncement », et quel message avez-vous souhaité faire passer dans cet essai ?
Dans le sillage d'Héritage et Fermeture, cet essai entend prendre au sérieux la perspective du renoncement. Comment renoncer en dépassant le simple slogan ? Dans quelles conditions ? Qui détermine ce qui est viable et ce qui ne l'est pas ? Et comment faire pour que cette question soit appropriée démocratiquement en lien avec des enjeux de justice (parler d'arbitrage amène ipso facto à interroger le caractère juste ou injuste des arbitrages en question) ? Non pas un renoncement technocratique, contre les populations, ni capitalistique, énième figure de la destruction créatrice, mais un renoncement démocratique. Je pose cette question en lien avec les enquêtes que mes collègues et moi menons avec nos étudiant-es, à partir d'un arrière-plan très pratique. L'autre enjeu concerne le fait de ne pas vouloir, en avançant cette perspective du renoncement, ajouter du mal au mal. Autrement dit, le renoncement, la fermeture ou le démantèlement ne doivent pas devenir des gestes virilistes, validistes ou réactionnaires. Renoncer mais à condition de prendre en compte d'autres situations et perspectives. C'est pourquoi je parle de "milieux impurs" : il ne s'agit pas de nous reconnecter à une nature (ancienne ou remise au goût du jour au nom du vivant) mais de faire un inventaire de à quoi il nous fait renoncer et, corrélativement de ce que nous souhaitons collectivement maintenir afin de protéger les personnes déjà vulnérabilisées. En ce sens, il ne s'agit pas de mener un combat ontologique pour la Nature ou le Vivant ou contre la Technique mais de conduire des enquêtes beaucoup plus fines pour comprendre des situations réelles, bien plus intriquées que ce que ces luttes métaphysiques laissent invariablement entendre.
Les « communs négatifs » sont au centre de votre réflexion. Pourriez-vous revenir sur la notion de « communs négatifs » et nous donner des exemples concrets ?
Bien sûr. Cette notion a été forgée pour la première fois par Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, deux sociologues écoféministes, au début des années 2000. Je le rappelle car Maria Mies vient tout juste de disparaître, le 5 mai dernier. Pour ma part, je parle plutôt de communs négatifs afin de renverser la perspective des communs élaborée par Elinor Ostrom, qui s'intéressait à la préservation de ressources jugées positives. Dans l'Anthropocène, des réalités moins sémillantes se multiplient et vont continuer à le faire : sols pollués, infrastructure à l'abandon, pollutions, etc. Qu'en faire ? Quel soin leur apporter collectivement afin que les populations limitrophes ne pâtissent pas de leur présence dans le plus grand abandon ? Il ne s'agit pas de simples "externalités négatives", autrement dit, de conséquences malheureuses de nos activités mais de conditions sine qua non. D'autre part, j'emploie cette notion pour désigner des réalités controversées, dont certains groupes ou collectifs soupçonnent qu'elles nuisent à l'habitabilité de la planète. Des technologies, des modèles d'affaires, etc. dont la trajectoire est remise en cause. C'est aussi une manière de politiser l'héritage problématique qui est le nôtre (en particulier dans le Nord global) afin d'exercer un nécessaire devoir d'inventaire.
Les activités humaines sont responsables des bouleversements de l'écosystème planétaire. La preuve, sur les 9 limites planétaires établies en 2009 par une équipe de scientifiques conduite par Johan Rockström pour le Stockholm Resilience Center, nous en avons déjà dépassé 6 : le changement climatique, l'intégrité de la biosphère, la perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore et au cours des derniers mois, celle des polluants chimiques et du cycle de l'eau douce. En quoi votre « écologie du démantèlement et du renoncement » peut-elle nous aider à y faire face ?
Le cadrage en termes de limites ou "frontières" planétaires est important car il permet de dépasser une vision trop centrée sur le climat (qui n'est qu'une limite parmi les neufs). Pour autant, elle laisse de côté un élément très important : nous ne dépendons pas seulement de la biosphère mais aussi de la technosphère, à savoir l'ensemble des constructions humaines, pour notre survie à court terme. Or, laisser croître la technosphère et dégrader un peu plus la biosphère, à court et moyen termes, n'est pas une option. Il nous faut donc emprunter une ligne de crête, qui n'est pas un centrisme mou, loin s'en faut, mais un rejet de ces deux écueils que sont la tentation de rompre d'un coup d'un seul avec nos dépendances à des milieux de plus en plus artificiels et le business as usual de la destruction créatrice, de la croissance voire du carbo-fascisme.
L’échelle territoriale est-elle pertinente pour engager cette redirection écologique ?
Toutes les échelles le sont car aucune n'est "la bonne" ! Pas plus l'échelle globale de l'introuvable gouvernance mondiale du climat que l'échelle plus locale, écrasée par des contraintes qui lui échappent. Il faut travailler à les croiser toutes, ce qui est loin d'être évident. Les collectivités sont, plus que d'autres acteurs (l'Etat en particulier), confrontées au surgissement de l'Anthropocène. Elles ne disposent d'ailleurs d'aucun vade-mecum pour y faire face. Et ce d'autant plus que les politiques publiques sont contradictoires, ce que l'on ne souligne pas assez : des mesures profondément anti-écologiques côtoient des actions d'atténuation et d'adaptation, parfois ambitieuses mais toujours trop isolées. Tout ceci est illisible, pour le citoyen comme pour les collectivités. Si des mesures ponctuelles vont parfois dans le bon sens, cela ne s'accompagne pas d'une mise en cohérence de toutes ces actions qui nécessiterait un changement de modèle en profondeur.
Horizons publics est partenaire média de la biennale des villes en transition du 8 au 11 juin 2023 à Grenoble, notamment d’une journée de recherche-action « Redirection toute ! » organisée le 9 juin au Muséum de Grenoble, dont l’objectif est de partager et présenter des premiers retours d’expériences en collectivités. Y – a – t-il des méthodes et outils éprouvés pour lancer sa collectivité dans la démarche ?
Je dirais - et cela rassurera sans doute nombre d'acteurs - qu'il ne s'agit pas ici d'affirmer la supériorité d'une méthode quelconque qui rendrait les autres obsolètes mais de partager un cadre, à la fois théorique et pratique, destiné à poser des enjeux aussi urgents que négligés. C'est ce que nous faisons maintenant depuis trois ans avec les collectivités, les entreprises et les collectifs partenaires du MSc Strategy & Design for the Anthropocene dont je suis le directeur. Tout notre travail consiste à anticiper des situations problématiques qui ne manqueront pas de surgir à l'avenir, et à y apporter des réponses dès maintenant. Autrement dit, il s'agit de généraliser les réponses aux crises avant l'advenue de celles-ci. Cela demande d'être à l'écoute d'acteurs qui sont dans l'anticipation de ce qui se jouera demain et auxquels nous apportons une aide afin d'ouvrir ensemble des chantiers en rupture avec le business as usual. Outre le cadre de la redirection, nous partageons une posture, celle de l'enquête (ou de la co-enquête) aux côtés de celles et ceux qui affrontent des chantiers où les réponses adaptées loin d'être disponibles sont à construire - ce qui bénéficiera à l'ensemble des acteurs publics qui seront tôt ou tard (sans doute plus tôt que tard) confrontés aux mêmes enjeux. Ce que nous avons constaté à maintes reprises en travaillant sur des problématiques jugées très spéculatives il y a trois ans alors même qu'elles anticipaient en réalité des transformations qui sont advenues depuis.