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« Les faiseurs de bifurcation » : répondre a l’enjeu du « comment faire » en matière de transformation écologique

Le 2 juillet 2025

Régis Petit, président de l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) et directeur général de la communauté d’agglomération Seine Eure, considère que la transformation écologique doit devenir un axe central des politiques intercommunales. Il souligne la nécessité de dépasser les approches sectorielles pour intégrer pleinement l’écologie dans les stratégies territoriales. Il revient sur l’engagement de son association dans cette voie, notamment par la réalisation d’un court-métrage intitulé « Les faiseurs de bifurcation » qui aborde la question du « comment faire » en matière de transition écologique et qui met en lumière des actions concrètes conduites au quotidien par les acteurs des territoires.

L’ADGCF a lancé en 2023 la démarche prospective « Et si l’écologique était la matrice des politiques intercommunales » 1. Pouvez-vous nous rappeler les principes qui ont structuré ce projet ?

En liminaire, je voudrais rappeler que les communautés et métropoles concentrent aujourd’hui l’essentiel des compétences renvoyant – aux questions environnementales – gestion et traitement des déchets, politique de l’eau, économie, mobilités, habitat, etc. – et des outils dédiés –, Plan climat-air énergie territorial (PCAET) et Contrat pour la réussite de la transition écologique (CRTE)2 notamment ; d’où une attention toute particulière des directeurs généraux d’intercommunalité portée sur ces problématiques. Et c’est bien pour répondre à leur manifestation régulière d’intérêt que l’ADGCF a intensifié au cours de ces dernières années ses réflexions sur la question écologique et a ouvert de nouveaux chantiers en partant d’un constat : si certains territoires s’efforcent de s’inscrire dans une dynamique écologiquement vertueuse, force est de constater que bon nombre d’entre eux continuent de juxtaposer des politiques environnementales avec des politiques de développement « traditionnel » sans véritablement changer de modèle ni de logique. Or, l’accélération du réchauffement climatique, la perte de biodiversité, l’épuisement des ressources de la planète posent la question de la soutenabilité de notre modèle de développement : dans un monde fini, tous les territoires peuvent-ils se développer simultanément alors que nous consommons déjà plus de ressources que la planète ne peut en régénérer ? C’est cette question fondamentale qui a orienté notre démarche, baptisée « Et si l’écologique était la matrice des politiques intercommunales ». Notre ambition initiale : envisager la possibilité de sortir les politiques environnementales de leur dimension sectorielle et de les affirmer, au regard du changement climatique, comme le référentiel total des politiques territoriales. En bref, l’objectif était de produire un récit des transformations écologiques ancré dans les réalités potentielles de l’administration locale, d’évaluer à ce titre le niveau de « prise de conscience » des acteurs locaux et d’explorer les leviers principaux dont disposent nos intercommunalités pour partir à la conquête environnementale de leur territoire : une économie décarbonée et moins consommatrice de foncier, un habitat redessiné et redéployé, des mobilités adaptées, des services à la population réévalués, etc. Une précision importante : notre volonté n’était pas de recenser les « bonnes pratiques », mais bien de mettre en lumière les obstacles structurels et les chemins susceptibles de les contourner. L’originalité de notre travail : son livrable final n’est pas un « rapport », mais un film3, articulant des interventions d’experts ainsi que des témoignages d’élus et de techniciens.

Les communautés et métropoles concentrent aujourd’hui l’essentiel des compétences renvoyant – aux questions environnementales – gestion et traitement des déchets, politique de l’eau, économie, mobilités, habitat, etc. – et des outils dédiés – PCAET & CRTE.

Au début de l’année 2025, vous avez engagé la réalisation d’un second volet, sous-titré « Les faiseurs de bifurcation ». Quelle en est la motivation ?

Une fois le premier film réalisé, nous avons lancé un cycle de rencontres mobilisant nos adhérents, mais aussi les élus lorsque ces rendez-vous étaient organisés en collaboration directe avec Intercommunalités de France. En bref, treize rencontres régionales, dont une ultramarine, ont été mises à l’agenda et près de 600 acteurs locaux se sont, à cette occasion, mobilisés. En outre, à l’initiative d’élus ou de techniciens de territoires, des projections-débats en « interne », c’est-à-dire au sein même des collectivités, ont été organisées ou sont encore organisées ; en somme, ce court-métrage continue de vivre et il faut continuer à le faire vivre ! Quoi qu’il en soit, la diffusion du film a finalement soulevé peu de commentaires sur la pertinence des constats dressés et sur la nécessité d’aller au-delà des réponses actuelles développées par les territoires. Ce qui ressort principalement des interventions est relatif à la question du « comment » : comment concrètement passer de la prise de conscience au changement effectif de pratique ? D’où l’idée de confectionner un second court-métrage et de l’inscrire non plus dans le « pourquoi », mais bien dans le « comment », c’est-à-dire de ne plus être sur le « de quoi on part », « quels sont nos blocages », « où sont les possibles », mais vraiment dans l’action concrète de la redirection, dans la preuve et l’épreuve, avec des acteurs au travail dans leur territoire. C’est le projet que nous avons intitulé « Les faiseurs de bifurcation » sur lequel nous travaillons depuis le début de l’année 2025, en investiguant des territoires aux profils contrastés – périurbain, campagne, montagne, littoral, métropolitain – et au sein desquels les acteurs locaux – élus, techniciens, mais aussi opérateurs privés – œuvrent réellement, à travers leurs réalisations objectives, à la construction d’un nouveau contrat social et écologique.

À vos yeux, quelles sont les thématiques qui méritent d’être approfondies pour que les territoires franchissent une étape significative en matière de transformation écologique ?

Il y en a au moins trois que nous avons tout particulièrement investies. Premièrement, la question des modèles et des indicateurs permettant d’évaluer la soutenabilité écologique des territoires. Deuxièmement, la question de la conception et de l’organisation administrative et territoriale d’intercommunalités au service de la bifurcation environnementale. Troisièmement, la question, enfin, de la gouvernance politique de la redirection écologique. Je développe. Concernant les modèles tout d’abord. L’acceptation de la finitude des ressources pose une limite à notre modèle de développement. La question démographique s’invite également au débat, puisque, selon les prévisions de l’Insee, la population française devrait décroître à partir de 2044. On voit bien tout l’enjeu pour les territoires à concevoir leur trajectoire et l’organisation de l’action publique en dehors d’une logique extensive. C’est même pour certain une véritable question existentielle : « Si on ne fait pas du développement, à quoi sert-on ? » La prise en compte de la question environnementale, à sa juste mesure, nécessite de définir un nouveau récit territorial et un nouveau référentiel, susceptibles de donner du sens à l’action publique et qui ne soient pas guidés par l’objectif de croissance perpétuelle pour tous les territoires et la logique de leur mise en concurrence artificielle. Il est aussi nécessaire de proposer aux territoires des indicateurs clés qui puissent constituer le cadre préalable garantissant le maintien du bon état écologique du territoire et à l’intérieur duquel doivent se concevoir les stratégies et le contenu des politiques publiques. Concernant nos organisations ensuite. Les enjeux environnementaux – changement climatique, perte de biodiversité, épuisement des ressources – sont à la fois transversaux et multiscalaires. En somme, l’enjeu n’est plus de redécouper les territoires ou de redistribuer les compétences, mais d’articuler les échelles : il s’agit désormais d’inter-territorialiser les politiques publiques, c’est-à-dire de déployer la même politique publique à l’ensemble des échelles du système. Il est aussi nécessaire de sortir d’une logique en silo qui traite chaque politique comme un enjeu en soit, mais de faire converger et de mettre en cohérence un ensemble de politiques publiques au service d’un même enjeu. Cette exigence questionne nécessairement l’intercommunalité telle qu’elle est aujourd’hui positionnée et organisée. Concernant la gouvernance enfin, la réponse aux enjeux environnementaux ne peut se limiter au changement de modèle, à la réécriture des politiques publiques ni même à la planification écologique. La question posée est celle de la politisation des renoncements et de l’organisation d’un processus délibératif permettant de partager équitablement entre les différents segments de la population une ressource désormais limitée. La grande problématique, in fine, c’est bien celle de la justice sociale et par conséquent de la gouvernance/gouvernabilité des bifurcations.

Ce qui ressort principalement des interventions est relatif à la question du « comment » : comment concrètement passer de la prise de conscience au changement effectif de pratique ?

Quel est l’agenda de la réalisation du court-métrage « Les faiseurs de bifurcation » ? Les prochaines élections locales sont-elles en point de mire ?

Le film « Et si l’écologique était la matrice des politiques intercommunales no 2 », « Les faiseurs de bifurcation », sera diffusé en avant-première le 4 juillet prochain à Chalon-sur-Saône, lors des 17es universités d’été des directeurs généraux d’intercommunalité. À l’instar de la dynamique précédente, nous organiserons un cycle de projections-débats en région, de septembre à décembre 2025, puis il sera laissé en accès libre sur la plateforme YouTube. En bref, notre objectif est bien de contribuer à l’inscription de l’enjeu écologique dans les programmes et professions de foi que les élus locaux porteront à l’occasion de la campagne et d’alimenter le contenu des projets territoriaux qu’ils déploieront tout au long du mandat. Bien sûr, l’ambition d’une action territoriale en phase avec les contraintes environnementales figure bien au calendrier des élus locaux et de leurs équipes. Mais, pour l’ADGCF, il s’agit de répondre plus intensément aux préoccupations, si ce n’est aux exigences de nos concitoyens en la matière ; un sondage IFOP/CEVIPOF réalisé pour Intercommunalités de France en octobre 20244 montre bien que les Français plébiscitent l’enjeu écologique dans le cadre des prochaines élections locales. Certes, au cours de ce dernier mandat, la question écologique a été très présente dans le discours mais aussi dans l’action des collectivités territoriales. Cela va dans le bon sens, mais, disons-le aussi, ce n’est pas suffisant. Si nous voulons être à la hauteur de l’enjeu environnemental contemporain, il nous faut franchir un nouveau cap et alimenter d’ores et déjà les projets que les élus du bloc local porteront demain sur nos territoires.

  1. À voir : https://www.youtube.com/watch?v=3_-RgVzj-Q8. À lire : « Et si… la transformation écologique était la matrice des politiques intercommunales », Horizons publics hors-série automne 2023.
  2. Initialement contrat de relance et de transition écologique.
  3. Réalisé en partenariat avec la Banque des territoires, Intercommunalités de France et Weka.
  4. IFOP/CEVIPOF, Le rapport des Français à leur intercommunalité à 18 mois des élections municipales – Vague 2024, enquête, sciencespo.fr, oct. 2024.
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