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Anna Folke Larsen : «Une mission, c’est comme un tour du monde en voilier : beaucoup d’étapes, avant d’arriver à destination»

Le 4 novembre 2025

Anna Folke Larsen travaille au Danemark et s’est spécialisée dans les missions. Nous l’avons interrogé sur sa vision des missions, de leur fonctionnement, mais aussi de la façon dont elle envisage leur évaluation.

Anna Folke Larsen, une spécialiste de l’impact

Anna est cheffe-conseillère dans la société de conseil danoise Pluss Leadership, où elle travaille à l’intersection de l’évaluation, de l’innovation systémique et des approches orientées mission. Docteure en économie, spécialisée dans les évaluations d’impact et les essais contrôlés randomisés, elle allie rigueur analytique et application pratique. Elle a acquis une expérience en transformation systémique au sein de l’unité d’intervention de la Fondation Rockwool, ainsi qu’à l’Innovation Fund Denmark en tant que spécialiste de l’impact, avec un accent sur l’apprentissage stratégique dans les missions vertes. Son travail met l’accent sur la construction de savoirs interdisciplinaires pour renforcer la prise de décision et soutenir de véritables changements. Elle développe des méthodes qui ne se limitent pas à mesurer l’impact, mais favorisent également l’apprentissage et l’orientation stratégique.

Le gouvernement danois a lancé quatre missions sur la transition écologique.

Quelle différence faites-vous entre changement systémique et missions ?

Ils ne sont pas si différents : dans les missions, l’objectif est énoncé précisément, tandis que l’objectif des projets fondés sur le changement systémique est plus flou : on teste, on écoute les réponses et on voit où ça nous mène. Mais ces deux approches ont en commun de ne pas être des méthodes linéaires : elles visent à une transformation en profondeur et elles sont conçues pour laisser plus de place à l’émergence.

Piloter des missions exige des compétences très particulières qui ne semblent pas encore très diffusées…

C’est vrai. Certaines personnes se forment à l’IIPP, l’Institute for Innovation and Public Purpose créé par l’économiste Mariana Mazzucato à Londres. De son côté l’observatoire de l’innovation publique de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a créé une communauté d’experts et praticiens autour du laboratoire des missions. Mais les spécialistes des approches par mission demeurent peu nombreux, que ce soit dans la recherche, en agence-conseil ou dans les institutions. Une grande attention a été accordée à la conceptualisation, et les acteurs s’efforcent désormais de déterminer la meilleure façon de mettre en œuvre ces idées audacieuses.

Depuis quelques années, l’approche par mission se déploie un peu partout en Europe. Quels sont les projets notables au Danemark ?

Le gouvernement danois a lancé quatre missions sur la transition écologique. Il y a quelques années déjà, le Centre danois du design s’était réorganisé autour de plusieurs missions sous l’impulsion de Christian Bason, mais la nouvelle direction y a renoncé depuis. Les collectivités locales s’y mettent aussi : aux dernières municipales, la commune d’Aarhus a présenté un projet municipal organisé autour de cinq grands défis, même si elle a depuis un peu reculé dans ce domaine. Il faut également citer « hjem til alle », une mission autour des mineurs sans abris (voir encadré). L’université d’Aalborg, dans le nord du Danemark, s’est également réorganisée autour de missions liées à la gestion des ressources énergétiques, au bien-être des enfants, et à la santé2, et la stratégie d’innovation de la région South Danemark est organisée en missions.

Quelles sont les différences d’approches entre des missions menées à l’échelle nationale, et d’autres menées à l’échelle locale ?

Tout dépend des défis que la mission vise à résoudre : s’agit-il d’un défi local ? Dans ce cas, une mission locale est une bonne idée. S’agit-il d’un défi national ? Dans ce cas, une mission nationale est peut-être préférable. S’agit-il d’un défi international ? Il peut être difficile d’organiser des missions à un très haut niveau qui entraîneront également des changements concrets. Parfois, une mission peut donc être organisée à des niveaux inférieurs à ceux où se trouvent les causes systémiques profondes du défi. Dans ces cas-là, il faut définir clairement les limites de la mission et les conditions à prendre en compte. Concernant les missions locales, je trouve inspirantes les approches qui s’appuient sur une communauté locale et visent un impact collectif, comme celle qu’a théorisé le Centre australien de l’innovation sociale (TACSI)3 à partir de leur projet d’entraide entre familles en difficulté, appelé Family by family.

Comment expliquer le fonctionnement d’une mission à quelqu’un n’en ayant jamais mené ?

Pour populariser le principe des missions, on utilise souvent la métaphore du voilier qui connaît sa destination finale, mais va rencontrer 1 000 imprévus sur sa route et aura besoin de tout un tas d’outils de pilotage et de mesure – de sa vitesse, du vent, des courants, etc. – pour y parvenir. Une mission, c’est ça !

Homes for All

Homes for All (« hjem til alle » en danois) est un regroupement de vingt-quatre structures danoises (collectivités, associations et fondations) dont l’objectif est de travailler dans la même direction pour trouver des solutions de logement pérennes pour les mineurs sans-abris. Leur premier objectif a concerné les adolescents à la rue. Il fallait trouver plusieurs milliers de logements : cependant, l’association s’aperçoit qu’elle serait loin du compte si elle ne se contente que d’additionner les logements apportés par leurs partenaires. Elle décide alors de créer un système d’accès au logement, en travaillant à toutes les échelles (macro, méso et micro), et en contribuant à modifier les représentations des acteurs et des décideurs sur les sans-abris4.

Plus d’informations : https://hjemtilalle.dk/hvem-er-alliancen/

Pour populariser le principe des missions, on utilise souvent la métaphore du voilier qui connaît sa destination finale, mais va rencontrer 1 000 imprévus sur sa route.

Qu’appelle-t-on « point de bascule » dans les missions ?

Lorsqu’un collectif décide de lancer une mission, il fixe une échéance, ainsi qu’un objectif qualitatif, voire quantitatif. Mais cet objectif n’en est pas moins hors de contrôle, il est très éloigné, totalement indépendant de la volonté du collectif, et sa trajectoire n’est pas linéaire. Mais les porteurs de la mission ont le pouvoir d’identifier les points de bascule (en anglais « tipping points ») qui permettront de tendre vers cette trajectoire. Les points de bascule sont des étapes qui permettent de vérifier si l’on tient bien (ou pas) le cap vers la mission, et sur lesquels les acteurs d’une mission peuvent exercer une influence. Ce sont des moments charnières où le changement s’opère de lui-même. La question est : quels sont les points de bascule qui comptent et sur lesquels nous pouvons stratégiquement penser avoir une influence ?

À quoi reconnaît-on un point de bascule ?

On en identifie généralement cinq : la technologie, le marché, la régulation, la systémique, et la dimension culturelle. Prenons le cas concret du développement de la voiture électrique, par exemple ; on a plus ou moins identifié que les points de bascule couvraient le moment où les batteries étaient techniquement au point, où le prix des voitures devenait accessible, où la régulation et les aides à l’achat étaient adaptées, où le système d’accès aux bornes devenait suffisant, et enfin lorsqu’il devenait culturellement « cool » d’acquérir une voiture électrique. Autre exemple sur lequel je travaille dans le cadre d’une mission consacrée à l’avenir des carburants verts appelée Mission Green Fuels5 ; l’un des points de bascule consiste à « atteindre la parité des coûts entre les carburants verts et les carburants fossiles en 2030 »).

Pourquoi l’évaluation classique ne fonctionne-t-elle pas dans les missions ?

Parce que le sujet, c’est d’apprendre, pas d’évaluer au sens classique. Pour atteindre les points de bascule, les porteurs de missions mettent progressivement en place des portefeuilles d’activités et de projets. Si l’on devait décrire une mission comme un pont vers le futur, alors ces activités en sont les briques. Mais dans les missions, les procédés statiques de type « appel à projets thématiques » ne suffisent pas pour assembler ces briques et faire qu’elles s’ajustent durablement entre elles. Les missions appellent une tout autre forme d’animation. Les points de bascule peuvent constamment évoluer, changer ou disparaître au fil de l’eau. Les porteurs de la mission doivent constamment se réaligner. C’est pourquoi l’évaluation classique ne fonctionne pas dans les missions.

Dans la méthodologie que vous avez conçue pour le Fonds d’évaluation danois6, vous parlez moins d’évaluation que d’apprentissage.

En effet, la chose la plus importante dans les missions, c’est l’apprentissage stratégique : apprendre de ce qui s’est passé pour pouvoir mieux l’ajuster au fil de l’eau. Car ce que vous faites dans une mission, en général personne ne l’a fait avant, vous évoluez dans un cadre d’émergence. Vous ne pouvez donc pas dérouler un cadre logique et dire d’abord on va faire ça, puis ceci, et cela va nous emmener ici, puis on évaluera ; ça ne marche pas. Vous avez besoin d’apprendre en continu de ce que vous faites pour vérifier que vous allez dans la bonne direction, vérifier si les points de bascule sont les bons, où au contraire s’il faut que les données issues de l’apprentissage montrent qu’il faut les faire évoluer. Outre l’apprentissage, il y a aussi un enjeu de redevabilité, c’est-à-dire « la responsabilité de fournir des rapports d’avancement précis, honnêtes et crédibles ». Lorsque les responsables de la mission se voient demander des comptes, ils doivent rendre des comptes sur l’apprentissage, et être en mesure de démontrer qu’ils tirent des enseignements des activités menées et qu’ils adaptent leur décision en fonction et les mettent en pratique.

Quels effets avez-vous pu observer concrètement ?

Ce que cette approche permet concrètement, c’est de créer un langage commun entre les partenaires d’une mission. Dans une mission sur laquelle nous avons travaillé, au début il n’y avait pas de démarche d’apprentissage. Maintenant qu’ils l’ont mis en place, ils se sont aperçus qu’ils avaient davantage d’âpres discussions sur des sujets nouveaux mais aussi anciens. Mais ils se rendent aussi compte qu’ils se comprennent mieux, y compris sur des sujets complexes. Ils ont trouvé un langage commun pour affronter la complexité.

Je constate combien les missions sont créatrices de sens pour celles et ceux qui y participent.

L’instabilité politique qui règne un peu partout en Europe se prête-t-elle vraiment aux missions ?

On peut certes se dire qu’il est plus facile de mener des missions dans des environnements stables et moins polarisés que ceux que nous connaissons actuellement. Mais d’un autre côté, les missions sont justement pensées pour fixer des finalités qui transcendent les bords politiques. En général, il est plus facile de commencer par déterminer les directions vers lesquelles personne ne souhaite aller – par exemple, dans le secteur de l’agriculture, qui veut voir des sols devenir inutilisables dans un proche avenir ? –, puis de réfléchir ensemble à l’horizon que l’on souhaite viser.

Très peu de missions sont arrivées à leur terme pour l’instant en Europe, beaucoup en sont à quatre ou cinq ans alors qu’elles s’inscrivent dans des échéances à dix, quinze ans. On n’a donc pour l’instant peu de preuves que ça marche… Est-ce un problème ?

En effet, d’après mon expérience, il n’existe pas de mission terminée. On a d’abord beaucoup parlé des missions, on les a théorisées, mais ce n’est qu’en ce moment qu’on les met en œuvre et on ne sait pas encore ce qui en sortira. Néanmoins, dès maintenant, je constate combien les missions sont créatrices de sens pour celles et ceux qui y participent. Je suis convaincue que le simple fait que les missions génèrent de larges partenaires et occasionnent de multiples connexions va avoir des effets qu’on ne soupçonne pas encore.

  1. Stéphane Vincent est également membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
  2. https://www.missions.aau.dk
  3. Gapenne B., « L’Australie explore le potentiel de la R&D sociale », Horizons publics sept.-oct. 2021, no 23.
  4. Beau F. et Vincent S., « L’art et la manière de changer les systèmes (partie 2) », horizonspublics.fr 22 juin 2023.
  5. Innovation Fund Denmark, Impact Framework. For mission-oriented innovation, nov. 2024.
  6. https://missiongreenfuels.dk/impact-framework/
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