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Comment réinventer l’action publique ? Camden, un laboratoire vivant

Camden
Camden montre que l’approche mission peut transformer la gouvernance locale, les services publics et les institutions démocratiques.
©DR
Le 24 octobre 2025

Et si un quartier devenait le terrain d’expérimentation d’un futur plus équitable ? Camden, un arrondissement au cœur de Londres, a adopté l’approche mission après la crise du covid-19. Retour d’expérience.

Printemps 2020. La pandémie de covid-19 frappe de plein fouet Camden, un arrondissement au cœur de Londres. Le contraste est saisissant : d’un côté, les sièges britanniques de Google et de Facebook, les universités prestigieuses, comme l’University College London (UCL), et les rues animées de Camden Town ; de l’autre, des logements insalubres qui se multiplient, le plus fort taux d’enfants sous le seuil de pauvreté ainsi que le plus fort taux de sans-abri d’Angleterre, et des inégalités ethniques et sociales qui explosent avec la crise sanitaire. À Camden, plus qu’ailleurs, la crise sanitaire devient une crise sociale. Le constat est brutal : durant la pandémie, les personnes d’origine ethniques avaient entre 10 et 50 % de plus de risque de mourir que les résidents britanniques blancs… C’est dans ce contexte que naît une idée ambitieuse : et si, au lieu de simplement « rebâtir » ce qui a été brisé, nous en profitions pour tout repenser ? Si cette crise était l’opportunité de réinventer la manière dont une ville agit pour ses habitants ? C’est là le point de départ de l’approche mission de Camden : transformer l’arrondissement en un laboratoire vivant de l’innovation publique, où les habitants, les associations, les entreprises et les services municipaux co-construisent des solutions pour un avenir plus juste.

Une Commission du renouveau, un exercice participatif inédit

Georgia Gould, la maire d’arrondissement, et Mariana Mazzucato, professeur d’économie spécialiste des politiques d’innovation à l’UCL, construisent un dispositif alors inédit : la Commission du renouveau, composée, outre ces deux présidentes, de quatorze commissaires provenant de la société civile (citoyens, experts, représentants associatifs ou d’entreprises sociales et d’institutions comme l’hôpital ou l’Alan Turing Institute) résidant sur le territoire. Lancée à l’été 2020, la Commission du renouveau va tâcher, pendant plus d’un an, de comprendre les réalités vécues avant de proposer des solutions. Le cadre théorique est posé dès le début, l’approche mission développée par Mariana Mazzucato et son Institut pour l’innovation et l’utilité publique (IIPP) :

  • des objectifs clairs, précis et mesurables ;
  • une approche transversale et collaborative ;
  • une co-constructions par les citoyens.

L’idée est que les défis auxquels fait face Camden sont trop complexes pour être résolus par la seule personne publique. Il faut une mobilisation collective, une vision partagée et une capacité à innover dans la manière de gouverner. La collectivité est moins un prestataire de services qu’un facilitateur de solutions collectives. La méthode n’est pas technocratique, mais plutôt une enquête centrée sur l’expérience de vie des résidents (« centrée utilisateurs »). Tout un premier travail s’est fondé sur l’écoute : des jeunes, des résidents de HLM, des travailleurs sociaux et de soin, des gérants de très petites entreprises (TPE), etc. L’objectif était de réécrire les règles de la gouvernance locale.

Le résultat est la définition de quatre missions pour répondre de manière systémique aux inégalités :

  1. d’ici 2030, les détenteurs de fonction de pouvoir à Camden seront aussi divers que sa communauté ;
  2. d’ici 2025, chaque jeune aura accès à des opportunités économiques qui leur assureront la sécurité ;
  3. d’ici 2030, tout le monde mangera à sa faim chaque jour, avec des aliments de qualité et abordables ;
  4. d’ici 2030, les quartiers de Camden seront sains, écologiques et favoriseront la créativité.

Les missions étaient délibérément ambitieuses et ouvertes : leur rôle est de peindre une vision audacieuse, de fournir une direction et d’aligner le travail des services publics, des organisations locales et des citoyens autour d’un objectif partagé.

Camden en chiffre
(recensement de 2021) :

  • population : environ 216 943 habitants (9,1 millions pour Londres) ;
  • superficie : environ 22 km2 (1,4 % du Grand Londres) ;
  • densité : 9 961 hab./km2 (5 782 hab./km² pour Londres) ;
  • PIB produit sur le territoire : 1,2 % du PIB britannique (plus que Manchester et Birmingham réunis) ;
  • emploi : 7,3 % de l’emploi total de Londres, mais ne concerne que 2,5 % de sa population ;
  • âge médian : 33 ans (30,7 % de la population a moins de 25 ans et 51,1 % ont entre 15 et 44 ans) ;
  • enfants vivant dans la pauvreté : 39 % (33 % pour Londres) ;
  • diversité ethnique : 40 % de résidents ne sont pas blancs (46 % pour Londres et 19 % dans toute l’Angleterre) ;
  • langues parlées : plus de 130 différentes.

Source : Office for National Statistics, State of the Borough Reports, 2024 et 2025.

« Réparer un train en marche »

Weronika Sarnowska, designeuse et jeune diplômée de l’IIPP, devient « mission lead » (responsable de mission), pendant deux années, pour deux missions : celles sur l’alimentation et sur la jeunesse. « C’était une opportunité que l’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie ! Il s’agissait de reconstruire le contrat social au niveau local », raconte-t-elle avec des étoiles dans les yeux. Pourtant, la mise en place de missions n’a pas été un fleuve tranquille, reconnaît-elle. L’arrondissement sort à peine de la crise sanitaire, les équipes municipales sont épuisées, mobilisées sur l’urgence (distribution alimentaire, soutien aux familles, continuité scolaire, etc.). « Les services devaient continuer à fonctionner, mais, en même temps, nous cherchions à transformer leur manière de travailler. C’était comme réparer un train en marche ! »

Afin de réaliser ces missions, il fallait réussir à penser de nouvelles manières de travailler, qui vont casser les silos. Celles-ci s’inspirent du « mode projet » mais vont au-delà :

  • un « mission lead » : ces responsables de mission ont un rôle fondamental de lien entre les différents services, les élus et la société civile. « Mon rôle n’était pas d’être experte de l’alimentation ou de la politique jeunesse. Mon expertise, c’était de développer l’approche mission : créer des connexions, mettre autour de la table des acteurs qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, donner un cadre stratégique. En pratique, c’était un peu de gestion de projet, beaucoup d’animation transversale et énormément d’écoute », précise Weronika Sarnowska. C’est un travail d’architecte et non d’ingénieur. Pour pouvoir se consacrer à ces tâches complexes, chaque responsable de mission est soutenu par un delivery manager dont la tâche est de s’assurer le suivi opérationnel ;
  • des équipes transversales : l’arrondissement a créé quatre équipes Mission. Chacune est dirigée par un élu, avec un responsable de mission, coordonnant les responsables de chacune des politiques concernées (urbanistes, travailleurs sociaux, experts en santé et nutrition, agents de terrain, responsables de la participation citoyenne, etc.). Cette diversité de point de vue était nécessaire pour appréhender globalement les problèmes : les équipes venant de l’environnement voulaient réduire la consommation de viande et de produits transformés, se souvient Weronika Sarnowska, tandis que les acteurs sociaux rappelaient que les ménages précaires ne pouvaient pas se permettre une hausse des prix. La mission servait justement à maintenir ces deux exigences ensemble. C’est pourquoi, afin de garder cette vision systémique, ces équipes sont rattachées à la direction Stratégie, design & analyse (sponsor de la mission), auprès du directeur général adjoint en charge aussi des finances ainsi que de la participation, des partenariats et de la communication. Cela facilitait la reddition de compte et la possibilité de lutter contre des barrières rencontrées ;
  • un engagement des habitants : le conseil municipal a lancé la plateforme « We Make Camden », qui place les habitants au cœur du réacteur en tant que co-créateurs des missions. Ainsi, la mission « Jeunesse » a largement été portée par deux associations, Small Green Shoots et Fitzrovia Youth in Action, lesquelles ont initié et animé les débats avec les jeunes de Camden. L’arrondissement a également financé des projets locaux grâce au kit « We Make Camden », qui a soutenu plus de 360 projets associatifs ;
  • des prototypages et projets locaux : l’objectif était de parvenir à des résultats marquants rapidement. Aussi, les équipes des missions ont adopté une démarche Design, en expérimentant très rapidement, à partir de prototype testé en situation réelle. Parmi les initiatives marquantes se trouvent les coopératives alimentaires dans les quartiers, un programme scolaire repensé sur « l’histoire des Noirs » et la co-conception par les jeunes de projets visant à se réapproprier la rue et des lieux publics ;
  • une innovation financière : pour mener toutes ces missions et ces différents projets locaux, Camden a créé un fonds associatif pour investir dans des entreprises et des organisations qui créent des opportunités pour les jeunes et renforcent la diversité aux postes de pouvoir, dans une optique des « communs ». Depuis cette année, les habitants participeront directement à la décision d’attribution des investissements et concevront le Fonds pour la jeunesse et la diversité. Le 20 mars 2025, le conseil municipal a adopté la décision d’attribuer au Partenariat pour l’alimentation de Camden un budget d’environ 800 000 euros/an sur les sept prochaines années.

Pour Weronika Sarnowska, la principale différence avec le « mode projet » est la durée. Il y a une longue échéance pour la mission (plus de dix ans), et il n’existe pas encore de solution actuellement ou de manière de répondre au défi : « C’est totalement différent de l’implémentation d’un nouveau logiciel dans une entreprise. Il faut essayer de changer le système. » Un des gros enjeux est le travail avec la société civile. Il y a toujours une demande pour plus de financement, pour que des choses soient réalisées rapidement. La difficulté est donc d’établir une relation à long terme.

Dans un premier temps, les missions ont été construites seulement avec les citoyens. Les entreprises sont arrivées après. À l’inverse, le lien avec l’université était presque initial, mais ce n’était qu’un projet dans l’ensemble du portefeuille de projets. Mariana Mazzucato en a aussi profité pour que tous ses étudiants de 1re année de master à l’IIPP travaillent sur les missions de Camden.

Alors que Camden approche de la mi-parcours de ces missions, il serait utile d’examiner en profondeur comment l’approche par mission a concrètement modifié la gouvernance, la collaboration et la création de valeur dans l’arrondissement. Il y a bien eu des changements dans la manière de travailler. « C’est trop tôt pour quantifier les résultats. Les changements sont trop massifs. L’organisation est en cours, dans le processus d’embrasser les missions », explique Weronika Sarnowska. Il y a lieu à une redéfinition de ce que fait l’administration. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne reviendra pas à ce qu’elle faisait auparavant. L’évaluation est l’élément difficile pour une mission. Cependant, ce qui est important, souligne Weronika Sarnowska – tout comme Mariana Mazzucato ou encore Nick Kimber, l’ancien directeur Stratégie, design & analyse –, c’est l’apprentissage généré.

Cinq ans après le début de la mission de Camden, ce travail a généré des enseignements importants, mais aussi des défis persistants :

  • s’affranchir des silos est difficile : une mission doit participer d’une réelle stratégie de transformation publique. Les missions ne sont pas un supplément d’âme, elles changent la manière dont une administration travaille, en cassant les silos et en créant des équipes transversales. La création d’équipes transversales a bouleversé des méthodes de travail bien établies. La coordination des responsabilités, des calendriers et des objectifs a demandé du temps et des efforts, et a parfois donné lieu à des frictions ;
  • pour apprendre, il faut lâcher prise : les équipes chargées de la mission ont été encouragées à tester des idées, lesquelles peuvent échouer et être perfectionnées par itération. Expérimenter nécessite un changement culturel des habitants et des services, ce qui doit être porté par un leadership clair et une réelle confiance. En particulier, le rôle des élus et de la direction générale n’est plus de contrôler de bout en bout, mais d’accompagner, de soutenir et de créer un espace de confiance ;
  • la participation n’est jamais acquise : l’engagement durable des habitants a nécessité des efforts permanents. En particulier parmi les groupes habituellement marginalisés, la confiance a dû être activement construite. Une mission ne se décrète pas d’en haut. Elle doit partir des réalités vécues, des aspirations et des savoirs d’usage des habitants. Surtout, la gouvernance doit réellement être ouverte, avec une implication des citoyens dès la conception et dans le financement des projets de terrain ;
  • le passage de l’ambition à l’action n’est pas automatique : la concrétisation de missions de haut niveau en plans d’action clairs pose des problèmes sur la manière de manager, de rendre des comptes et de mesurer les progrès. Impliquer l’ensemble des acteurs, y compris les agents, au plus tôt accélère l’appropriation. C’est un élément classique de la participation citoyenne, où le travail aurait été simplifié et la mise en œuvre fluidifiée si l’administration était perçue comme un acteur à associer au même titre que les autres et non un simple exécutant ;
  • les ressources restent une contrainte : la réalisation des missions doit être assurée sur du long terme, dans un contexte de financement limité et incertain. Cela souligne la nécessité de partenariats créatifs et de stratégies d’investissement à long terme ;
  • le rôle de la mairie d’arrondissement a changé : il est passé de prestataire de services à organisateur, facilitateur et gestionnaire d’objectifs communs. Ce repositionnement est toujours en cours, mais il a déjà permis l’émergence de nouvelles formes d’utilité publique et d’imagination citoyenne. Cela amène aussi un autre modèle du politique, où le maire n’est pas un simple gestionnaire. Georgia Gould a marqué un fort leadership, en offrant à son arrondissement une vision ambitieuse. Le soutien intellectuel de Mariana Mazzucato a aussi été déterminant pour axer la mairie sur un rôle plus stratégique et de coordination ;
  • la participation demande des moyens : associer durablement les communautés suppose des dispositifs financiers, une ingénierie dédiée et une reconnaissance du temps citoyen. La difficulté est qu’elle ne répond pas au cycle de vie d’un mandat électoral. Il faut réussir à s’en affranchir, parce que le défi dépasse les seules implications politiciennes ;
  • la mission est un processus, pas un projet : elle ne se résume pas à un plan d’action, mais à une dynamique de long terme, capable de traverser les cycles électoraux. L’administration doit accepter d’être apprenante, avec une culture de l’essai-erreur et une acceptation de l’échec, tant qu’elle en tire des apprentissages.

Quelques projets marquants

L’une des forces de Camden a été de laisser les habitants s’approprier les missions. Le kit « We Make Camden » a été conçu avec Camden Giving, une fondation qui finance les actions dans le borough, afin de décentraliser le financement des actions. Un comité citoyen s’est prononcé sur ces actions pour les doter ou non d’une subvention associative, avec un fonds dédié d’environ 170 000 euros en 2021, issu du budget de la mairie d’arrondissement. Ainsi ont été financés :

  • le Torianno Football Club : la création d’un club de football inclusif et accessible à tous les jeunes. Le financement a permis d’acheter des maillots ainsi qu’une caméra pour faire sa promotion. Comme impact notable se trouve l’insertion professionnelle accrue de ses membres ;
  • des coopératives alimentaires : des magasins coopératifs ainsi que des ateliers culinaires se sont développés dans les quartiers permettant un accès à des produits sains et abordables, notamment via l’association Cooperation Kentish Town. Ainsi, une épicerie solidaire a été créée, en partenariat entre une association locale, une entreprise sociale et le conseil municipal, afin de fournir une alimentation saine et abordable aux familles précaires ;
  • des séjours en camping pour les familles monoparentales : les familles monoparentales partent moins que les autres en vacances. Certaines n’avaient pas la capacité même de partir. Cette initiative leur a permis de profiter de vacances avec un encadrement des enfants ;
  • des ateliers de créativité : dans le cadre de la mission « Quartiers écologiques et créatifs », plusieurs événements artistiques de rue ont été organisés ;
  • un programme de mentorat : les jeunes issus des minorités sociales ont pu bénéficier d’un mentorat d’habitants de l’arrondissement et, parfois, d’entrepreneurs. Il s’agissait de les accompagner pour s’insérer dans la vie économique.

L’importance de « We Make Camden » est aussi symbolique : c’est la preuve que la mission n’appartient pas à la mairie d’arrondissement. Il s’agit d’une bannière sous laquelle chacun peut agir.

Pourquoi l’expérience de Camden est-elle importante ?

Camden montre que l’approche mission n’est pas seulement pertinente pour les stratégies industrielles nationales, mais qu’elle peut également transformer la gouvernance locale, les services publics et les institutions démocratiques. Il s’agit du premier modèle important prouvant que les missions ne sont pas réservées aux grandes stratégies nationales. Elles peuvent transformer en moins d’un mandat la vie d’une mairie. En revanche, il demeure fondamental d’avoir une forte communauté, un lien solide avec la société civile. C’est pour cela que Camden a centré les premières années de ses missions sur ce seul volet, avant de s’ouvrir plus récemment aux entreprises.

Camden montre que l’approche mission peut transformer la gouvernance locale, les services publics et les institutions démocratiques.

« J’espère que, pour les villes et les collectivités locales en France et ailleurs, l’histoire de Camden démontrera que les missions sont plus qu’un simple mot à la mode : elles constituent une méthode pratique pour reconstruire le contrat social à partir de zéro. À une époque où les crises se multiplient et se chevauchent, ces enseignements sont plus importants que jamais », conclue Weronika Sarnowska. En effet, ce qui ressort de toutes les leçons tirées sur l’exemple de Camden est qu’une mission est un réel supplément d’âme. Laissons le dernier mot à Mariana Mazzucato : « Une mission, ce n’est pas un nouveau nom pour un vieux projet. C’est une manière différente de travailler. »

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