Panorama mondial de l’économie sociale et solidaire

Le 8 mai 2025

Présente sur les cinq continents, l’économie sociale et solidaire (ESS), malgré des difficultés institutionnelles et financières, apparaît de plus en plus comme un modèle crédible de développement. Mais face au contexte géopolitique actuel qui engendre une nouvelle course aux armements entraînant des budgets publics d’austérité pour d’autres dépenses, l’ESS doit diversifier ses sources de financement.

En ces temps de tensions géopolitiques, de guerre et d’intelligence artificielle omniprésents, un document n’a pas reçu l’attention qu’il mérite alors qu’il est remarquable, tant en raison de son objet, de ce qu’il montre, de l’espoir qu’il suscite, que par celles et ceux qui l’ont réalisé. En février 2025 sont ainsi paru une trentaine de notes portant sur des pays, des régions ou des villes réunies sous la bannière Les politiques publiques de l’ESS à l’international1, résultat des travaux2 des étudiant·es de 3e année de Sciences Po Bordeaux réalisés – en partenariat avec le Global Forum for Social and Solidarity Economy (GSEF) – dans le cadre du cours « Une approche internationale comparée des politiques de l’ESS », enseigné par Timothée Duverger, responsable de la chaire TerrESS à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim.

Cette troisième édition (2025) revêt une signification particulière à l’approche du Forum mondial de l’ESS3, qui se tiendra en octobre prochain à Bordeaux. « À part au sein de quelques organisations internationales, telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation de coopération et de développement économiques (ODCE) et l’Union européenne (UE), il n’existe pas beaucoup de documents de ce genre. Et même dans ces cas, il s’agit souvent d’études, de rapports ponctuels et circonscrits géographiquement. Pour ma part, je dispose de 170 étudiant·es motivé·es qui peuvent plancher sur le sujet, un “vivier” qui se renouvelle à chaque promotion, ce qui permet d’inscrire notre démarche dans la durée », explique Timothée Duverger. Au départ limité à 100 étudiants, ce cours, en option, a vu son nombre maximum d’étudiants porté à 170 tant la demande d’y participer était importante. L’engouement des étudiants pour l’ESS est donc certain.

Le premier élément qui frappe à la lecture du document est visuel : la carte (voir ci-dessous) montre, en effet, que l’ESS est présente partout dans le monde !

Le premier élément qui frappe à la lecture du document est visuel : la carte (voir ci-contre) montre, en effet, que l’ESS est présente partout dans le monde ! Le deuxième élément à retenir est que la solidarité est une valeur et une pratique des plus dynamiques, qui prend des formes très diverses et a une histoire bien plus ancienne que le capitalisme, puisqu’elle est enracinée dans les pratiques et les comportements humains depuis des siècles. C’est, par exemple, le cas dans de nombreux pays d’Afrique (République démocratique du Congo, Burkina Faso, Ghana, etc.) avec des pratiques ancestrales de coopération collective, sous forme d’associations d’entraide et de solidarité basées sur la cohésion sociale dans les communautés, notamment le système de tontine, épargne collective informelle, qui peut lier les membres d’une famille, mais aussi voisins, amis, collègues. Cette solidarité, comme c’est le cas pour d’autres pays du sud, se manifeste aujourd’hui via diverses organisations – notamment des coopératives et des associations –, afin de pallier les carences des États dans des domaines tels que l’accès à l’eau, à l’alimentation, à l’éducation, aux soins, mais œuvre également pour l’inclusion des femmes et/ou des minorités dans l’économie locale, ou encore le développement de l’agriculture – y compris bio –, secteur traditionnel des coopératives. L’ESS, qui bénéficie d’un cadre légal reposant sur trois grands textes mais pas de loi-cadre, est une réponse pertinente aux défis du Ghana, soulignent les auteur·es de la note consacrée à ce pays. Les innovations en matière d’ESS portent surtout sur l’accès à la terre ou sur des secteurs pourvoyeurs d’emplois comme la culture du cacao. Par exemple, des coopératives liées à l’ESS ont ainsi pu convertir en bio 915 hectares de plans de cacao grâce à des formations portant sur le respect des sols, de la biodiversité et la diminution de la consommation de bois. S’agissant du Burkina Faso, l’ESS est régie par plusieurs lois au niveau national mais sans cadre véritablement fédérateur. La lutte contre la pauvreté et l’exclusion y constitue l’enjeu majeur de l’ESS, observent les auteur·es de la note sur ce pays, ce qui peut également être perçu comme une manière pour le Burkina Faso de tenter de répondre à des objectifs de développement durable (ODD) fixés par l’ONU en 20154. Tel est le cas pour la lutte contre la pauvreté (ODD 1), la sécurité alimentaire (ODD 2), l’égalité des sexes (ODD 5) ou encore la préservation des écosystèmes de la vie terrestre (ODD 15).

Source : Chaire TerrESS, Les politiques publiques de l’ESS à l’international – Saison 3, 26 févr. 2025.

Reste que le caractère ancestral des organisations et comportements solidaires vaut également en Europe, tout comme le besoin de solidarité. Mais les modes d’organisation de l’ESS et les sujets traités vont forcément varier, encore que la lutte contre l’exclusion, par exemple, est désormais tout autant un sujet pour les pays où règne (régnait ?) l’État social. Ainsi, évoquant l’essor des solidarités civiles lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 20125, Alain Supiot pointe le fait que cet essor est favorisé par la carence ou l’essoufflement de l’État social. « La perte de foi dans l’autorité tutélaire de l’État et sa capacité protectrice est un terreau favorable à l’éclosion des formes les plus diverses de solidarité, au premier rang desquelles les solidarités familiales ou territoriales, dont l’analyse économique nous montre le rôle crucial qu’elles continuent de jouer », souligne Alain Supiot.

La « social economy », petite sœur de l’ESS en Australie

Si la solidarité est une valeur et une préoccupation universelle, l’économie sociale et solidaire, termes par ailleurs peu usités en Afrique par exemple ou dans le monde anglo-saxon, revêtent des réalités très différentes d’un pays à un autre et, pour les États fédéraux, d’un État fédéré à un autre, d’une région à une autre, d’une ville à une autre, comme c’est le cas aux États-Unis, au Brésil ou encore en Australie. Dans ce dernier pays, l’ESS, qui ne bénéficie pas d’une législation spécifique et nationale, est désignée « social economy », et regroupe les associations caritatives et à but non lucratif, mais aussi les « entreprises sociales », les coopératives et les organisations philanthropiques. Mais la définition des entreprises sociales diffère selon les régions australiennes. Néanmoins, plusieurs instruments de soutien aux entreprises sociales (exonérations fiscales, fonds de financement) existent au niveau du gouvernement central. Ces dispositifs sont complétés par ceux des États fédérés (l’État de Victoria, par exemple, facilite l’accès aux financements pour les entreprises sociales) et des acteurs locaux comme la ville de Melbourne (qui propose un programme de partenariats d’investissement social). Même s’il existe des disparités au niveau juridique, des aides, etc., entre les différentes régions et acteurs publics ou privés, il semble que l’inclusion sociale (notamment des aborigènes) et le développement durable soient au cœur de l’ESS en Australie. Comme les acteurs de la social economy telles que les entreprises sociales obtiennent des résultats positifs, notamment en matière de lutte contre le chômage, le Gouvernement et les différents acteurs régionaux envisagent d’investir davantage dans l’ESS, précisent les auteur·es de la note consacrée à l’Australie.

Le Brésil, berceau de l’économie solidaire dans les années 1980

Autre État fédéral, mais avec une histoire très différente, le Brésil a vu « l’économie solidaire » se développer dans les années 1980 en réponse aux grandes inégalités qui régnaient dans le pays et portée par des mouvements sociaux issus de la clandestinité durant la dictature (1964-1984). La multiplication des initiatives de la société civile et leur coordination vont faire émerger l’institutionnalisation de l’ESS en collaboration avec l’État. Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Lula et la création en 2003 du Secrétariat national de l’économie solidaire, qui avait pour objectif de « promouvoir le renforcement et la diffusion de l’économie solidaire au moyen de politiques intégrées visant la génération de travail et de revenu, l’inclusion sociale et la promotion d’un développement intégral, démocratique et durable », qui a été le marqueur institutionnel fort de l’ESS au Brésil. Toutefois, malgré cette dynamique, le cadre juridique de l’économie solidaire demeure lacunaire, relèvent les auteur·es de la note sur le Brésil. Les coopératives, les associations et les banques communautaires ne bénéficient pas d’un cadre réglementaire unifié. Par exemple, les banques communautaires fonctionnent souvent sous le statut d’associations, faute de reconnaissance spécifique, limitant ainsi leur capacité à mobiliser des ressources financières. Trop fragmentée et soumise aux aléas politiques, l’ESS a été freinée dans son expansion, mais la 4e Conférence nationale sur l’économie populaire et solidaire qui se tiendra à Rio en 2025 permettra d’envisager de nouvelles mesures en faveur de l’ESS, soulignent les auteur·es de la note consacrée à ce pays.

Malgré de nombreuses difficultés d’ordre juridique, financière et culturelle, « l’ESS est de plus en plus reconnue au niveau international, l’ONU et l’OCDE invitant les États à prendre des mesures favorisant son développement ».

Si le terme « d’économie solidaire » est utilisé pour qualifier l’ESS au Brésil, en Malaisie on lui a préféré celui « d’économie sociale », jugé moins radical et moins « socialiste », afin de ne pas freiner l’adhésion à l’ESS – qui ne relève pas d’une législation spécifique – de certains acteurs institutionnels et économiques malaisiens. À noter qu’en fonction des vocables employés l’ESS n’est pas vue par certains pays comme une alternative au modèle économique dominant, mais plutôt comme un moyen de lutte contre la pauvreté, d’inclusion des minorités, d’insertion sociale, ou encore de favoriser des actions en faveur de l’environnement et d’atteindre ainsi les ODD établis par l’ONU.

Le modèle de la coopérative en Malaisie et en Nouvelle-Zélande

Comme en Afrique, il existait en Malaisie des formes traditionnelles d’assistance mutuelle dans les communautés rurales. La colonisation britannique a favorisé, sans toutefois l’imposer, le modèle de la coopérative qui est aujourd’hui une forme dominante dans le paysage de l’ESS en Malaisie : 7,2 millions de personnes étaient ainsi membres d’une coopérative en 2023, soit 24 % de la population malaisienne, est-il précisé dans la note sur ce pays où les initiatives de l’ESS portent surtout sur la lutte contre la pauvreté et les disparités socio-économiques. Des politiques publiques soutiennent et accompagnent ces initiatives, car l’État y voit, comme pour certains pays africains (mentionnés plus haut), un moyen d’atteindre les ODD fixés par l’ONU. Néanmoins, à l’instar d’autres pays, comme le Brésil, l’ESS en Malaisie souffre d’une approche encore trop fragmentée qui empêche l’émergence d’un écosystème global durablement favorable au développement de politiques publiques, constatent les auteur·es de la note sur la Malaisie. « Contrairement à la France qui imposait ses modèles d’organisation dans ses anciennes colonies, la Grande-Bretagne les a diffusés de manière plus libérale, ce qui a permis leur appropriation par les populations locales. D’où les chiffres cités pour la Malaisie. L’exemple de la Nouvelle-Zélande, où les coopératives comptent pour 21 % du PIB, cas unique dans le monde, illustre également ce phénomène », explique Timothée Duverger. En outre, les coopératives néo-zélandaises, très actives dans l’agriculture comme l’illustre le géant Fonterra, l’un des plus grands producteurs de lait au monde, le sont également dans les secteurs de la pharmacie, de la banque, de l’assurance ou encore de la fourniture d’énergie. Ce n’est donc pas l’ESS qui apparaît dans le vocabulaire économique et social néo-zélandais mais la cooperative economy. Curieusement, les coopératives ne bénéficient pas de soutien public structuré : ainsi, il n’existe pas de ministère qui leur est dédié, ce qui peut, selon l’Alliance internationale des coopératives, s’avérer un frein au développement de nouvelles entreprises coopératives.

Malgré de nombreuses difficultés d’ordre juridique, financière et culturelle, « l’ESS est de plus en plus reconnue au niveau international, l’ONU et l’OCDE invitant les États à prendre des mesures favorisant son développement », observe Timothée Duverger, qui poursuit : « Quant à l’Union européenne, elle a adopté en 2021 une stratégie pour l’ESS, dont la déclinaison française a été annoncée en mars 2025. Parmi les États membres, l’Allemagne, longtemps en retrait en raison de la pratique de la co-gestion comme du poids du secteur public dans la protection sociale, y vient, et la Pologne est ouverte au sujet. En raison de la sensibilité politique de l’actuel Gouvernement, l’Espagne porte très haut le thème de l’ESS, qui compte pour environ 10 % du PIB et, grâce à des fonds européens, dispose de 100 millions d’euros pour soutenir les acteurs de l’ESS sous forme de dotations en capital, de prêt, etc. Madrid veut tout à la fois développer les coopératives, celles qui existent sont déjà très puissantes, et démocratiser le fonctionnement des entreprises. »

Entre crises économiques, critiques du capitalisme, États sociaux européens toujours plus endettés donc moins présents sur les solidarités, l’ESS apparaît comme un recours, une alternative possible au modèle dominant. Toutefois ce « moment » de l’ESS ne doit pas faire illusion : « Dans un monde en vives tensions, la course à la puissance militaire et technologique va conduire à des budgets publics d’austérité, y compris au niveau local pourtant bien placé pour répondre, avec les acteurs de l’ESS, à des enjeux de proximité. Cela ne signifie pas un coup d’arrêt pour l’ESS, qui a toujours alterné différents cycles, mais la nécessité de rechercher d’autres sources de financements, par exemple venant du secteur privé en lien avec la RSE des entreprises. Certes il s’agit à la fois d’une opportunité et d’une menace pour les activités non solvables de l’ESS. Mais il faut absolument diversifier ces modèles tout en continuant de défendre le soutien public », conclut Timothée Duverger.

  1. Chaire TerrESS, Les politiques publiques de l’ESS à l’international – Saison 3, 26 févr. 2025.
  2. Une liste de pays, régions, villes est dressée, liste qui change chaque année. Les étudiant·es pour répondre à la quinzaine de questions posées par leur professeur pour chaque pays, régions, villes, travaillent sur des données fournies par les sites des institutions des pays retenus, des rapports internationaux et, lorsque cela est possible, conduisent des entretiens.
  3. Gsef Bordeaux GSEF 205 (29-21 oct. 2025).
  4. En septembre 2015, les 193 États membres de l’ONU ont adopté le programme de développement durable à l’horizon 2030, intitulé « Agenda 2030 ». C’est un plan d’action pour l’humanité, la planète et la prospérité. Il porte une vision de transformation de notre monde en renforçant la paix, en éradiquant la pauvreté et en assurant sa transition vers un développement durable. Au cœur de l’Agenda 2030, 17 objectifs de développement durable (ODD) ont été fixés (https://www.agenda-2030.fr/17-objectifs-de-developpement-durable).
  5. Supiot A., « Grandeur et misère de l’État social », leçon inaugurale prononcée le 29 novembre 2012 (https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/inaugural-lecture-2012-11-29-18h00.htm).
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