Revue
DossierLes implications RH du travail de nuit
Le travail de nuit représente un défi de taille pour les ressources humaines (RH). À Grenoble, le centre communal d’action sociale (CCAS) tente de relever le pari en repensant les modes de rémunération (prime variable), les parcours professionnels et l’équilibre vie privée-vie professionnelle de ses agents. Julien Durand, directeur RH du CCAS, nous livre les clés de cette équation complexe, entre contraintes réglementaires (régime indemnitaire fixe du travail de nuit) et innovations managériales.
Parmi les nombreuses organisations (police, pompier, transport, gardiennage, etc.) qui emploient des personnels la nuit en milieu urbain figurent les CCAS et notamment celui de la ville de Grenoble. Pour quelle(s) raison(s) ?
Permettez-moi avant tout de clarifier un point essentiel à propos du travail de nuit. On peut embaucher très tôt ou finir tard le soir : il ne s’agit pas alors de travail de nuit. Dans le cas du CCAS, les agents dont nous allons parler qui effectuent un travail de nuit prennent leur service à 21 h 00 et le termine à 7 h 00, soit dix heures de travail. De tels horaires signifient une inversion du rythme biologique, ce qui n’est pas le cas si vous commencez à 4 h 00 ou 5 h 00 par exemple. Car c’est précisément le creux de la nuit entre 2 h 00 et 4 h 00 qui sont les heures les plus pénibles.
Nous avons besoin d’agents la nuit afin d’assurer la continuité du service public rendu le jour dans nos établissements médico-sociaux.
Nous avons besoin d’agents la nuit afin d’assurer la continuité du service public rendu le jour dans nos établissements médico-sociaux. Cela étant, la nuit, il s’agit davantage de surveillance et d’accompagnement que de soins médicaux. Une répartition que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres domaines du travail de nuit, tels que la sécurité ou la maintenance, les profils de postes mettant plus en avant le côté gardiennage qu’intervention.
Quels métiers les agents qui travaillent la nuit pour le CCAS exercent-ils ?
Dans la filière médico-sociale nous employons la nuit deux types de diplômés, à savoir les aides-soignants et les infirmiers. J’utilise le mot diplômé à dessein car la nuit nécessite une capacité d’intervention liée à un diplôme. La notion de surveillance que je viens d’évoquer va de pair avec la notion de compétences. Si la journée, au cas où une personne qualifiée serait momentanément indisponible, il est possible d’accepter une certaine forme de dégradation de poste par quelqu’un qui « sait faire » mais n’est pas diplômé, par exemple pour réaliser un soin d’hygiène simple ; ce n’est pas le cas la nuit parce que l’agent est beaucoup plus isolé.
Nous comptons actuellement seize agents qui assurent le service de nuit répartis en dix aides-soignants et six infirmiers.
Nous comptons actuellement seize agents qui assurent le service de nuit répartis en dix aides-soignants et six infirmiers. 90 % du personnel est féminin car ces diplômes attirent essentiellement des femmes. 80 % de nos infirmiers sont des agents contractuels et 20 % des titulaires, tandis que chez les aides-soignants, les titulaires sont majoritaires, soit 60 % de cet effectif.
Les difficultés générales des collectivités territoriales à attirer des candidats affectent-elles aussi le recrutement sur les postes de nuit du CCAS ?
Non, je n’observe pas de telles difficultés et j’ajouterai même que ces postes sont plutôt faciles à pourvoir, et ce, pour deux raisons principales : la durée du travail et le salaire. En effet, puisque la durée légale du travail dans la fonction publique territoriale est de 1 607 heures/an et que les agents effectuent dix heures de travail, ils ne travaillent donc « que » 160 jours par an, soit environ deux mois de moins qu’un agent ou un salarié qui travaille de jour. En outre, le travail de nuit permet d’organiser une dérogation à la règle des 1 607 heures, des jours de congés supplémentaires peuvent être octroyés.
Tout cela constitue une sorte de compensation aux exigences du travail de nuit qui tiennent non seulement à ses caractéristiques intrinsèques, mais aussi à des éléments autres comme que la sécurisation du temps de trajet travail-domicile. Cela étant, cette durée annuelle plus courte du travail permet de contribuer à favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
L’autre élément qui incite à travailler de nuit tient au salaire ou plutôt à la rémunération, car, le travail effectué ayant pour objet même la continuité du service public, c’est par le jeu des indemnités horaires de travail de nuit, et non du salaire de base, que le travail de nuit est reconnu.
J’ajouterai un dernier élément qui est la possibilité de départ à la retraite anticipé : globalement, du fait de leur grade et diplôme, les agents de la filière médico-sociale du CCAS travaillant de nuit partent à 62 ans en catégorie active, ce qui est une forme de reconnaissance de la pénibilité de ce travail.
Quel est le coût pour la collectivité de cette continuité du service public ?
La masse salariale du travail de nuit des 16 agents se monte à 900 000 euros, un chiffre relativement stable depuis une vingtaine d’années, à rapprocher des 40 millions d’euros de la masse salariale totale du CCAS de la ville. Mais la véritable question, selon moi, est autre : est-ce que ces 900 000 euros permettent de fournir les mêmes services qu’il y a vingt ans ? Et ce, d’autant plus que, sur un plan général, le nombre de personnes âgées ne cesse d’augmenter.
On touche ici à deux sujets délicats, qui sont liés, et que l’on a probablement tendance à quelque peu laisser de côté en raison d’un voile pudique jeté sur le travail de nuit, à savoir la rémunération de ce travail pour ce qu’il est et doit être et l’organisation du service de nuit. Ainsi, j’estime qu’il faut veiller, en tant que DRH, à ne pas figer des organisations à cause d’une rétribution spécifique du travail de nuit, par ailleurs justifiée, mais qui deviendrait gravée dans le marbre. Si l’on considère que le rôle du DRH est de créer du mouvement dans les organisations, de poser des questions et de ne pas s’en tenir aux positions et situations acquises pouvant s’avérer sclérosantes, alors on optera pour une rétribution de la nuit, certes spécifique, mais variable. C’est le choix que nous avons fait : les seize agents de nuit du CCAS sont sous un régime de prime variable, les indemnités horaires de travail de nuit. C’est ce qui nous permet de faire bouger l’organisation dans un intervalle variant entre cinq et dix ans par exemple en faisant passer des agents de nuit vers la journée ou inversement : vu que les postes n’ont pas un régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP), ces mutations n’engagent pas le formalisme qui s’applique quand un mouvement impacte le niveau d’indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise (IFSE). Des passages qui sont très encadrés, très surveillés car ils nécessitent un temps d’adaptation.
Vous venez de poser la question du contenu du travail de nuit : pour quelle(s) raison(s) ?
Il est normal pour un DRH de questionner l’organisation sur ce genre de thème, même si cela n’est pas simple car le travail de nuit génère des positions acquises, est légitimé par les organisations syndicales et serait en quelque sorte intouchable, comme sanctuarisé ! Selon moi, il convient au contraire d’aller, comme en sociologie, voir ce qui se passe derrière le miroir en interrogeant les managers de proximité ou en missionnant un cabinet de conseil sur les réalités du travail de nuit. Sans cela, on prend le risque de voir le poste de nuit se vider de sa substance, car si jamais une personne dort pendant quatre ou cinq heures elle n’exerce plus un travail de nuit ! Or, la grande difficulté dans ce domaine est précisément de pouvoir contrôler l’effectivité du travail réalisé : le cadre de santé dans un établissement médico-social qui arrive au travail vers 9 h 00 va avoir des difficultés à mesurer ce qui a été produit, ou pas, pendant la nuit.
Convaincus qu’il existe des marges de manœuvre en matière de travail de nuit afin de nourrir les profils de postes, nous avons commencé à mettre en place l’accomplissement de certaines tâches supplémentaires compatibles avec le travail de nuit. Ainsi, il a été demandé aux aides-soignants d’effectuer l’entretien des parties communes de l’établissement durant leur service de nuit. S’agissant des infirmiers on s’oriente vers la réalisation de tâches administratives et la préparation des traitements des patients, ce qui peut très bien être fait la nuit. Le même raisonnement pourrait être tenu avec les policiers municipaux, par exemple, qui ne sont pas en patrouille durant toute la nuit et peuvent alors réaliser des tâches administratives.
Des évolutions délicates à instaurer ?
C’est Stephen Hawking qui, me semble-t-il, a souligné que « rien ne peut exister pour toujours » et que « l’intelligence est la capacité de s’adapter au changement » 1. Encore faut-il faire preuve de clarté dans le discours, et ce, tant avec les agents qu’avec les syndicats. Lors d’une embauche, il convient donc d’annoncer d’emblée la couleur sur le régime de prime de nuit variable, le mouvement dans l’organisation et la réalisation de tâches supplémentaires que je viens d’évoquer.
Est-ce que ces 900 000 euros permettent de fournir les mêmes services qu’il y a vingt ans ? Et ce, d’autant plus que, sur un plan général, le nombre de personnes âgées ne cesse d’augmenter.
Souplesse, variabilité, mouvement : ce triptyque du management que vous louez n’est donc pas compatible avec un régime indemnitaire fixe du travail de nuit ?
Le système réglementaire des indemnités horaires de travail intensif de nuit, de 0,80 euro par heure et qui, rappelons-le, correspond à une activité continue ne se limitant pas à de simples tâches de surveillance, est un objet très particulier et d’un « maniement » fort délicat : si l’employeur veut effectuer un changement dans le poste de l’agent, par exemple le faire passer en travail de jour, le régime indemnitaire du travail intensif de nuit, considéré comme un élément structurel de la rémunération, va rendre cette évolution très difficile, voire impossible, en engageant l’employeur dans un formalisme très particulier… Donc, en pratique, les salariés « s’accrochent » au travail de nuit et à l’organisation en l’état. Ce qui signifie que tout mouvement dans l’organisation ne pourra se faire qu’à l’initiative de l’employeur. Encore faut-il que ce dernier ne soit pas bloqué : d’où le régime de prime de nuit variable.
Pourtant, travailler la nuit comporte aussi des inconvénients…
En effet, il s’agit en premier lieu d’inconvénients d’ordre physique avec l’inversion du rythme biologique. Raison pour laquelle une surveillance médicale renforcée des agents est mise en place avec une visite médicale obligatoire tous les deux ans à la médecine du travail ; une fréquence qui peut être augmentée en cas de besoin. D’autres actions sont conduites en matière de prévention santé sur les conditions du sommeil, par exemple. Actuellement, nous menons une action autour du sport-santé avec un coach sportif qui se déplace la nuit, non à titre exceptionnel, dans les établissements où travaillent les agents. L’objectif général est de créer, en lien avec la médecine du travail, des passerelles jour-nuit afin de ramener les agents vers le rythme de jour. C’est aussi une condition pour que ces agents ne « disparaissent » pas du paysage car c’est le risque « organisationnel » du travail de nuit. Si la collectivité locale n’y prend pas garde, ces agents ne sont pas informés, ne participent pas à la vie du service car les réunions se tiennent d’ordinaire la journée. Pour pallier cela, les responsables des ressources humaines ou de la communication peuvent se déplacer sur les lieux de travail de ces agents. En outre, toujours dans l’objectif de les ramener vers un rythme de jour, il est tout à fait possible, à la fin du travail de nuit par exemple, en accord avec la médecine du travail, d’organiser des réunions de service car la disponibilité des agents est peu ou prou celle de tout un chacun. Les employeurs doivent ainsi se montrer particulièrement vigilants sur la dimension qualité de vie au travail des agents qui travaillent la nuit. Un autre inconvénient majeur du travail de nuit concerne la formation des agents qui, là encore, se fait habituellement en session ayant lieu la journée : celles et ceux qui travaillent la nuit pourraient donc finir par ne plus se former du tout, non seulement pour passer des diplômes de spécialisation mais aussi pour se former sur des évolutions techniques de leurs pratiques quotidiennes. Pour éviter cela, ce qui serait préjudiciable aux agents mais aussi aux patients, la solution consiste à étaler les formations, à les fractionner dans des temps de battements, par exemple entre 7 h 00, fin du service de nuit, et 11 h 00.
Compte tenu de ces contraintes, lors des recrutements sur des postes de nuit, sur quel(s) élément(s) êtes-vous plus particulièrement attentif ?
Compte tenu de ce que j’ai évoqué auparavant, la confiance et l’éthique professionnelles sont des éléments cruciaux. Deux cas de figure se présentent alors. S’il s’agit d’un recrutement en interne, une infirmière qui passe du travail de jour au travail de nuit, par exemple, nous connaissons déjà la personne et savons à quoi nous en tenir quant à la confiance et l’éthique professionnelle. S’il s’agit d’un recrutement externe, dans le processus de sélection du candidat nous demandons à la personne d’effectuer deux semaines pleines de travail avec les équipes de jour afin de détecter d’éventuels soucis.
Quels types de profils embauchez-vous ?
S’agissant des infirmiers, ce sont en général des profils qui soit ont moins de 35 ans, sans enfants, qui veulent se constituer de l’expérience professionnelle et un pécule, soit ont plus de 50 ans avec des débuts de carrières dans le secteur privé et qui les finissent dans la fonction publique territoriale. Pour les aides-soignants, on se situe plutôt en seconde partie de vie, autour de 45 ans, donc avec des choix déjà effectués en matière de vie familiale. Pour des raisons évidentes, le travail de nuit n’attire pas les jeunes couples avec des enfants en bas âges.
On parle beaucoup d’intelligence artificielle depuis quelque temps et notamment dans le domaine de la médecine. Est-ce que cela va concerner le secteur médico-social, y compris le travail de nuit ?
Je pense que cela sera le cas. Plaçons-nous à l’échelle de la ville avec les développements en cours en matière de ville intelligente, notamment pour tout ce qui concerne les interventions à distance. Dans ce cadre, avec le développement de la surveillance des patients à domicile, il est tout à fait envisageable qu’un infirmier puisse demain surveiller plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, de personnes. Mais il faudra d’abord résoudre deux problèmes. L’un est d’ordre technico-juridique et porte sur l’accès aux données des patients. L’autre, plus compliqué, porte sur la formation initiale des infirmiers qui ne les prépare pas complètement à ces mouvements. La base du rapport de ces professionnels aux patients est avant tout individuelle et non sur la masse. Pour faire évoluer les mentalités et le contenu des enseignements, nous essayons de générer des partenariats avec les écoles qui nous ouvrent leurs portes, ce qui est déjà bien. Mais sur les contenus pédagogiques beaucoup de chemin reste à parcourir !
- Einstein-Hawking, l’Univers dévoilé (2/2), 2025, Arte.