Revue
Ils nous étonnentDes citoyens-controleurs des dettes des communes !
Issu du mouvement altermondialiste, ce type de contrôle citoyen a connu des fortunes diverses, mais croise aujourd’hui le chemin de la démocratie participative et pourrait avoir trouvé un terrain d’action bien plus large.
Selon le Petit Robert, l’un des sens du mot « dette » est : « Le devoir qu’impose une obligation contractée envers quelqu’un. » Plus généralement, la définition du mot « dette » donnée par ce dictionnaire ne mentionne pas un autre devoir, pour un État ou une organisation publique, tout aussi impérieux que le remboursement : celui de rendre des comptes sur l’obligation contractée. Rendre des comptes à qui ?
Outre le Parlement ou la Cour des comptes, pourquoi pas aux citoyens ? Le contrôle par les citoyens des dettes contractées par les collectivités territoriales et plus largement encore le contrôle des politiques publiques locales sont-ils une chimère, une utopie, un pouvoir à saisir ?
Jessy Bailly, maître de conférences en science politique à l’Institut catholique de Paris, a soutenu en 2022 une thèse intitulée : Les citoyens contrôleurs des dettes des collectivités territoriales en France, en Belgique et en Espagne, années 2010. « J’ai voulu comprendre comment à partir de leur lutte pour l’abolition de la dette des pays du sud, certains militants altermondialistes se sont mobilisés en faveur du contrôle par les citoyens des dettes des collectivités territoriales dans trois pays de l’Union européenne », explique Jessy Bailly. Dans les années 1990, il existait ainsi en Belgique un Comité pour l’abolition des dettes illégitimes qui avait une antenne en France. Certains de ces militants se sont peu à peu enracinés dans un contexte local et ont fini par faire porter leurs revendications sur des audits citoyens des dettes à l’endroit où ils résidaient. Leur savoir-faire militant et des évènements, tels que la crise de la dette publique grecque et surtout la faillite de la banque franco-belge Dexia, prêteur historique des collectivités territoriales françaises, ont favorisé cette volonté de contrôle citoyen. Mais cette volonté s’est heurtée à plusieurs difficultés. Pour ne pas devenir des experts des dettes hors des réalités sociales, difficulté que l’on a pu retrouver dans les associations de patients ou encore celles opérant dans le nucléaire, les militants ont tenté de vulgariser leurs propos par diverses actions de communication : « Par exemple, dans un festival de musique à Liège, il y avait un stand pour vulgariser ces questions autour des dettes », précise Jessy Bailly.
Toutefois, la partie la plus délicate fut de se faire communiquer les documents comptables, certes sensibles mais pourtant publics (qui ne figurent pas sur Internet), relatifs aux emprunts contractés par les collectivités territoriales auprès des banques (contrats, taux d’intérêt, durées d’emprunt, etc.) alors qu’il existe une loi sur le droit d’accès aux documents administratifs et une autorité chargée de la faire respecter1. « Il y a eu une centaine de collectifs créés sur le sujet, mais très peu ont réussi à obtenir des comptes publics et à mener un audit citoyen », constate Jessy Bailly. D’ailleurs, les collectivités qui refusent de donner accès à ces documents ne sont pas sanctionnées, ce qui n’aide pas à la transparence. À Grenoble et Nîmes, par exemple, il a fallu que les collectifs citoyens aillent en justice.
Au bout de deux ou trois ans de bataille, les collectifs citoyens obtiennent enfin les documents (parfois fragmentés), encore faut-il avoir les connaissances et le carnet d’adresses pour les analyser correctement et les diffuser auprès de décideurs publics ! « Il arrive que des experts aident les collectifs citoyens, tel un ancien conseiller clientèle d’une banque lanceur d’alerte ou encore un trésorier-payeur, et même en Espagne des auditeurs privés, observe Jessy Bailly, qui poursuit : « néanmoins, pour un grand nombre d’élu·e·s, l’expertise des citoyens n’est pas crédible. » En revanche pour les élu·e·s d’opposition les collectifs citoyens constituent une ressource en tant que prestataires de la contre-expertise qui leur fait défaut. « Les élu·e·s d’opposition ne disposent d’aucun service de la ville sur lesquels s’appuyer », rappelle Nathalie Ferrand-Lefranc, élue d’opposition à Albi qui compte 750 agents municipaux. « Je pense qu’il faut rendre possible le contrôle de la dette des communes par les citoyens en mettant à disposition des locaux, des expertises, sans pour autant l’institutionnaliser. L’initiative doit venir des citoyens », estime Nathalie Ferrand-Lefranc.
Le contrôle par les citoyens des dettes contractées par les collectivités territoriales et plus largement encore le contrôle des politiques publiques locales sont-ils une chimère, une utopie, un pouvoir à saisir ?
Reste que la complexité de ces audits citoyens a fini par épuiser militants et bénévoles : « Il n’existe pas de collectifs d’audit sur une durée supérieure à dix ans », relève Jessy Bailly. Quant aux résultats obtenus, ils sont plutôt minces, à savoir de nouvelles réformes de la transparence des documents publics dans les trois pays et quelques effets sur certains marchés publics, comme à Madrid. Alors, tout ça pour ça ? Pour Jessy Bailly, « les apprentissages de ces collectifs citoyens pour le contrôle des dettes des collectivités territoriales en France vont être utilisés sur des terrains bien plus larges, par exemple l’audit citoyen des budgets des communes ».
C’est effectivement ce qui s’est passé à Millau en 2020 avec l’organisation d’un audit financier citoyen, une première du genre, puis une votation citoyenne sur l’utilisation du budget d’investissement. Une démarche distinguée en 2021 par le Trophée de la participation et de la concertation. Approche similaire à la commune de La Crèche dans les Deux-Sèvres qui a mobilisé un comité citoyen de quarante personnes afin de rééquilibrer son budget. Quant à Rennes, il a été mis en place une évaluation des politiques publiques avec la participation des citoyens et le soutien de l’université.
- L. no 78-753, 17 juill. 1978, portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal. La Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) est une autorité administrative indépendante créée par la loi du 17 juillet 1978. Elle veille au respect du droit d’accès du public aux documents administratifs et aux archives publiques.