Revue
DossierDenis Talledec : « Nous avons besoin d’espaces de dialogue ouvert pour une approche globale des politiques publiques de la nuit. »

La nuit est très longtemps demeurée une impensée en matière de politique publique, alors que la vie nocturne pose de nombreuses questions touchant à la sécurité, au bien-vivre, à la culture, au tourisme ou encore aux transports. Mais au lieu d’une traditionnelle approche par silos, c’est avec une vision d’ensemble qu’il convient de traiter les différents aspects de la vie nocturne, estime Denis Talledec, coordonnateur de la Plateforme de la Vie Nocturne, et élu à la ville de Nantes et à Nantes Métropole1, à condition de mettre en œuvre une gouvernance et des instances appropriées.
« Je crois à la nuit », affirmait Rainer Maria Rilke, dans son poème « Obscurité des origines » 2. « Les choses grandissent la nuit, mon imagination ouvre ses portes, les idées préconçues s’évanouissent », a raconté Bob Dylan dans ses Chroniques3. Mais, pour Nina Bouraoui, « la nuit est une noyade » 4. Qu’en est-il au niveau de l’action publique ? La nuit a-t-elle acquis droit de citer ou est-elle toujours une « noyée », une invisible, une impensée de l’action publique ?
Pour prolonger votre question, permettez-moi de citer le poète libanais Khalil Gibran : « Nul ne peut atteindre l’aube sans passer par le chemin de la nuit. » 5 Ou encore, le philosophe français Denis Diderot : « La nuit met l’imagination en jeu.6 » La nuit a toujours été empreinte d’imaginaire, un imaginaire souvent inquiétant à l’image de certains contes lus aux enfants avant de s’endormir !
Coordonnée par le Collectif Culture Bar-Bars, cette plateforme est un espace de dialogue ouvert, pour une approche globale et transversale des politiques publiques de la nuit.
Quoi qu’il en soit, jusque dans un passé récent, l’imagination nocturne, évoquée par des écrivains, des chanteurs ou des penseurs n’avait guère « éclairé » une action publique caractérisée par une approche essentiellement diurne. Non qu’il n’existât point de politique de sécurité, de politique culturelle ou encore touristique, trois secteurs concernés par la nuit, mais ces activités n’étaient pas vues sous un angle global. Comme dans tant d’autres domaines de l’action publique, chacun travaillait dans son coin, en silos. Les politiques en faveur du tourisme, de la création d’évènements culturels, tels que des concerts, étaient menées par chaque entité responsable sans se préoccuper, par exemple, des nuisances sonores générées par ces activités. Certes, personne n’est a priori contre le développement du tourisme, mais, lorsque cette activité se déroule 24h/24 et 7j/7 dans la ville, c’est la récurrence et la densité de la nuisance dont il est alors question. En outre, la coopération entre acteurs publics et privés, ces derniers n’étant pas organisés en filières, faisait également défaut. Il fallait absolument changer cette situation d’impensée en matière de politique publique et de non-coopération tant entre acteurs publics qu’avec les acteurs privés.
Comment ce changement s’est-il opéré ?
À l’initiative de grandes villes telles que Paris7, Lille, Bordeaux, Nantes, Rennes, mais aussi La Rochelle et Montreuil, de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture associée à des professionnels tels que le Gip Cafés Culture, le Réseau des indépendants de la musique, Médiation nomade ou encore l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, ainsi qu’à des citoyens avec l’association Habiter Paris, il a été créé en 2017 la Plateforme de la Vie Nocturne.
Coordonnée par le Collectif Culture Bar-Bars, cette plateforme est un espace de dialogue ouvert, pour une approche globale et transversale des politiques publiques de la nuit. Comprendre ce qui se joue la nuit, construire des clés d’analyses en croisant les expériences et les expertises les plus diverses, élaborer des stratégies pour devenir une ressource et un atout pour les territoires, être force de proposition : tels sont les objectifs de la Plateforme de la Vie Nocturne, qui s’est enrichie en 2020 d’un conseil scientifique composé d’une quinzaine d’universitaires appartenant à différentes disciplines comme la sociologie, l’urbanisme ou encore la géographie. Il est présidé par Luc Gwiazdzinski8 qui justement vous accompagne sur ce dossier.
Ainsi, élus et techniciens des collectivités et de l’État concernés par la vie nocturne, organisations professionnelles, universitaires, acteurs locaux, experts et collectifs de riverains, débattent tout au long de l’année, au cours de séminaires, de sujets ayant trait à la culture, au tourisme, à la sécurité, à la tranquillité publique, au transport, à la santé, à la réduction des risques, à l’économie et à la formation. Tous les deux ans, une conférence internationale est organisée et donne lieu à des échanges de vues plus larges permettant un partage d’expériences venues d’Europe, mais aussi du Canada, des États-Unis ou encore de Chine.
Les sujets traités au sein de la plateforme vont bien au-delà de l’aspect sécurité. Cette volonté d’embrasser tous les aspects de vie nocturne et de décloisonnement de l’action de ses différents acteurs est-elle bien perçue ? Débouche-t-elle sur l’instauration dans les territoires de politiques publiques de la nuit ?
Deux éléments me permettent de répondre par l’affirmative. Insufflés par la dynamique de la plateforme, des conseils de la nuit se sont développés un peu partout en France, Nantes ayant été la première ville à mettre en place une telle instance, et même en Europe, par exemple à Barcelone, par ailleurs membre de la plateforme, ou encore à Bruxelles. Ces conseils rassemblent différentes typologies d’acteurs qui souhaitent partager expertise technique et empirique, mettre en dialogue l’ensemble des politiques publiques concernées, que j’ai énumérées plus haut, afin de porter une approche globale cohérente sur l’ensemble d’un territoire.
Il y a un nombre croissant d’élus de collectivités territoriales qui sont délégués à la politique de la nuit en tant que telle.
Ainsi, un développement des capacités de locations de vacances, type Airbnb ou Booking, sur un territoire va entraîner une massification du tourisme. Ce qui aura des conséquences en termes de sécurité et d’environnement. De même pour la gentrification d’un territoire qui ne manquera pas de poser difficultés et conflits en matière immobilière que les collectivités devront bien assumer. D’où l’impérieuse nécessité de décloisonner les politiques publiques, on le voit parfaitement dans d’autres domaines comme l’environnement, et, pour cela, de disposer d’espaces de dialogue de type plateforme et conseil de la nuit. L’autre élément de satisfaction que je souhaite souligner est le nombre croissant d’élus de collectivités territoriales qui sont délégués à la politique de la nuit en tant que telle, représentant ainsi cette approche cohérente que j’ai évoquée.
Quelles sont les traductions concrètes des activités de la Plateforme de la Vie Nocturne ?
Nous mettons à la disposition des différents acteurs de la vie nocturne des ressources documentaires thématiques, par exemple sur la promotion de vie nocturne, les mobilités nocturnes, la prévention des conduites à risque ou encore les discriminations la nuit ; un guide sur la gouvernance de la vie nocturne ; des recommandations pour les politiques de régulation de la vie festive nocturne ou encore les bonnes pratiques de nos collègues internationaux pour ne citer que ces documents. Au-delà de la production de réflexions et de la diffusion de l’état de l’art en matière de politique publique de la vie nocturne tant en France qu’à l’étranger, nous avons également un rôle de préconisation. Nous sommes ainsi à l’origine, il y a environ cinq ans, de la loi sur l’antériorité9 : issue du droit s’appliquant aux industries polluantes et au secteur aéroportuaire, qui stipule qu’à partir du moment où une activité respecte les normes qui lui sont imposées, les riverains ne peuvent pas porter plainte ; cette loi a permis d’étendre ce dispositif aux activités culturelles et sportives se déroulant, par exemple, dans des cafés-concerts ou des stades.
La plateforme apporte certes aux collectivités territoriales des éléments de réflexions, de comparaisons, mais ensuite ? Comment passer à la mise en œuvre d’une politique publique de la nuit transverse au sein de la collectivité et en coopération avec les acteurs locaux privés ?
Une telle entreprise ne s’improvise pas. Je pense qu’une collectivité territoriale doit tout d’abord mobiliser un ensemble d’acteurs qu’elle va interroger et notamment les services de l’État, procéder à une étude des différentes activités concernées par la nuit, poser un diagnostic en vue d’élaborer un plan à court, moyen et long terme afin de déterminer une politique publique globale de la nuit. Si la collectivité le souhaite, elle peut lancer un appel à manifestation d’intérêt afin de se faire accompagner dans cette démarche par des experts et un coordinateur. Cette phase d’étude et de développement, qui peut durer entre douze et dix-huit mois, pourra déboucher sur la création d’un conseil de la nuit, dont j’ai précisé précédemment le rôle et la composition sous la houlette d’un élu délégué à la politique publique de la nuit en tant que telle. Une délégation dont il ne faut surtout pas négliger la complexité : comment mobiliser ses collègues alors que certaines injonctions sont contradictoires ? Ainsi, l’élu délégué au tourisme aura à cœur de développer le secteur dont il a la charge et notamment l’offre de cafés, hôtels et restaurants, tandis que l’élu délégué à la sécurité aura de son côté le souci de l’apaisement afin d’assurer la tranquillité publique. Reste que, si ces questions sont appréhendées de concert, à la base, les contradictions peuvent être résolues. Gouvernance toujours, il est selon moi indispensable de créer une instance de régulation afin de régler les éventuels conflits. Il peut s’agir d’une commission de régulation des débits de boissons, composée notamment de représentants de la profession, qui rend un avis avant une éventuelle sanction administrative. L’idée est ici de privilégier le bon sens dans l’application du droit : sanctionner les professionnels ayant réellement commis des infractions à la réglementation et faire preuve de compréhension, par exemple, lorsqu’il s’agit de petits abus qui ne sont pas récurrents. Pour cela il est important d’objectiver les faits : ce sera le rôle d’une brigade dédiée de la police municipale.
Quelle est l’efficacité de tels dispositifs ?
Je peux affirmer qu’avec ce type d’organisation on peut « éteindre » 70 % des problèmes ! J’observe d’ailleurs que les commissions de régulation, par exemple, qui ont des formes différentes d’une collectivité à une autre, se sont multipliées ces dernières années. À propos de sanctions administratives, je souhaiterais préciser qu’il s’agit là d’une spécificité française, probablement d’origine historique, car n’oublions pas que la Révolution a commencé dans les cafés. Dans les autres pays européens, en Grande-Bretagne par exemple, les sanctions relèvent du pouvoir judiciaire.
Comment les acteurs privés, notamment ceux du monde de la nuit, ont-ils accueilli cette dynamique ?
La reconnaissance permise par la création des nouvelles entités que nous avons évoquées a répondu à un besoin, à savoir celui d’être considéré comme un acteur économique et social et du territoire à part entière. Cela permet d’amener davantage de fluidité, par exemple dans les relations avec la police. Des rapports auparavant frontaux doivent ainsi devenir complémentaires. Les conseils de la nuit favorisent des rencontres dans un autre temps que celui des situations aiguës à traiter et, par là même, le partage d’une culture commune. En outre, impliqués dans les politiques publiques, les acteurs privés se révèlent être également force de proposition, comme au moment du déconfinement, en faveur de l’élargissement des terrasses des cafés afin de relancer l’économie de ce secteur.
Outre une approche transverse de la politique de la nuit, vous avez également évoqué la nécessité d’agir en amont. Pourquoi et comment ?
J’estime, en effet, qu’il faut réfléchir à nos usages en amont et intégrer la dimension nocturne dans les projets urbains en fonction de la temporalité des espaces et de leurs caractères multi-usages. Auparavant, un quartier était pensé en fonction de sa destination, telle que le commerce ou les affaires. Mais, compte tenu de la globalité actuelle des rythmes de vie, il convient de revoir cette façon de faire, en travaillant avec les architectes et les usagers, afin de proposer une offre d’urbanisme complémentaire entre différents usages et différents quartiers où l’on peut travailler, aller au restaurant ou encore à la salle de sport.
En outre, le centre des villes, souvent congestionné, n’est plus le seul point d’attraction : le péri-urbain reprend vie, comme l’atteste le développement de lieux atypiques qui se sont montés dans des zones d’activités commerciales. Tout à la fois centre d’affaires, halles gourmandes et marchandes, commerces, brasseries et bars rooftop : des lieux de travail sont aussi des lieux de vie ! Mais que se passera-t-il si ces nouveaux lieux génèrent des zones de passage vers des quartiers résidentiels ? D’où le besoin de mener des diagnostics nocturnes pour anticiper le besoin d’infrastructures qui absorbent le bruit, par exemple, notamment dans les nouveaux quartiers. De même pour l’éclairage public éteint la nuit alors que des personnes circulent à pied, ce qui pose des questions de sécurité : quels éclairages pour quels axes ? Mais beaucoup de villes ne possèdent pas de réseaux intelligents pour piloter leur éclairage. Faut-il alors des peintures phosphorescentes au sol ? Faut-il permettre aux usagers des bus de nuit de descendre à la demande pour être à côté de leur domicile ? C’est, par exemple, une solution mise en place à Nantes. Pourquoi ne pas anticiper ces questions ?
Les établissements traditionnels doivent se réinventer à l’image de la politique de la vie nocturne qui constitue un être vivant en perpétuelle mutation.
Dans un autre domaine, plutôt que de faire face à des conflits d’usages fréquents, tels qu’avec le boulanger, dont le commerce occupe une alvéole d’un immeuble d’habitation mais qui se fait livrer à 4 ou 5 h 00, et dont le four à pain est chaud en plein été, là encore il aurait mieux valu anticiper !
Le périmètre de la politique publique de la vie nocturne est décidément très vaste !
Un mot sur l’aspect transport qui concerne ceux qui sortent, sujet lié à l’éclairage public comme nous venons de le voir, mais aussi ceux qui travaillent la nuit et qui, pour cela, doivent se déplacer. Il avait été estimé, pour les besoins d’une étude sur une grande ville française, que 20 % de ses habitants travaillaient la nuit, ce qui est considérable. Cela pose la question de la disponibilité de transports en commun la nuit mais aussi d’offres de gardes d’enfants. Donc, effectivement le périmètre est vaste et suppose de mobiliser une large palette d’acteurs publics et privés pour imaginer des solutions.
Alors que l’on dénombrait 500 000 cafés au début du xxe siècle, ce chiffre est tombé à un peu plus de 40 000 aujourd’hui. Par ailleurs, l’épisode du covid-19 n’a-t-il pas fortement bousculé les habitudes en remettant en cause sur le long terme la vie nocturne ?
La crise sanitaire a effectivement fait perdre durablement aux professionnels une partie du public qui privilégie désormais les moments conviviaux ou festifs à la maison. Ajoutons à cela l’effet Netflix et nous avons à faire face à une mutation des habitudes de vie nocturne. Cela étant, ces changements étaient à l’œuvre avant le covid qui n’a fait que les amplifier.
En zone urbaine comme en zone rurale, il faut désormais se démarquer, proposer des offres plus singulières comme des bars à thèmes ou encore la création d’évènements. Les établissements traditionnels doivent se réinventer à l’image de la politique de la vie nocturne qui constitue un être vivant en perpétuelle mutation.
- Délégation(s) : Prévention de la délinquance-Sécurité publique.
- Rilke R. M., Poésie, trad. M. Betz, 1941, Éditions Emile-Paul Frères, « Livre d’heures (1899-1906) », p. 118.
- Dylan B., Chroniques, Volume 1, 2005, Fayard.
- Bouraoui N., Garçon manqué, 2000, Stock.
- Gibran K., Le sable et l’écume, 1990, Albin Michel.
- Diderot D., Œuvres complètes, 1875, Assézat.
- Lire l’interview de « Frédéric Hocquard : ‘‘Il devient urgent de penser le développement de la vie nocturne au-delà des limites administratives de Paris.’’ », p. 58-61.
- Luc Gwiazdzinski est docteur et habilité à diriger des recherches (HDR) en géographie. Il est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse (ENSAT), membre du Laboratoire de recherche en architecture (LRA) et professeur invité à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Ses travaux portent notamment sur la ville, la métropolisation, le temps, les rythmes, la nuit, les mobilités et la géographie situationnelle. Il a coordonné ce dossier pour Horizons publics.
- L. no 2024-346, 15 avr. 2024, visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels.