Revue
Anticipations publiquesLe droit, un outil de changement sociétal ?

Souvent perçu à tort comme un cadre rigide et conservateur, sous-estimé ou mal estimé, le droit peut être un puissant moteur de changement social, de progrès et d’émancipation. Correctement appréhendé et mobilisé, il peut devenir un levier essentiel pour transformer la société.
Dans un monde marqué par toutes les transitions – écologique, numérique, sociale et démocratique –, dans un monde en mutation si rapide, le droit occupe une place centrale, souvent sous-estimée ou plutôt mal estimée. Trop souvent perçu comme un cadre trop rigide, conservateur pour ne pas dire réactionnaire, en tous les cas éloigné des réalités sociales et culturelles, le droit est pourtant un outil vivant, au fond profondément politique, contrairement à l’idée reçue. Il est capable d’impulser de profondes dynamiques de transformation. Il ne se contente pas, comme nous l’entendons trop souvent à tort, de refléter l’état du monde : il peut, s’il est appréhendé avec justesse et pertinence, en devenir l’un des moteurs de changement les plus puissants.
Au moment où les institutions sont en crise de légitimité, où les inégalités se creusent au point de devenir insupportables, où les citoyens aspirent à plus de justice et de transparence, il est donc urgent de reconsidérer le droit, et de voir en lui non un simple instrument de régulation, mais un instrument de changement, de progrès et pourquoi pas d’émancipation.
Le droit, reflet de la société mais aussi moteur de son évolution
Les praticiens du droit ont coutume de le comparer à un miroir. Il refléterait les structures sociales, les rapports de pouvoir mais aussi les valeurs dominantes. Ainsi, les grandes évolutions législatives et réglementaires seraient rarement déconnectées de leur contexte historique. Les exemples abondent et le conditionnel n’est plus de mise : l’abolition de l’esclavage, la dépénalisation de l’homosexualité, la reconnaissance du droit à l’interruption volontaire de grossesse ou, plus récemment, l’inscription de la lutte contre le réchauffement climatique dans la Constitution sont sans conteste autant de moments où le droit accompagne, consacre – voire précède – les mutations sociales.
Mais ce rôle du droit ne se limite pas un simple accompagnement ou consécration : il peut aussi anticiper et orienter les changements. Le droit positif, qu’il soit produit par le législateur ou interprété par le juge, constitue un cadre normatif qui peut transformer les mentalités, impulser de nouveaux comportements, ouvrir des voies inédites. Ainsi, les politiques de quotas en matière de parité entre sexes ont permis de faire évoluer la représentation des femmes dans les sphères décisionnelles. Le droit ne s’est pas contenté d’enregistrer une tendance : il a largement contribué à la créer, non sans opposition d’ailleurs.
Les grands mouvements de lutte pour les droits civiques, les droits des femmes, les droits des peuples natifs ou encore les droits des personnes en situation de handicap ont tous eu recours au droit comme un levier stratégique et opportun.
Un outil d’émancipation individuelle et collective
Mais le droit est aussi un instrument d’émancipation. En effet, l’une des fonctions essentielles du droit est de protéger les droits fondamentaux, d’encadrer les pouvoirs ou de garantir les libertés. Il permet ainsi aux individus les plus faibles et aux groupes démunis de revendiquer une place, une voix, une reconnaissance. Les grands mouvements de lutte pour les droits civiques, les droits des femmes, les droits des peuples natifs ou encore les droits des personnes en situation de handicap ont tous eu recours au droit comme un levier stratégique et opportun.
Cette dynamique est désormais inéducable : par exemple, dans le champ environnemental. Des organisations non gouvernementales (ONG), des collectivités publiques, des citoyens se saisissent du droit pour défendre les biens communs : l’air, l’eau, le climat.
Nous pensons notamment à « l’affaire du siècle » en France ou aux actions engagées devant les juridictions internationales pour obliger les États à respecter leurs engagements climatiques.
De façon synthétique, le droit n’est plus le seul reflet des sociétés, il devient un levier pour les transformer.
Le juriste, artisan du changement
Cette évolution marquante du droit, passant du reflet des sociétés à un levier de leur transformation, n’aurait pu se concrétiser sans l’aide et, par conséquent, la profonde mutation des juristes.
Ce pouvoir du droit suppose en effet une mobilisation active de celles et ceux qui le font vivre, qui l’interprètent et qui l’appliquent. Le juriste, loin d’être un simple scribe enfermé dans la lettre du texte, est un acteur (médiateur) du changement, capable de faire évoluer les pratiques, d’interpréter les normes à la lumière des enjeux contemporains et de proposer des solutions juridiques innovantes.
Dans les entreprises, les cabinets d’avocats, les juridictions, les administrations, les juristes sont aujourd’hui confrontés à des défis inédits : réguler l’intelligence artificielle, encadrer les pratiques numériques, prévenir les atteintes à l’environnement, promouvoir la diversité et l’inclusion. Leur rôle n’est pas seulement d’assurer la conformité ou la sécurité juridique, mais aussi d’accompagner les transformations, d’en garantir la légitimité et la soutenabilité.
Leur formation devient un enjeu majeur. D’elle dépend l’exercice de leurs nouvelles responsabilités. La culture juridique est elle aussi impactée : il est essentiel que les juristes soient formés à penser le droit dans sa dimension sociale, politique, écologique et éthique. Le droit ne peut donc rester un langage réservé aux initiés ; il doit être compréhensible, accessible et inscrit dans un projet collectif. Son accès devient un enjeu, si ce n’est l’enjeu. Car sans accès au droit, pas d’utilisation du droit !
Des tensions structurelles : entre conservatisme juridique et innovation sociale
Toutefois, il ne s’agit nullement de nier les réticences à ce nouveau rôle : le droit n’est pas spontanément progressiste. Il porte aussi en lui une part de conservatisme. Par sa nature même, il tend à stabiliser, à figer, à maintenir un ordre établi, si ce n’est immuable. C’est pourquoi les réformes juridiques sont souvent longues, complexes et parfois timorées. Certaines normes peuvent cristalliser des rapports de domination ou reproduire des inégalités. Le droit, en ce sens, peut aussi être un obstacle au changement.
Il revient donc aux acteurs du droit – pris dans un sens très large : législateur, juge, juristes, mais aussi citoyens – de faire évoluer les textes, d’en réinterpréter le sens, de faire preuve de créativité. Cette dialectique entre stabilité et transformation est au cœur de la dynamique juridique. C’est ce qui fait sa richesse mais aussi sa fragilité.
À titre d’exemple, le droit de l’environnement a connu une évolution remarquable : pendant longtemps, il a été cantonné à un rôle secondaire, peu contraignant, parfois considéré comme un frein à l’activité économique. Aujourd’hui, il devient un champ central, structurant et porteur d’une nouvelle vision de la responsabilité collective. Mais ce basculement n’est possible que si, une fois encore, le droit est repensé, renforcé et approprié par les acteurs de terrain.
Le droit n’est pas figé. Il est vivant, conflictuel, évolutif. Il peut être un outil d’ordre comme un vecteur de rupture. Il peut freiner les changements ou les propulser. Ce qui fait la différence, c’est la manière dont il est pensé, interprété, utilisé.
Pour un droit plus participatif, plus inclusif, plus prospectif
Enfin, si le droit doit être un outil au service de changements profonds, il doit aussi être plus participatif. Les processus de fabrique du droit doivent s’ouvrir à la société civile, aux citoyens, aux experts, aux personnes concernées. Les expériences de conventions citoyennes, de budgets participatifs ou encore de justice collaborative montrent que le droit peut être élaboré de manière plus démocratique, plus transparente, plus inclusive.
Cette ouverture est d’autant plus nécessaire face à la complexité croissante des enjeux : changement climatique, transition énergétique, souveraineté numérique, intelligence artificielle, migrations, fractures sociales. Le droit ne peut plus se contenter de réagir : il doit anticiper, proposer, accompagner. Il doit aussi être prospectif, au service d’un projet de société clair, éthique et durable.
Cela suppose une articulation nouvelle entre droit national, droit européen et droit international, mais aussi entre droit public et droit privé, entre normes étatiques et initiatives locales. La complexité du droit qui accompagne la complexité du monde ne doit pas être un obstacle à son appréhension.
Conclusion
Le droit n’est pas figé. Il est vivant, conflictuel, évolutif. Il peut être un outil d’ordre comme un vecteur de rupture. Il peut freiner les changements ou les propulser. Ce qui fait la différence, c’est la manière dont il est pensé, interprété, utilisé.
Dans une époque où les certitudes s’effritent et où les aspirations à plus de justice, de transparence et de durabilité s’intensifient, le droit doit être mobilisé non comme un carcan mais comme un outil puissant de transformation. Il appartient à tous les juristes, qu’ils soient praticiens, universitaires, militants ou décideurs, de faire vivre ce potentiel. Car le droit, bien compris, bien appliqué, bien pensé, peut être l’un des plus puissants moteurs de changement de notre temps.