Revue
Anticipations publiquesQuels services publics en 2040 ?
Face aux transitions écologique, numérique et sociétale, quel visage auront les services publics en 2040 ? Comment réinventer un service public plus humain, agile et résilient dans un contexte de crises multiples et de ressources limitées ? Ces questions ont été au centre du séminaire annuel du Réseau Prospective Territoriale qui s’est tenu les 28 et 29 août 2025 à La Rochelle.
Organisé en partenariat avec le think tank Futuribles International, l’événement a réuni une soixantaine de participants, dont une cinquantaine issue des collectivités territoriales pour « repenser le rôle, la forme et les modalités d’action des services publics », selon Yohann Zermati, le président du Réseau Prospective Territoriale. Depuis mars 2025, ce réseau, qui rassemble des praticiens de la prospective en collectivité, a initié en partenariat avec Futuribles International, la démarche « Services publics 2040 » qui vise à explorer collectivement les futurs possibles des services publics à l’horizon 2040. L’objectif de la démarche est d’aider les décideurs publics à anticiper les mutations, et à adapter leurs organisations et politiques publiques. Le séminaire annuel de La Rochelle a permis de partager les premières pistes de réflexion, de les confronter aux intervenants et aux participants, et ainsi d’enrichir le travail prospectif engagé.
Trois grandes ruptures dans l’histoire des services publics
L’historienne Claire Lemercier, directrice de recherche au CNRS, co-autrice des deux ouvrages La valeur du service public et La haine des fonctionnaires1, a ouvert les réflexions en identifiant trois grandes ruptures qui ont remodelé le service public français ces quarante dernières années2.
La première, et sans doute la plus visible, est la rupture de l’égalité territoriale. Depuis les années 1980, un « changement de principe assumé » a conduit à abandonner le maillage territorial hérité de la Troisième République, au profit d’une logique « d’équité » qui a souvent signifié la fermeture de services de proximité. Les chiffres sont éloquents : entre 1980 et 2013, le nombre de communes dotées d’une maternité a chuté de 50 %, et celles avec un tribunal de 40 %. Pour Claire Lemercier, l’impact va au-delà des statistiques : ces « bâtiments vides ou dégradés » affectent aussi la perception de l’État et créent un « éloignement des citoyens avec les institutions ». Si les maisons France services sont plébiscitées par les usagers, leur modèle repose sur « le dévouement d’un personnel précaire » et pose la question de sa soutenabilité à long terme.
L'objectif de la démarche est d'aider les décideurs publics à anticiper les mutations, et à adapter leurs organisations et politiques publiques.
La deuxième rupture est celle de l’égalité sociale, aggravée par une numérisation à marche forcée. Loin d’être la solution miracle à la fermeture des guichets, la dématérialisation redouble les inégalités existantes et accroît le non-recours aux droits. En 2022, 40 % des foyers non diplômés n’avaient pas de connexion Internet à domicile. Cette « ségrégation numérique et physique », symbolisée par le « retour de la troisième classe » avec des offres « low cost », comme OuiGo, menace la mixité sociale et le consentement à l’impôt en créant une société « où l’on ne se croise jamais », alerte l’historienne.
Enfin, la troisième transformation concerne le périmètre même du service public, marqué par l’externalisation et la contractualisation. Claire Lemercier rappelle que la France n’a « jamais été le pays du tout public, tout fonctionnaire ». Cependant, l’idéologie du « nouveau management public » a systématisé le recours à des cabinets de conseil ; l’affaire McKinsey l’a rappelé avec force. Cette logique de « cœur de métier » invisibilise des fonctions de maintenance et de soin pourtant « absolument essentielles pour répondre aux défis écologiques et sociaux ».
Écouter les jeunes pour imaginer les services publics de demain
Alicia Barbotin, secrétaire générale de l’association Fonction publique du 21e siècle (FP21), a porté la voix d’une jeunesse en quête de sens et de nouvelles pratiques. Le constat est alarmant : 30 % des jeunes qui rejoignent la fonction publique la quittent dans les trois premières années, selon une étude qui porte sur la génération sortie d’études en 20173, citant le manque d’évolution professionnelle, les conditions de travail ou une rémunération jugée insuffisante.
Pour attirer et retenir les talents de demain, les employeurs publics devront répondre à des attentes claires. La flexibilité est en tête, avec 73 % des jeunes de la génération Z qui souhaitent que « l’entreprise leur permette d’organiser leurs horaires de travail » 4. Ils aspirent également à des pratiques managériales plus horizontales, basées sur la co-construction grâce à la confiance et la consultation, loin du modèle « descendant » traditionnel. Enfin, l’engagement écologique n’est plus une option : plus des deux tiers des jeunes se disent prêts à quitter un employeur dont les actions en faveur de l’écologie sont jugées insuffisantes. Cette préoccupation environnementale est si forte qu’elle peut générer une « éco-anxiété » spécifique à cette génération, un levier potentiel pour les employeurs publics.
L’avenir des services publics locaux se joue aussi à Bruxelles
L’influence de l’Union européenne (UE), souvent perçue négativement, a été analysée par Sabine Martorell de l’Association française du Conseil des communes et régions d’Europe (AFCCRE). Si l’UE a historiquement favorisé la libéralisation de certains secteurs (énergie, transports, télécommunications) au nom du marché intérieur, elle reconnaît aujourd’hui la nécessité de services publics de qualité, notamment via le socle européen des droits sociaux. Des financements importants, comme le Fonds social pour le climat (près de 9 milliards d’euros pour la France), représentent des opportunités pour les territoires, à condition qu’ils puissent s’en saisir. « L’approche européenne des services publics (système d’information géographique – SIG, Services d’intérêt économique général – SIEG) et celles dans d‘autres pays font réfléchir sur la définition d’un service public et, par répercussion, sur le modèle français d’aujourd’hui et de demain », confie Yohann Zermati.
Des ateliers de design fiction
« Imaginons les services publics en 2040 » : c’est sous ce titre que se sont ouverts, l’après-midi, les ateliers prospectifs coordonnés par le Réseau Prospective Territoriale. En introduction, Frédéric Weill, directeur d’études à Futuribles international, a présenté l’état d’avancement de la démarche nationale, inscrite dans un vaste travail d’analyse prospective destiné à anticiper les évolutions possibles des services publics à l’horizon 2040. Pour nourrir la réflexion, une vingtaine de « fiches variables » ont été mises à disposition des participants. Elles mettent en lumière de grandes tendances qui pourraient bouleverser le quotidien des usagers comme l’organisation des services publics. Ces tendances ont servi de point de départ à ces ateliers participatifs, destinés à explorer de manière créative ce que pourraient être les services publics en 2040.
Les participants ont rivalisé de créativité pour répondre à six scénarios à partir de la méthode des « personae », souvent utilisée en design de services publics. Elle consiste à créer une représentation fictive mais réaliste d’usagers des services publics pour se glisser dans leur peau. Chaque persona a servi de prétexte pour se projeter dans un service public en 2040.
Sophie Martin, 29 ans, mère célibataire, en recherche de solution de garde pour son fils de 14 mois, a ainsi servi de persona pour illustrer la thématique du « service public de qualité en dépit de la très forte contrainte budgétaire ». Gisèle Marchand, 82 ans, retraitée, habitante d’un hameau du Morvan, pour « un service public universel mais adapté au besoin de chacun ». Rachid El Madi, 42 ans, militant associatif dans un quartier populaire de la banlieue lyonnaise, pour « un service public coconstruit avec l’usager ». Kévin Lemoine, 22 ans, sans emploi, habitant d’un bourg rural du Lot, pour « un service public disponible et accessible pour les habitants des territoires de très faible densité ou éloignés du numérique ». Et enfin, dernière persona, avec Nathalie et Alain Baulieu, 48 et 51 ans, couple modeste en quartier pavillonnaire de petite ville, pour « un service public au service de la transition énergétique du territoire ». Objectif : réinventer l’action publique à l’horizon 2040, entre contraintes budgétaires, fractures territoriales et urgences climatiques.
« Ces portraits ne sont pas anodins, explique Frédéric Weill. Ils révèlent les angles morts de nos politiques actuelles. » En se glissant dans leur peau, les participants ont imaginé des solutions concrètes, low-tech et centrées sur l’humain.
Parmi les propositions qui sont ressorties des six ateliers, certaines rompent ainsi avec l’image d’une administration lointaine, froide et rigide. Sur la disponibilité et l’accessibilité des services publics implantés dans des territoires de très faible densité et éloignés du numérique, les participants ont proposé de créer un centre de ressources itinérant qui pourrait s’appeler « SPOT » pour « Service public ouvert à tous ». Il pourrait être un bus aménagé équipé de médiateurs numériques et de conseillers administratifs. Son credo ? « Aller vers » plutôt que « faire venir », notamment dans les zones rurales ou les quartiers prioritaires.
Deuxième proposition : « Ni chaud ni froid », sorte de guichet unique nouvelle génération qui serait un service public conçu et dimensionné au service de la transition énergétique des territoires.
Troisième proposition : pour faire face à la très forte contrainte budgétaire, les participants ont imaginé un service public mutualisé pour maintenir la qualité du service public, en partant de la persona de Sophie Martin. « La mutualisation, l’hybridation, l’utilisation des locaux scolaires, la gouvernance sont revenus dans la réflexion. Nous avons réinterrogé le périmètre du service public. À l’avenir, le service public de demain va se construire avec ses bénéficiaires et ses usagers », a précisé l’un des participants. Un nouveau service baptisé « Grandir et vieillir ensemble, de 14 mois à 114 ans » ou encore une crèche familiale intergénérationnelle sont ressorties de cet atelier prospectif.
Quatrième proposition : Les participants de l’atelier « Le service public sera co-construit avec l’usager en 2040 » ont imaginé un espace dédié, baptisé « Public Agora », avec une devise claire : « De vous, avec vous et pour vous ». Un lieu de dialogue où l’administration et les citoyens construisent ensemble les politiques publiques de demain.
La cinquième proposition, basée sur l’hypothèse d’avoir « en 2040, un service public universel et adapté aux besoins de chacun des usagers », a débouché sur un nouveau service public « Publicomobile », facilitateur de la vie quotidienne. « Nous avons imaginé un service public de guichet déployable – qui se déplace – et multicanal. Une sorte de guichet humain et accessible dans une logique de crieur public », défendent les participants de cet atelier.
« En 2040, un service public qui garantit la continuité du service public plus instable et menaçant (canicules, inondations, conflits, cyberattaques, etc.) » a constitué la trame du sixième atelier. Le groupe de travail est parti de la raréfaction de la ressource en eau à l‘horizon 2040. Plusieurs enseignements ont été tirés de ce dernier atelier : tout d’abord, favoriser un changement culturel pour économiser la ressource dès le plus jeune âge et clarifier quels services publics restent essentiels en situation d’urgence. Ensuite, la gouvernance de l’eau doit évoluer vers une gestion solidaire entre territoires. Enfin, les priorités d’usage – agricoles ou domestiques – doivent être repensées. Les participants ont également évoqué l’enjeu du financement et des normes actuelles sur l’eau potable qui apparaissent inadaptés aux défis climatiques, avant de suggérer le droit à la garantie d’une eau de qualité pour tous, dans le monde incertain de demain.
« Ce qui frappe, c’est la cohérence entre des idées apparentes disparates, analyse Frédéric Weill. Tous les scénarios convergent vers quatre piliers : proximité, agilité, co-construction et résilience des services publics. »
La prochaine étape : territorialiser les scénarios
Les prochaines étapes du projet « Services publics 2040 » consisteront à construire des scénarios en croisant les variables et les controverses identifiées d’ici fin 2025. Début 2026, des pistes d’atterrissage territorial seront proposées, l’idée étant de « territorialiser la démarche » en testant les scénarios à l’échelle locale, en lançant un appel à intérêt auprès de territoires intéressés. L’objectif est de fournir aux décideurs des outils de réflexion pour le prochain mandat local, afin d’éclairer leurs choix et d’adapter les politiques publiques.
- Gervais J., Lemercier C. et Pelletier W., La valeur du service public, 2021, La découverte ; La haine des fonctionnaires, 2024, Éditions Amsterdam.
- Lire « Claire Lemercier : ‘‘Tirer les leçons de l’histoire pour construire les services publics de demain’’ », p. 18 et s.
- Colin S. et Godefroy P., « Quelle expérience et quelle perception ont les jeunes de la fonction publique ? », Point Stat févr. 2023, no 40.
- Mazars et OpinionWay, « Future of work : quelles attentes de la gen Z pour l’entreprise de demain », enquête, 2019.