Revue
Au-delà des frontièresManagement : la France, mauvais élève en Europe
En France, les pratiques managériales apparaissent plus verticales et plus hiérarchiques que chez ses voisins européens, la reconnaissance au travail y est plus faible et la formation des managers plus académique. C’est le constat sévère dressé par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans un rapport récent.
Pratiques managériales dans les entreprises et politiques sociales en France. Les enseignements d’une comparaison internationale (Allemagne, Irlande, Italie, Suède) et de la recherche : c’est le titre complet du rapport de l’IGAS publié en juin 20241.
Ce rapport, fruit d’investigations couvrant quatre secteurs clés (l’automobile, l’hôtellerie-restauration, le digital et l’assurance) et comparant la France à l’Allemagne, l’Italie, l’Irlande et la Suède, est destiné aux décideurs publics et privés cherchant à comprendre l’impact direct du management sur les politiques sociales – qu’il s’agisse du taux d’emploi, de l’absentéisme, du turnover, ou du sentiment de perte de sens au travail. Résultat : malgré un arsenal réglementaire unique en Europe, le pays figure parmi les mauvais élèves en management.
Les premières conclusions de l’IGAS soulignent une convergence surprenante : « Les critères d’un management de qualité, loin d’être dispersés et hétérogènes selon les pays, les secteurs d’activité ou la taille des organisations, sont en réalité très convergents. Le “bon” management que l’on retrouve partout en Europe se caractérise un fort degré de participation des travailleurs, une autonomie soutenue par la hiérarchie, et la reconnaissance du travail accompli. « Cette forte convergence est probablement liée à l’évolution des contraintes qui pèsent sur les entreprises (pénuries de main-d’œuvre, transformation des attentes accélérées par l’épidémie de covid-19, quête de sens, individualisation des rapports au travail, etc.), qui se retrouve dans les pays et les secteurs d’activité étudiés », peut-on lire en introduction du rapport.
Les pratiques managériales positives sont cruciales non seulement pour la performance des entreprises (quoique difficile à mesurer), mais surtout pour la santé des salariés, la qualité de l’emploi et la qualité du travail.
Un management trop vertical et trop hiérarchisé en France
Face à ce consensus, la France révèle des faiblesses structurelles persistantes. Ce qui ressort de l’investigation des quatre inspecteurs des affaires sociales, c’est la verticalité et la hiérarchie élevée du modèle français. Les données issues d’enquêtes européennes, comme l’EWCS (Eurofound), confirment que le niveau d’autonomie des travailleurs est sensiblement plus faible en France. La proportion d’organisations caractérisées par une faible autonomie est supérieure de 6,5 points à la moyenne européenne.
De plus, l’élément essentiel de la reconnaissance au travail est nettement plus faible en France par rapport à ses voisins. Cette insuffisance est corroborée par des enquêtes nationales, montrant que près de 40 à 50 % des salariés français estiment être insatisfaits par manque de reconnaissance, contre 25 % en Allemagne et 28 % au Royaume-Uni.
Ce qui ressort de l’investigation des quatre inspecteurs des affaires sociales, c’est la verticalité et la hiérarchie élevée du modèle français.
Ce manque de reconnaissance se traduit logiquement par une confiance dégradée. L’indice de confiance dans le management en France est notablement moins bon, la proportion de travailleurs déclarant une faible confiance étant le double de celle observée en Allemagne, en Irlande et en Suède. Bien que la relation avec le manager de proximité soit souvent jugée bonne, la confiance s’érode rapidement avec l’éloignement hiérarchique, un phénomène typique de la verticalité française.
Une formation sur le management à repenser
Par ailleurs, la formation des managers est pointée du doigt : elle est jugée trop académique et peu axée sur la coopération, malgré les progrès réalisés par l’apprentissage dans l’enseignement supérieur. Cette « logique du diplôme » contribue à maintenir les distances hiérarchiques élevées. Dans les écoles qui forment les managers en France, les enseignements liés à la finance, au marketing ou à la logistique sont largement prééminents, tandis qu’une très faible part du temps d’apprentissage est dédiée à la compréhension des organisations sous leur volet humain. La formation continue au management reste peu développée : les managers, qui ressentent une charge de travail supérieure due au cumul d’attentes contradictoires (objectifs de production et attentes relationnelles), se voient offrir en moyenne seulement deux formations par encadrant, souvent ciblées sur des connaissances générales plutôt que sur les besoins spécifiques (leadership, gestion des conflits). Face à ce triste constat, les inspecteurs préconisent notamment dans le secteur public de développer les actions de formation en management (compétence d’organisation, accompagnement individuel ou collectif sous forme de coachings) pour aider à la transformation des pratiques managériales dans les services.
Trop de réglementation qui porte préjudice au management ?
La position médiocre de la France n’est pas due à un manque d’intervention des pouvoirs publics. Au contraire, la France est le pays doté du dispositif public le plus complet. Le levier privilégié par les pouvoirs publics y est la réglementation. Des outils législatifs, tels que le droit d’expression directe des salariés (instauré par les lois Auroux en 1982) et les obligations en matière de qualité de vie et des conditions de travail (QVCT), visent indirectement à orienter le management. Pourtant, ces dispositifs transversaux coexistent avec des relations de travail jugées faibles, et le droit d’expression se traduit par de très rares applications effectives. Le droit d’expression est souvent jugé insuffisant, car il n’offre qu’un droit à la parole, sans une réelle capacité à intervenir sur le travail.
Ce modèle français s’oppose aux pays qui privilégient le dialogue social. En Allemagne et en Suède, la codétermination (mittbestimmung2) garantit une forte représentation des salariés dans les Conseils de surveillance et d’établissement (betriebsrat). En Allemagne, le betriebsrat3 dispose même d’un pouvoir de codécision sur certains sujets d’organisation du travail, contrairement au Comité social et économique (CSE) français qui donne majoritairement un avis simple.
Ailleurs, la réglementation est moins présente et plus ciblée. En Suède, l’intervention de la loi se fait de manière très ciblée pour résoudre des problèmes spécifiques, et non par une réglementation générale sur le management : une disposition légale – la « Provision 2015:4 » adoptée par l’Autorité suédoise pour l’environnement de travail (Arbetsmiljöverket) – vise à contrer l’augmentation des arrêts maladie en introduisant un levier pour la prise en charge des risques psychosociaux dans l’entreprise. En Irlande et en Italie, la loi a promu des formes de travail individuel à distance (travail « agile » en Italie, right to request remote working en Irlande) pour faciliter la conciliation vie professionnelle/vie personnelle, imposant aux employeurs l’obligation de répondre de manière argumentée aux demandes des salariés.
De plus, l’environnement de travail est soutenu différemment : en Allemagne, l’Initiative paritaire pour une nouvelle qualité du travail (INQA) accompagne les petites et moyennes entreprises (PME) en management, souvent financée à 80 % par le Fonds social européen (FSE+). En Suède, les syndicats, comme SACO, offrent des services de conseil aux managers, s’inscrivant dans un modèle de syndicalisme de services.
Agir sur l’environnement de travail et le cadre juridique
L’IGAS conclut que l’amélioration des pratiques managériales doit être envisagée comme un ensemble de mesures respectueuses des pratiques des entreprises mais soutenant une meilleure situation des salariés.
Les pouvoirs publics sont encouragés à agir sur deux fronts : l’environnement de travail et le cadre juridique. Sur le premier chantier, l’environnement de travail, un des leviers d’action possible, selon les auteurs de l’étude, est la promotion et l’accompagnement des pratiques managériales innovantes. La mission recommande la mise en place d’un programme national de soutien à l’innovation managériale et à la QVCT, calqué sur le modèle allemand « Future of Work » et cofinancé par le FSE+. Ce programme fournirait un cadre de soutien technique aux entreprises souhaitant transformer leurs pratiques.
Autre levier d’action : le système éducatif et la formation. Pour réduire la distance hiérarchique, les programmes pédagogiques des écoles de managers (initiale et continue) doivent intégrer une vision plus horizontale du management, ainsi qu’une meilleure maîtrise du dialogue social et professionnel. Dernier levier : renforcer l’accompagnement des managers. L’IGAS propose d’étendre les missions de l’Agence pour l’emploi des cadres (APEC) pour inclure le conseil sur le contenu même de la pratique professionnelle des managers, les orientant vers des modèles plus participatifs et décentralisés.
La formation des managers est pointée du doigt : elle est jugée trop académique et peu axée sur la coopération.
Sur le deuxième chantier, la rénovation du cadre juridique, sans ajouter de nouvelles couches réglementaires, plusieurs leviers juridiques existants pourraient être modifiés. Ces ajustements viseraient à ancrer la qualité du management au cœur du dialogue social obligatoire. Parmi les pistes évoquées (sans cumul) :
- inscrire explicitement les pratiques managériales dans les thèmes de la négociation obligatoire sur la QVCT ;
- transformer le droit d’expression directe des salariés en un véritable droit au dialogue professionnel dans les entreprises, dont les modalités seraient définies par négociation collective. Ce dialogue opérationnel est nécessaire pour adapter les principes managériaux à la réalité du travail et favoriser un changement effectif ;
- réévaluer la représentation des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance pour renforcer leur influence sur la stratégie ;
- étendre les pouvoirs du CSE en matière d’organisation du travail, se rapprochant ainsi du modèle de codécision allemand.
Il est impératif que les pratiques managériales soient intégrées dans une démarche concertée et publique, impliquant tous les partenaires sociaux. C’est le prix à payer pour que la France rattrape son retard et assure un management réellement adapté aux défis du xxie siècle.
- Par Fabienne Bartoli, Thierry Dieuleveux, Mikael Hautchamp et Frédéric Laloue, membres de l’Inspection générale des affaires sociales.
- Le « mittbestimmung » est le terme allemand désignant la codétermination. Il s’agit d’un modèle européen de participation des salariés à la gestion et à la gouvernance des entreprises, qui est particulièrement complet en Allemagne.
- Le terme allemand « betriebsrat » désigne le conseil d’établissement. Il s’agit de l’instance de représentation élue par les salariés au sein de l’entreprise en Allemagne, compétente pour défendre leurs intérêts.