Claire Lemercier : «Tirer les leçons de l’histoire pour construire les services publics de demain»

Le 19 novembre 2025

Claire Lemercier, directrice de recherche CNRS en histoire et membre du Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris, a partagé son regard d’historienne sur les grandes transformations des services publics français, à l’occasion du séminaire annuel de l’association Réseau Prospective territoriale1.

Co-autrice des ouvrages La valeur du service public et La haine des fonctionnaires2, elle a attiré l’attention sur trois ruptures majeures dans l’histoire des services publics, riche d’enseignements pour imaginer les services publics de 2040.

BIO EXPRESS

1996

Diplômée de Sciences Po

2001

Docteure en histoire après une recherche sur les chambres de commerce

2010

Devient membre du Centre de sociologie des organisations

2021

Publie avec Julie Gervais et Willy Pelletier La valeur du service public (La découverte)

2024

Publie avec les mêmes La haine des fonctionnaires (Éditions Amsterdam)

Votre travail d’historienne, au carrefour de la sociologie et de la science politique, offre une perspective précieuse sur l’évolution des services publics en France, en montrant que « la trajectoire du passé n’a pas été linéaire » et qu’il est possible de « rouvrir des espaces des possibles pour l’avenir ». Lors de votre intervention ce matin, vous avez identifié trois grandes ruptures dans l’histoire des services publics. Pourriez-vous revenir sur la première, celle de l’égalité territoriale ?

Absolument. La première grande transformation est la rupture d’un maillage territorial à la française. Historiquement, bien que le pays soit centralisé à Paris, il y avait un maillage assez égalitaire en métropole en termes d’accès aux services publics et aux infrastructures, comme les écoles et les tribunaux. Ce maillage s’est construit dès le xixe siècle, avec des mesures comme le tarif kilométrique unique pour les chemins de fer ou le prix unique du timbre postal, favorisant l’accessibilité dans toutes les régions. La Troisième République a ensuite renforcé cette volonté démocratique en créant des écoles dans chaque commune, des chemins de fer de l’État en complément du privé, des perceptions et des tribunaux, puis les quatrième et cinquième républiques ont pris le relais avec les hôpitaux et les collèges.

Cependant, à partir des années 1980, nous avons assisté à un changement de paradigme. L’idée était de passer d’une égalité géographique à l’équité, ce qui s’est traduit par des disparitions complètes de services publics, en particulier dans les communes rurales. Les équipements ayant le plus disparu entre 1980 et 2013 sont les maternités et les tribunaux. Les arguments avancés concernaient la taille jugée trop petite des structures, qui seraient moins performantes. Par exemple, pour les tribunaux, l’idée était de créer de grands pôles judiciaires avec des juges spécialisés.

Le problème est que ce mouvement a négligé la question de l’accès. Se retrouver à plus de 30 minutes en voiture d’une maternité ou d’un tribunal rend l’accès inimaginable pour beaucoup. Cela contribue à un éloignement des citoyens des institutions et peut même affecter leur consentement à l’impôt. Pour pallier ces fermetures, le réseau France services a été mis en place, et les premiers retours des usagers sont étonnamment positifs. Les maisons sont plébiscitées, car les médiateurs sont plus proches et parlent le même langage que les usagers. Mais ce succès repose sur le dévouement d’un personnel souvent précaire, peu formé au numérique et sans réelles perspectives de carrière, favorisant le turn over. De plus, la confidentialité des données est un enjeu majeur, les médiateurs étant parfois amenés à noter des mots de passe ou à prêter leur smartphone, avec des données sensibles qui circulent dans des mains non suffisamment protégées.

La numérisation a souvent été présentée comme une solution à ces problèmes d’accès, mais vous évoquez une deuxième rupture, celle de l’égalité sociale. En quoi consiste-t-elle et comment la numérisation contribue-t-elle à renforcer cette inégalité sociale ?

La deuxième grande rupture concerne l’égalité entre groupes sociaux. Contrairement à une idée reçue, l’âge d’or des services publics autour de 1900 n’était pas un « paradis d’égalité ». Les services publics ont le plus souvent traité différemment les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les ruraux et les urbains. L’école, par exemple, citée comme un facteur d’égalisation, séparait en réalité les classes sociales des petits lycées pour les bourgeois et des écoles communales pour les enfants des classes populaires. Nous avons toujours eu ce que les sociologues appellent une « démocratisation ségrégative ». Les services publics ont d’abord été pensés pour les entreprises et l’État, et l’idée de protection sociale, d’éducation ou de culture pour tous est venue plus tard.

Néanmoins, les objectifs d’égalité sociale sont devant nous. Nous faisons mieux qu’en 1950 sur des questions comme l’inclusion des personnes porteuses de handicaps ou les revendications féministes. Le problème est que les évolutions récentes, notamment la numérisation de l’accès aux services publics, ont aggravé les inégalités sociales. L’espoir d’une adaptation universelle à la technique s’est avéré fou.

La première grande transformation est la rupture d'un maillage territorial à la française. Historiquement, bien que le pays soit centralisé à Paris, il y avait un maillage assez égalitaire en métropole en termes d'accès aux services publics et aux infrastructures, comme les écoles et les tribunaux.

Les statistiques sont alarmantes : en 2022, 40 % des foyers non diplômés n’avaient pas de connexion Internet chez eux. La numérisation massive redouble toutes les inégalités. Tout d’abord, elle favorise l’absence de relation humaine et de lien social. Elle supprime la rencontre entre classes sociales différentes ou entre usagers et agents publics, les démarches s’effectuant à distance. Lorsque j’étais encore jeune étudiante, il fallait se rendre à la Caisse d’allocation familiale (CAF) pour obtenir son aide au logement (APL), ce qui permettait de se confronter à d’autres réalités sociales. Les agents publics eux-mêmes déplorent aussi être coupés des bénéficiaires. Ensuite, la numérisation transfère le travail aux usagers. La Défenseure des droits parle d’un transfert de la charge administrative des agents vers les usagers, qui doivent désormais remplir eux-mêmes les formulaires complexes. Ceux qui rencontrent des difficultés retransfèrent cette charge sur leur entourage ou les secrétaires de mairie, souvent des femmes, qui deviennent des médiatrices numériques non rémunérées pour cela. La numérisation augmente le non-recours aux prestations sociales et aux services publics, et amplifie les inégalités préexistantes liées aux revenus, aux territoires, à l’âge, à la langue ou au handicap. La sociologue Dominique Memmi parle d’un « retour de la troisième classe ». Nous risquons de ne plus avoir de lieux communs où les riches et les pauvres se croisent. La numérisation et les services « low cost » (comme les Ouigo) créent des segmentations qui stigmatisent les plus démunis et augmentent les craintes des plus aisés, pouvant nuire au consentement à l’impôt. La numérisation favorise une société où l’on ne se croise jamais. Enfin, la numérisation présente aussi le risque d’un fichage accru et d’un ciblage des contrôles sur suspicion de fraude, touchant davantage les populations déjà défavorisées.

Enfin, la troisième grande transformation que vous avez évoquée est un changement dans les acteurs qui rendent le service public. Pourriez-vous développer cette idée d’externalisation et de contractualisation ?

La troisième grande transformation est un changement du périmètre de ce qu’on considère comme service public, ainsi que des acteurs et des types de personnels qui le rendent. On parle d’externalisation et de contractualisation, où davantage de services publics sont assurés par des entreprises ou associations ou par des contractuels plutôt que des fonctionnaires. Ce mouvement est souvent justifié par l’idée que le privé ferait mieux et moins cher.

Cependant, l’histoire nous montre que la France n’a jamais été le pays du « tout public, tout fonctionnaire, tout en régie ». Le Conseil d’État, par exemple, a longtemps freiné la gestion directe par les collectivités. On observe des allers-retours constants entre gestion directe et délégation. Le cas de la distribution d’eau est emblématique : des fontaines municipales gratuites au début, puis des concessions à de grandes entreprises privées (Générale des eaux, Lyonnaise des eaux) au xixe siècle lorsque l’eau est devenue payante à l’usage. Des scandales ont ensuite conduit de grandes villes (comme Paris ou Nice) à remunicipaliser leurs services de l’eau ces dernières années, montrant une déconnexion avec la tendance générale à l’externalisation. Un argument pour la remunicipalisation est que les entreprises privées sont souvent moins bonnes pour l’entretien des infrastructures vieillissantes.

On observe également un choix ancien d’externalisation pour les fonctions de « care » ou de soin, souvent associées aux femmes. Par exemple, les assistantes sociales diplômées ont commencé à être rémunérées par les municipalités dans les années 1930, mais étaient très majoritairement salariées d’associations plutôt que fonctionnaires. Ces fonctions, essentielles, sont souvent déléguées, avec des statuts moins avantageux.

L’idéologie du « nouveau management public » a largement favorisé l’externalisation ces 20-30 dernières années, comme le montrent les exemples du nettoyage dans les hôpitaux ou le recours accru aux cabinets de conseil. Cette tendance conduit à l’État à se recentrer sur ses « missions essentielles » ou « cœur de métier », comme disent les consultants. Or, derrière les fonctionnaires bien connus, comme les professeurs, policiers, militaires ou soignants, se cachent de nombreux autres personnels absolument essentiels : agents d’entretien, de maintenance, jardiniers, électriciens, chauffagistes, assistantes sociales. Sans ces métiers, souvent « décatégorisés » et précarisés (avec une augmentation des contractuels), les services publics ne pourraient pas fonctionner au quotidien.

Au regard de toutes ces évolutions historiques, quelles leçons peut-on en tirer pour imaginer les services publics de 2040 ? Est-il encore temps de bifurquer ?

Mon apport en tant qu’historienne est d’ouvrir l’espace des possibles. L’histoire n’est pas linéaire et le passé n’est pas un « bloc archaïque » que l’on rejette par modernité. Ce que l’on observe aujourd’hui comme des « tendances lourdes » n’est que le produit de séries de décisions politiques humaines. Il n’y a rien d’inéluctable, pas même le déclin des maternités ou la fermeture des bureaux de poste. Cela signifie qu’il est tout à fait possible de bifurquer et de choisir des voies différentes. Plusieurs enseignements peuvent être tirés du passé pour nourrir la vision des services publics en 2040. Première leçon : l’histoire montre que l’égalité territoriale et l’égalité sociale ne vont pas forcément de pair. Nous pouvons apprendre du passé pour aller au-delà des échecs de mixité sociale et viser une véritable inclusion. Deuxièmement : les communes ont toujours été des lieux d’innovation pour les services publics. Que ce soit à Roubaix fin xixe siècle avec les piscines ou les cantines publiques, ou à Louviers dans les années 1970 avec l’expérimentation de services publics en « accès libre », et plus récemment à Dunkerque avec la gratuité des transports. Ces expérimentations prouvent qu’il est possible de faire autrement. Troisième piste d’action possible : il est crucial de reconnaître et de valoriser les métiers dits de « care » (assistantes sociales, aide à la personne) et de « maintenance » (entretien des bâtiments et infrastructures). Ces professions, souvent précarisées et moins visibles, sont et seront essentielles pour relever les défis écologiques et sociaux du futur. Sans ces personnels, la transition écologique, par exemple, ne pourra pas se concrétiser. Il est nécessaire de leur offrir des perspectives de carrière et une stabilité, potentiellement en les intégrant davantage dans la fonction publique, même si cela va à l’encontre de la politique de réduction du nombre de fonctionnaires.

L’histoire nous enseigne que les choix que nous faisons aujourd’hui ne sont pas dictés par la fatalité, mais sont le produit des volontés humaines. Il est donc encore temps de choisir de bifurquer et de réinventer des services publics plus égalitaires, plus inclusifs et plus adaptés aux défis de 2040.

La haine des fonctionnaires

« Les fonctionnaires, soumis désormais à des contraintes de rentabilité, peinent à servir leurs missions d’intérêt général. Ce livre montre leurs vies, au plus près de l’accomplissement de leurs tâches. »

Tout le monde connaît l’équation : fonctionnaires = feignasses = pas rentables = emmerdeurs = protégés = profiteurs = archaïques = inutiles = à compresser. D’où vient son incroyable puissance d’évidence ? Et quels intérêts sert-elle ? Pourquoi certains (hauts) fonctionnaires comptent-ils parmi ceux qui la répètent le plus ? Pourquoi autant d’insultes contre celles et ceux qui voudraient servir le public en toute égalité, et si peu envers les actionnaires, les employeurs ou les pollueurs ?

Pour répondre à ces questions, ce livre part d’idées reçues, de scènes de la vie quotidienne et de stéréotypes. Nous entraînant dans les coulisses de la fonction publique, il dévoile les réalités vécues par les agents de ménage, les ouvriers des voiries, les secrétaires de mairie, les enseignants, les gardiens de prison et bien d’autres. Le dénigrement des fonctionnaires n’est en réalité qu’un prétexte à la détérioration accélérée des services publics. Ainsi, pour l’ensemble des usagers qui souffrent de leur disparition, pour celles et ceux qui en ont assez qu’on stigmatise ces métiers, il s’agit de ne pas se tromper de cibles et d’organiser la riposte : il en va de notre bien commun.

Gervais J., Lemercier C. et Pelletier W.,La haine des fonctionnaires, 2024,
Éditions Amsterdam, 260 p., 18 €.

La valeur du service public

Des décennies de casse sans relâche : les dernières crises sanitaire et économique en montrent l’ampleur et les dangers. Mais qui veut la peau du service public ? Pourquoi et au détriment de qui ? Qui sont les commanditaires et les exécuteurs du massacre en cours au nom de la modernisation ? Quels sont leurs certitudes, leur langage, leurs bonheurs et leurs tourments ? Comment s’en tirent les agents du service public quand leurs métiers deviennent missions impossibles ? Comment s’en sortent les usagers quand l’hôpital est managérialisé, quand les transports publics sont dégradés ?

Ce livre raconte les services publics : ceux qui ont fait vivre des villages et ceux qui ont enrichi des entreprises, les guichets où on dit « non » et ceux qui donnent accès à des droits. Il combat les fausses évidences qui dévalorisent pour mieux détruire – les fonctionnaires trop nombreux, privilégiés, paresseux. Il mène l’enquête pour dévoiler les motifs des crimes et leurs modes opératoires, des projets de réforme à leurs applications.

On entre dans les EHPAD, aux côtés des résidents et du personnel soignant, on pousse la porte des urgences, on se glisse dans les files d’attente de la CAF ; on s’aventure dans les grandes écoles, on s’infiltre dans les clubs des élites, au gré de récits et d’images qui présentent les recherches universitaires les plus récentes.

Gervais J., Lemercier C. et Pelletier W.,La valeur du service public, 2021,
La découverte, 480 p., 24 €.
  1. Lire « Quels services publics en 2040 ? », p. 88 et s.
  2. Voir Bio express.
×

A lire aussi