Rémy Seillier : « Les tiers-lieux seront amenés à s’appuyer davantage sur les collectivités territoriales »

Rémy Seillier
Face aux coupes de l'État, Rémy Seillier appelle les collectivités à un partenariat renforcé pour sauver les tiers-lieux.
©DR
Le 5 novembre 2025

Le Projet de Loi de Finances (PLF) 2026 prévoit une ligne budgétaire pour le développement des tiers-lieux de 0,7 million d’euros, ce qui représente une chute vertigineuse par rapport aux 13 millions d’euros alloués en 2024 et aux 8 millions d’euros votés en 2025. Pour Rémy Seillier, directeur général adjoint de France Tiers-Lieux, la pérennité de l'écosystème des tiers-lieux en France est remise en question.

 

Cette réduction brutale des fonds pourrait entraîner la fin du programme Fabriques de territoire porté par l’ANCT, qui soutient de nombreux tiers-lieux ressources développant des services de proximité et des activités économiques au sein de territoires fragiles. Elle affectera également le programme Accompagner les tiers-lieux de France Tiers-Lieux qui a permis à près de 300 lieux d’être accompagnés en 2025 via du compagnonnage, des accompagnements collectifs et individuels, afin de consolider leurs modèles économiques. 

Quels risques cette réduction brutale des fonds fait-elle peser sur l'avenir des tiers-lieux en France ?

Les dispositifs concernés par cette ligne budgétaire sont principalement les programmes de l’ANCT qui soutiennent les tiers-lieux dans les territoires prioritaires — ruralité, quartiers prioritaires de la politique de la ville, villes moyennes et petites — ainsi que l’appui aux réseaux nationaux et régionaux, et les projets de France Tiers-Lieux notamment le programme d’ingénierie aux porteurs de projet « Accompagner les tiers-lieux », les actions de coopération entre acteurs publics et tiers-lieux, le soutien aux communs des tiers-lieux et le fonctionnement de l’Observatoire des tiers-lieux.

Avec une telle réduction, c’est la fin du programme Fabriques de territoire qui se profile, bien que de nombreux territoires fragiles n’aient pas encore pu en bénéficier. Cela affectera également le programme Accompagner les tiers-lieux, qui a permis en 2025 à près de 300 lieux d’être accompagnés via du compagnonnage, des accompagnements collectifs et individuels, afin de consolider leurs modèles économiques. Cette baisse interroge la continuité d’une politique publique interministérielle qui a permis de faire émerger un écosystème unique en Europe, fondé sur la coopération entre acteurs publics, privés et citoyens.

Les tiers-lieux jouent notamment un rôle complémentaire avec le dispositif France Services. Comment, sans un soutien financier étatique adéquat, les tiers-lieux pourront-ils continuer à intégrer les services publics (ce qui est le cas pour 16 % d'entre eux aujourd'hui) ?

Si les évolutions prévues du PLF se confirment, les tiers-lieux devront trouver d’autres leviers d’équilibre. Dans un contexte de contraction budgétaire, ils seront sans doute amenés à s’appuyer davantage sur les collectivités territoriales, elles-mêmes soumises à de fortes contraintes financières. Cela pourrait créer un effet de ciseaux : moins de financements nationaux, des budgets locaux contraints, et donc une fragilisation des modèles économiques des tiers-lieux.

Aujourd’hui, la moitié du modèle économique des tiers-lieux repose sur des activités marchandes (locations d’espaces, coworking, restauration, services, événementiel, etc.) et l’autre moitié sur des financements publics qui soutiennent leurs activités d’intérêt général : inclusion, médiation numérique, formation, accueil de publics éloignés de l’emploi ou des institutions. Si ces financements disparaissent, une part de ces missions devra sans doute être réduite, voire interrompue.

Beaucoup de lieux ne pourront pas compenser par du bénévolat ou des fonds privés : ils risquent de devoir se recentrer sur des activités plus rentables, au détriment de certaines missions sociales. D’autres chercheront à diversifier leurs ressources — via des fondations, des fonds européens ou des partenariats hybrides — mais cela demandera du temps et des capacités d’ingénierie que tous n’ont pas.

Les tiers-lieux jouent un rôle crucial en touchant des publics souvent éloignés des institutions (jeunes, habitants de quartiers populaires ou ruraux, personnes en précarité numérique ou sociale) en créant des environnements accueillants et non stigmatisants. Quelles sont les conséquences attendues de cette baisse de financement sur les tiers-lieux en zones rurales ou périurbaines qui réussissent à maintenir le lien social et à proposer des services intégrés, comme Le Jardin d’Arvieu en Aveyron, qui intègre un espace France Services ?

Les tiers-lieux ruraux et périurbains constituent aujourd’hui des espaces essentiels de lien social, d’entraide et d’accès aux services. Ils répondent à des besoins de proximité dans des territoires souvent marqués par le recul des services publics, la fragilisation des commerces et la montée de l’isolement. Des lieux comme Le Jardin d’Arvieu, en Aveyron, montrent que ces espaces peuvent accueillir un France Services, une médiathèque et un espace de coworking dans un même lieu, tout en mobilisant la communauté locale.

Selon le premier Baromètre Élus locaux et tiers-lieux[1] (2024), 75 % des élus locaux considèrent que les tiers-lieux contribuent directement à lutter contre l’isolement et à renforcer le lien social. Ils leur reconnaissent également un rôle majeur dans la réduction de la fracture numérique (59 %), le développement d’offres culturelles locales (58 %) et la valorisation des savoir-faire territoriaux (52%).

Mais, comme on l’évoquait précédemment, ces tiers-lieux reposent sur un équilibre fragile entre acteurs publics et société civile organisée (associations, collectifs locaux, artisans, entrepreneurs, etc.). Les tiers-lieux les plus exposés aux évolutions des budgets publics sont précisément ceux qui remplissent des missions d’utilité sociale : accueil de publics éloignés, médiation numérique, coopération avec les associations locales ou animation culturelle en proximité.

À court terme, les collectivités locales devront compenser — ce qu’elles ne pourront pas toujours faire. Dans le Baromètre Élus locaux et tiers-lieux (2024), plus de 70 % des élus identifiaient le développement de cofinancements pérennes pour le fonctionnement des tiers-lieux comme un enjeu prioritaire.

Cela dit, les tiers-lieux ont montré leur résilience et leur capacité à inventer. Ils ne disparaîtront pas, mais la perte de moyens pourrait freiner leur contribution à l’intérêt général, au moment même où les politiques publiques auraient besoin de s’appuyer davantage sur eux.

Certains tiers-lieux expérimentent des modèles de services publics autogérés, où le pilotage est partagé entre agents publics, citoyens et associations, à l'image de La Quincaillerie à Guéret. Quelles stratégies France Tiers Lieux recommande-t-elle à ces initiatives locales pour qu'elles puissent sécuriser leur modèle économique et maintenir leur autonomie face à la forte diminution de l'aide étatique prévue pour 2026 ?

Les tiers-lieux et les réseaux d’acteurs cherchent déjà à diversifier leurs financements, avec des rapprochements initiés avec de nombreuses fondations (Fondation de France, Fondation Orange, Fondation RTE, etc.), les foncières solidaires, les acteurs bancaires et les programmes européens. Depuis toujours on observe une forte volonté d’autonomie et une capacité de résilience des tiers-lieux, qui va se renforcer face aux incertitudes budgétaires.

Si les périodes de contraintes budgétaires peuvent parfois conduire à un repli sur la gestion interne, elles peuvent aussi devenir un levier pour renforcer les solidarités et les logiques de coopération. C’est ce que l’on a observé lors de la crise du Covid-19 : les tiers-lieux ont su mobiliser leurs communautés et leurs réseaux pour apporter des solutions concrètes à des besoins sociaux, économiques ou sanitaires urgents. Dans un contexte budgétaire contraint, il est essentiel que les tiers-lieux continuent à s’appuyer sur leurs alliances territoriales, notamment avec les collectivités et les structures de l’économie locale, afin de mutualiser les moyens.

Dans un récent article de l’Observatoire, nous analysions comment les tiers-lieux incarnent des modèles de service public plus coopératif, où les collectivités partagent la gouvernance et la programmation avec les habitants. Ces expériences montrent qu’il est possible d’articuler action publique et autogestion citoyenne dans une logique de confiance mutuelle.

Dans un contexte budgétaire contraint, les institutions publiques, et en particulier les collectivités locales, ont tout intérêt à poursuivre, et même à renforcer ces coopérations : les alliances avec les structures de l’économie sociale et solidaire pour mutualiser les moyens ; l’ouverture à la contribution citoyenne comme une composante à part entière de l’intérêt général.

La perspective d’un partenariat renforcé entre les 4 000 tiers-lieux français et les agents publics demeure plus que jamais d’actualité. Elle rejoint la vision d’une « décentralisation sociétale », telle que la défend le Conseil d’État : une administration qui ne se replie pas, mais qui s’allie aux dynamiques citoyennes pour mieux servir l’intérêt général. La question en débat actuellement est aussi celle des moyens que l’on investit dans ces évolutions.

[1] Réalisé par France Tiers-Lieux, avec l’ANCT et l’ensemble des associations d’élus.

https://observatoire.francetierslieux.fr/ressource/barometre-elus-locaux-et-tiers-lieux-2024/

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