Comment mieux inscrire l’action publique dans le temps long ?

Le 3 novembre 2025

Les conseillers d’État consacrent leur étude annuelle 20251 à cet enjeu majeur. Ils préconisent vingt recommandations pour passer d’un État stratège à une Nation stratège

Fabien Raynaud, président adjoint et rapporteur général de la section des études, de la prospective et de la coopération (SEPCO), explique que cette étude est « la suite des deux précédentes études annuelles ». Il souligne que les travaux précédents, sur le « dernier kilomètre » de l’action publique2 et sur l’exercice de la souveraineté3, ont convergé vers une même conclusion : l’impératif d’objectifs de temps long pour garantir l’efficacité et la souveraineté. Par exemple, pour réussir le « dernier kilomètre », il faut y penser « dès le premier kilomètre », ce qui implique une réflexion et une action anticipées.

Etude annuelle 2025 du Conseil d'Etat

L’urgence face au temps long : un paradoxe pour l’action publique

La capacité de l’action publique à se projeter sur une ou deux générations est devenue « plus difficile aujourd’hui ». Selon le rapporteur général, avec qui Horizons publics a eu une longue entrevue, plusieurs facteurs entravent la capacité de l’État à se projeter sur le long terme. Premièrement, la pression de l’urgence et des crises. Deuxièmement, la polarisation du débat public qui rend ardue l’élaboration de compromis et même de constats partagés. Enfin, la multiplication et la dispersion des acteurs publics et privés, chacun ayant sa propre vision du temps long, ainsi que les « insuffisances des acteurs publics eux-mêmes pour y parvenir, notamment en termes d’organisation ».

Pourtant, « l’État est pensé pour agir dans le temps long », intrinsèquement lié à l’idée de continuité et conçu pour prévoir, organiser et garantir l’avenir de la Nation. Des politiques publiques, comme celle de la sécurité routière, qui a permis de réduire drastiquement le nombre de décès depuis les années 1970, la lutte contre le tabagisme ou encore le projet du Grand Paris Express, illustrent la capacité de l’État à mener des actions sur le long terme. Le Grand Paris Express a nécessité la création d’un réseau de transport public avec 200 kilomètres de lignes et 68 nouvelles gares, dont la mise en service complète est prévue pour 2030, reposant sur une forte dimension partenariale et une gouvernance adaptée.

Trois axes pour une « Nation stratège »

Pour surmonter ces défis, le Conseil d’État formule vingt propositions concrètes, structurées autour de trois axes fondamentaux : faire de l’avenir un horizon démocratique partagé, s’appuyer davantage sur la science et l’expertise et assurer une mise en œuvre efficace des politiques publiques de temps long. L’enjeu, selon les conseillers d’État auteurs de cette étude annuelle, est de passer d’un « État stratège » à une « Nation stratège », où l’intégration du temps long est une réalité partagée par tous les acteurs, publics comme privés, et les citoyens, en lien avec une Europe puissante.

Premier axe : le rôle du Parlement est jugé indispensable pour penser, débattre et fixer les orientations de long terme. L’étude suggère de renforcer ses outils, notamment par le vote de lois de programmation et par ses missions d’évaluation et de contrôle. Il est recommandé de concentrer l’activité législative sur la fixation du cadre juridique général plutôt que sur des détails, afin d’éviter la prolifération normative et l’instabilité législative, qui brouillent les objectifs à long terme. Des « lois à temps programmé », comme les lois bioéthiques révisées régulièrement, ou l’utilisation de clauses de rendez-vous ou de caducité, pourraient garantir une adaptabilité des textes aux évolutions techniques et aux évaluations. Une proposition clé est l’élaboration de « livres tricolores », des documents cadres non normatifs mais publics, co-construits par le Parlement et le Gouvernement avec la société civile, pour définir les grandes lignes de l’action publique à long terme dans des domaines essentiels. L’exécutif devrait également organiser des temps réguliers de réflexion interministérielle sur le long terme. La participation citoyenne et des corps intermédiaires est aussi un atout pour mieux mobiliser. L’étude insiste sur la nécessité de consultations claires et effectives, avec un objet bien défini, un calendrier précis et la garantie d’un suivi. L’expérience des Conventions citoyennes4 a montré l’intérêt de mobiliser l’expertise scientifique pour cadrer les consultations et la pertinence d’associer des parlementaires pour assurer un continuum avec la décision politique. Cependant, l’étude rappelle que la décision finale doit revenir à l’autorité politique, expression démocratique de la souveraineté nationale.

Le nouveau Haut-Commissariat à la stratégie et au plan (HCSP) est appelé à jouer un rôle pivot. Le HCSP devrait réaliser un exercice régulier de prospective tous les cinq ans.

Deuxième axe : la mobilisation de la science et de l’expertise est cruciale. Fabien Raynaud mentionne « l’importance d’une culture scientifique générale, à renforcer dès l’école primaire et à travers des formations spécifiques, y compris sur l’usage des réseaux sociaux et la lutte contre la désinformation ».

Le nouveau Haut-Commissariat à la stratégie et au plan (HCSP), issu de la fusion de France Stratégie et du haut-commissaire au plan, est appelé à jouer un rôle pivot. Le HCSP devrait réaliser un exercice régulier de prospective tous les cinq ans, par exemple « La France en 2040 ou 2050 », en amont des élections nationales pour contribuer à éclairer le débat démocratique. Fabien Raynaud insiste sur l’importance de « mettre sur la table les perspectives futures, en garantissant l’objectivité de l’exercice et en y associant largement les acteurs ». Cette approche vise à éviter que ces travaux ne soient perçus comme des outils pour la campagne électorale, comme cela a pu être le cas par le passé. L’exercice doit être indépendant et mobiliser une pluralité d’expertises.

Le rôle des hauts conseils (Haut Conseil des finances publiques – HCFP, Haut Conseil pour le climat – HCC, Conseil d’orientation des retraites – COR, etc.) en lien avec le monde académique est à rendre plus efficace, en clarifiant leurs temps d’intervention, en formalisant leurs méthodes et en garantissant l’indépendance de leurs avis et rapports.

Troisième axe : l’État doit mieux s’organiser pour une mise en œuvre efficace et continue des politiques publiques. Cela implique de renforcer les fonctions d’études et de recherche au sein des administrations. Le réseau des services statistiques ministériels, animé par l’Insee, est un atout précieux, capable de produire des séries longues pour appréhender les grandes tendances. Cependant, Fabien Raynaud rappelle la modestie nécessaire en matière de prévisions, citant l’exemple d’Alfred Sauvy5 et ses estimations erronées de la population française en 1932.

La continuité d’action de l’État dans le temps est également primordiale. Cela passe par la pérennisation du regroupement des textes d’organisation des administrations et, concernant l’encadrement supérieur, par une durée minimale en poste pour les directeurs (par exemple, au moins trois à quatre ans) afin de limiter la perte de mémoire collective et de permettre l’acquisition d’une expérience suffisante sur les politiques publiques. La gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC) doit être renforcée. En outre, le développement des compétences des agents par la formation (initiale et continue) et une plus grande ouverture aux filières de recherche (reconnaissance du doctorat) sont essentiels.

Quelques mesures concrètes

L’étude annuelle préconise des mesures concrètes pour améliorer la prospective au sein de l’État. Florilège de ces mesures concrètes :

  • identifier dans chaque ministère une structure coordinatrice dédiée à la pensée du temps long ;
  • valoriser les carrières des agents spécialisés dans ces fonctions, en facilitant les mobilités et en tenant compte de cette expertise pour les avancements ;
  • améliorer la connexion entre les études prospectives et les processus de décision, en évitant les silos et en favorisant les échanges interministériels ;
  • renforcer les capacités de prospective là où des lacunes sont identifiées, comme la santé ou l’éducation nationale ;
  • développer des outils et des méthodes innovantes, y compris l’usage de l’intelligence artificielle pour la prospective ;
  • améliorer les études d’impact des projets de loi, en y intégrant un volet détaillé sur les effets à long terme, en distinguant les conséquences à court, moyen et long terme, et en expliquant explicitement l’impact sur les générations futures. Le HCSP pourrait d’ailleurs jouer un rôle méthodologique en la matière.

L’Europe, une toile de fond pour la nation stratège

Les objectifs fixés au niveau européen irriguent fortement les stratégies nationales. La construction européenne elle-même est « conçue dès le départ », comme le rappelle Fabien Raynaud, comme une démarche progressive visant un but de long terme, cherchant à concilier l’urgence (reconstruction), et le temps long, union sans cesse plus étroite. L’interdiction des véhicules à moteur thermique en 2035, décidée au niveau européen, illustre cette capacité à fixer des objectifs contraignants à long terme, tout en soulignant la nécessité d’une articulation étroite entre les niveaux national et européen pour assurer la faisabilité et la mise en œuvre de ces stratégies.

Les récents rapports, comme ceux d’Enrico Letta et Mario Draghi, ainsi que le livre blanc pour une défense européenne (mars 2025), témoignent d’une ambition renouvelée de l’Europe à se doter d’une vision stratégique à long terme. L’objectif d’une « Europe puissance » à l’horizon 2050, autonome stratégiquement, prospère économiquement et démocratiquement solide, pourrait constituer un cadre de référence, à condition d’éviter les débats insolubles sur sa nature institutionnelle. La France est encouragée à maintenir son rôle moteur dans cette réflexion stratégique européenne.

L’étude souligne également l’importance d’inscrire l’action publique dans le temps long pour les collectivités territoriales, y compris d’outre-mer, en développant une démarche structurée et en étroite liaison avec les acteurs locaux.

Pour garantir l’adaptabilité des politiques publiques sur le temps long, une évaluation régulière des actions est indispensable, notamment par l’usage de clauses de rendez-vous ou de points d’étape. L’effort de l’Insee pour une meilleure appréciation de la richesse nationale, intégrant des indicateurs qualitatifs de développement durable (au-delà du PIB), doit être poursuivi. Cette approche qualitative, dans la lignée de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, devrait être encouragée sur le plan européen et mondial.

Fabien Raynaud rappelle que, si le Conseil d’État est libre de choisir le thème de son étude annuelle, les pouvoirs publics ne sont pas obligés de suivre ses recommandations. Leur seul levier est la « capacité de persuasion ». Le Conseil d’État s’engage donc dans un important « travail de plaidoyer », présentant l’étude à la presse, aux administrations, au Parlement et au Conseil économique, social et environnemental, pour porter ces propositions au cœur des décisions publiques.

  1. Conseil d’État, Étude annuelle 2025. Inscrire l’action publique dans le temps long, 2025, La documentation française.
  2. Lunven A., « L’étude annuelle du Conseil d’État : “Partir des initiatives d’en bas plutôt que d’imposer une vision d’en haut” », horizonspublics.fr 16 oct. 2023.
  3. Conseil d’État, Étude annuelle 2024. La souveraineté, 2024, La documentation française.
  4. Beau F., « Les Conventions citoyennes nationales et régionales : des “pépites encore imparfaites” de la démocratie de demain », horizonspublics.fr 16 mars 2021.
  5. Alfred Sauvy (1898-1990) était un économiste, démographe et sociologue français, fondateur et premier directeur de l’Institut national d’études démographiques (INED), professeur au Collège de France, connu notamment pour avoir forgé le terme « tiers-monde » et pour ses travaux sur le vieillissement, la natalité et les dynamiques économiques.
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