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DossierL’approche mission, une boussole pour transformer la société
Les problèmes actuels auxquels font face les pouvoirs publics appellent une réponse nouvelle. Les politiques d’innovation axées sur des missions (Mission-Oriented Innovation Policies ou MOIP) ou « approche mission » sont la réponse institutionnelle à ces grands défis sociétaux.
Il s’agit d’affronter des objectifs ambitieux d’une extraordinaire complexité (wicked-problem) : cela peut être de décarboner le système énergétique (Royaume-Uni), assurer une vie en bonne santé d’au moins cinq ans de plus qu’aujourd’hui pour chacun tout en réduisant les inégalités de soin de 30 % en dix ans (Pays-Bas), ou encore d’assurer un accès pour tous à un logement décent, climatiquement neutre et abordable (Barcelone). Il s’agit d’accompagner la société d’un équilibre insatisfaisant vers un nouveau cadre de vie désirable. Le défi se trouve en particulier dans le fait que le problème est d’une si grande importance qu’il ne peut être affronté que par une multiplicité d’approche simultanément. En effet, les techniques habituelles de gestion de projets, linéaires et avec un plan précis, ne peuvent fournir une réponse à ces problèmes, tant du fait de leur complexité que de l’incertitude qui les entourent.
Depuis plus d’une dizaine d’années, les MOIP fournissent un puissant cadre de transformation sociétale, fondé sur une nouvelle approche de l’innovation.
Depuis plus d’une dizaine d’années, les MOIP fournissent un puissant cadre de transformation sociétale, fondé sur une nouvelle approche de l’innovation : il s’agit de réaliser rapidement et de manière très intensive une multitude d’expérimentations sur un temps long et dans un cadre largement analysé et évalué. En effet, une mission se manifeste par un portefeuille de solutions, qui ont vocation à générer une dynamique de changement et de coopération dans l’ensemble de l’écosystème (ce qui rejoint l’idée d’enquête pragmatique). Une mission repose aussi, très largement, sur une batterie de données, puisque l’objectif est d’obtenir un impact. Dès lors, le dispositif fait travailler ensemble administration publique, entreprises et association, citoyens ainsi que chercheurs universitaires.
La mission, un objet simplement complexe
La définition fournie par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est la suivante : « Une approche mission est un ensemble coordonné de mesures politiques et réglementaires spécifiquement conçues pour mobiliser la science, la technologie et l’innovation afin d’atteindre des objectifs bien définis liés à un défi sociétal, dans un délai déterminé. Ces mesures peuvent couvrir différentes étapes du cycle d’innovation, de la recherche à la démonstration et au déploiement sur le marché, combiner des instruments axés sur l’offre et la demande, et recouper divers domaines politiques, secteurs et disciplines.)
Pour comprendre les modalités concrètes de l’approche mission, il est pertinent de faire un petit détour historique sur les motivations présidant sa conception.
L’économiste Marianna Mazzucato a théorisé dès 2013 l’approche par mission. Il s’agit de la continuité logique de l’État entrepreneur qu’elle appelle de ses vœux. Il s’agit d’altérer profondément la politique publique d’innovation : les approches à court terme, menées par un seul acteur dans son silo, ne peuvent répondre aux grands défis de notre temps ; l’État semble incapable de produire des innovations, qui ne sont que du ressort des entreprises. Pourtant, l’histoire démontre l’inverse. La mission Apollo, définie par Kennedy (« Envoyer un homme sur la Lune et le ramener sain et sauf avant la fin de la décennie »), fournit la matrice des grands principes du dispositif :
- une mission est audacieuse. Elle vise à affronter un problème particulièrement complexe ou un grand défi sociétal (ie aller sur la Lune) ;
- une mission est ciblée, son impact est mesurable et sa durée est inscrite dans un temps long, mais bornée avec un terme défini (ie mettre le pied sur la Lune avec un horizon de dix ans) ;
- une mission va transformer la société. Son accomplissement est impossible aujourd’hui. L’existence même de la mission crée les conditions de la résolution du grand défi posé (ie la technologie ne permettait pas encore de poser une fusée sur la Lune et de revenir sur terre) ;
- une mission est multisectorielle et transdisciplinaire. Le problème auquel fait face la mission nécessite d’embarquer toute la société civile et ne sera résolu que par une multitude d’actions coordonnées ;
- une mission crée du dialogue. Elle incarne une vision descendante, où le politique fixe le cap. Elle n’est cependant pas technocratique, puisqu’elle repose sur une dynamique ascendante avec la participation effective de la société civile. C’est d’ailleurs une condition de sa réussite : appréhender le sujet dans un lieu concret, ancré sur l’expertise d’usage des habitants.
Une variété de missions dans le monde
L’OCDE a proposé une conceptualisation des expériences de missions et propose la typologie suivante :
• Le cadre stratégique : il s’agit de traiter le système d’innovation au plus haut niveau, pour répondre à des défis systémiques.
- L’exemple type : la stratégie Naar de top (Vers le haut). Le gouvernement néerlandais a défini, dès 2011, neuf domaines économiques clés où le financement de l’innovation visait à renforcer la compétitivité mondiale des entreprises néerlandaises. Une manifestation concrète est le dispositif Health~Holland, étudié dans ce dossier1.
- Avantage : vision systémique, transversale et portée au plus haut niveau.
- Inconvénient : complexe et coût de transaction très élevé.
• La réponse à un défi : généralement, une agence est dédiée à coordonner les actions pour répondre à un défi, le plus souvent technologique.
- L’exemple type : l’agence Vinnova et sa pratique des missions depuis 2019. La Suède a confié à son agence d’innovation la charge de concevoir et développer deux missions, sur la mobilité et l’alimentation. Le cas d’usage de Camden s’inscrit dans cette optique, à l’échelle communale2.
- Avantage : l’aspect fédérateur du défi et la création d’une expertise sur l’approche mission dans l’administration.
- Inconvénient : la difficile coordination avec les autres acteurs publics et la percussion avec d’autres priorités gouvernementales.
• Le soutien à l’écosystème : l’objectif est de structurer un écosystème d’innovation national ou régional.
- L’exemple type : « Venturiyritysten » (les entreprises locomotives) de Business Finland depuis 2020. L’idée est de confier à une grande entreprise la charge de définir et d’animer une mission. Son département R&D va agir comme une locomotive qui entraînera tout le train d’un écosystème derrière elle pour répondre à cette mission.
- Avantage : implique fortement les entreprises et crée les conditions de réussite d’une mission de type réponse à un défi.
- Inconvénient : soutien essentiellement financièrement le volet économique de l’écosystème au détriment de l’implication citoyenne.
• Le partenariat d’actions locales : définie par l’Union européenne, il s’agit d’une sorte de cadre général de missions pour coordonner les différentes structures publiques portant des missions convergentes.
- L’exemple type : « 100 villes intelligentes et climatiquement neutres » au sein d’Horizon Europe, étudié dans ce dossier3.
- Avantage : expérimenté simultanément dans des lieux divers, fondé sur des cas d’usage très concrets et opérationnels.
- Inconvénient : risque d’atteinte à l’intégrité de la mission et de l’alignement entre les différents échelons.
Le premier bilan de l’ensemble de ces expériences est en demi-teinte : si la structuration collective est le principal apport de ces dispositifs, les principaux succès se sont trouvés dans des politiques non intégrées et reposant sur des technologies en développement.
Une boussole pour l’innovation
Les promesses de l’approche mission sont particulièrement attrayantes, que je résumerai par la formule suivante : « À la frugalité des moyens répond l’abondance des volontés ». Elle implique de la part des acteurs une série de dépassements inédits en matière de niveau d’ambition, de mobilisation, de coalition à atteindre, d’articulation à opérer entre les projets, d’évaluation, ou encore d’inscription dans le temps long. Néanmoins, cette ambition ne suffit pas et les désillusions n’en seront que plus grandes en cas d’échec. Un certain nombre de prérequis sont nécessaires pour pouvoir opérer un changement systémique. Comme le montre les expériences décrites dans ce dossier, chaque mission a démarré petit, et c’est par la mise en mouvement que des succès inconcevables initialement ont été réalisés. Il faut donc aborder ces missions non comme un nouveau jouet miracle, mais avec humilité, patience et rigueur. La mission est une boussole, voire l’étoile Polaire, pour mener des innovations de rupture profonde. Souvenons-nous que changer un système est tel l’Everest : il est plus prudent d’éviter de l’escalader par la face nord !
D’une administration de mission à une mission pour l’administration
En 1956, Edgar Pisani, alors ancien préfet et membre du Haut Conseil de l’aménagement du territoire et jeune sénateur siégeant notamment dans la Commission de la reconstruction, publie un article séminal dans la Revue française de science politique : « Administration de gestion, administration de mission ». Cette distinction a fait couler beaucoup d’encre et demeure un cadre de pensée de l’administration française :
- l’administration de gestion est la structure administrative classique, durable, hiérarchique, centrée sur la continuité des services publics. Elle fonctionne selon des procédures fixes et des compétences réparties de manière permanente ;
- l’administration de mission, quant à elle, est une organisation temporaire, spécialisée, conçue pour répondre à un problème ciblé selon une durée et un lieu précis. Elle est créée pour traiter un défi spécifique et s’éteint une fois la mission accomplie.
La suite de son article vise à poser les caractéristiques principales de cette administration qu’il appelle de ses vœux, en prenant l’exemple de l’aménagement du territoire :
- souplesse organisationnelle : elle émane d’un besoin de contourner la rigidité bureaucratique à l’aide d’unités dotées d’un pouvoir de décision unifié (budget et commandement). Ce format permet de dépasser les cloisonnements internes ;
- adaptation aux contextes urgents : souvent mobilisée dans les périodes de crise (ici, pour la reconstruction d’après-guerre), elle constitue un mode d’administration plus agile, capable de fédérer des ressources externes ou internes rapidement ;
- coordination renforcée : face à l’atomisation croissante de l’action publique, elle instaure un principe de cohésion et de gouvernance intégrée pour satisfaire des enjeux d’intérêt général.
Cependant, une telle organisation risque de créer une « aristocratie », une élite administrative spécifique avec des avantages déconnectés des circuits classiques de responsabilité, surtout si les missions se prolongent au-delà de leur finalité. Aussi, ce qui devait être temporaire et justifiait une organisation spécifique, s’institue dans une logique durable et devient une administration de gestion. Le débat actuel sur les opérateurs de l’État est en plein écho avec cette analyse d’il y a soixante-dix ans.
Cet article fondateur a alimenté un certain stoïcisme devant la proposition de Marianna Mazzucato : « Voyez, nous connaissons cela depuis Pisani ! » Il existe, bien sûr, une parenté structurelle évidente : l’idée de la mission Apollo répondait aussi à une organisation expérimentée pendant la guerre avec le projet Manhattan, par exemple, mais la France développait déjà une logique similaire avec le Commissariat au plan institué en 1946 et surtout la création du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ainsi, ces deux approches ont en commun trois caractéristiques essentielles :
- objectif ciblé et transformationnel : comme l’administration de mission, une MOIP vise un objectif précis avec une visée transformationnelle. Cependant, pour Pisani, une administration de mission répond à un problème spécifique, avec des tâches définies. Pour Marianna Mazzucato, le grand défi sociétal (climat, santé, inégalités) est trop complexe pour être aussi circonscrit ;
- temporalité délimitée : les missions sont souvent fixées avec des échéances (la neutralité carbone d’ici 2030, par exemple), ce qui correspond à la durée limitée des administrations de mission. Néanmoins, là où Pisani conçoit la disparition de l’administration de mission, Marianna Mazzucato défend plutôt une organisation pérenne de coordination, qui va traiter une nouvelle mission ;
- gouvernance intégrée : une mission nécessite d’avoir un pilote dans le cockpit, avec une gouvernance intégrée. Sont mobilisés des coalitions d’acteurs publics, privés, académiques et citoyens. Néanmoins, les deux visions divergent : la logique préfectorale entraîne une unité de commandement ; la démarche économiste répond plutôt par une gouvernance ouverte, un pilotage agile multi-acteurs, où la coordination est au cœur de l’action.
Cependant, Rainer Kattel, Wolfgang Dreschler et Erkki Karo constatent que cette culture a été chassée par les réformes successives des administrations publiques, notamment sous le coup du New Public Management. De sorte qu’adopter aujourd’hui une approche mission implique de développer de nouvelles compétences, une nouvelle forme de gouvernance, voire une « révolution épistémique » au cœur même de l’État français ! Dès lors, les missions conceptualisées par Marianna Mazzucato intègrent aussi des innovations conceptuelles par rapport à la pensée de Pisani :
- façonner les marchés économiques : les MOIP réaffirment que l’État peut et doit jouer un rôle actif pour orienter l’innovation (comme dans l’administration de mission), mais avec une ambition économique et sociétale plus large de transformation des comportements, y compris du marché au-delà de ses simples défaillances ;
- portefeuille d’expérimentations : davantage qu’un guichet unique, les MOIP fonctionnent autour d’une multiplicité de projets démonstrateurs, d’expérimentations locales avant de question le passage à l’échelle. Il est possible d’y voir une extension moderne de la souplesse organisationnelle prônée par Pisani ;
- co-construction avec les citoyens : c’est une dimension que Pisani ne privilégiait pas – la vague participative débute en France une décennie après son article. Ici, la société civile participe activement à la définition, la mise en œuvre et l’évaluation des missions ;
- institutionnalisation durable : les MOIP cherchent à inscrire ces approches dans des structures pérennes (comme des institutions européennes, nationales ou régionales), mais tout en conservant leur capacité d’innovation et d’adaptation.
Le rôle central de Mariana Mazzucato et de l’IIPP
Outre sa casquette de professeur d’économie de l’innovation, Mariana Mazzucato est conseillère auprès de la Commission européenne (Horizon Europe), de l’OCDE (missions et innovation) et de plusieurs gouvernements (Royaume-Uni, Écosse, Italie, Afrique du Sud, Brésil, en particulier).
Afin d’appuyer sa démarche d’entrepreneuse de normes, elle a fondé l’Institute for Innovation and Public Purpose (IIPP) à l’University College London (UCL) en 2017. La première finalité de l’IIPP est de former les futurs agents à mener des missions.
L’IIPP est aujourd’hui un grand pourvoyeur d’études et d’expérimentations sur les missions. Il mène ainsi :
- des recherches académiques (rapports, articles, concepts) ;
- des conseils directs à des gouvernements (Commission européenne, ONU, Royaume-Uni, Suède, villes comme Camden) et des conduites d’expérimentation locales ;
- formations et programmes exécutifs pour décideurs publics, notamment via un réseau de praticiens (Mission Oriented Innovation Network – MOIN) ;
- publications d’une série de guides stratégiques et de retours d’expériences.
Les principales contributions majeures de Mariana Mazzucato et de l’IIPP ont été de transformer une pratique spécifique aux enjeux industriels et de défense en un cadre politique opérationnel pour des défis sociétaux majeurs, y compris à l’échelon local.
L’analyse de Pisani pose une base utile : face à des problèmes urgents ou nouveaux, il faut une administration souple et ciblée, capable de coordination et de rupture avec le fonctionnement classique. Les MOIP reprennent cette logique : elles modernisent le concept en élargissant ses dimensions (durabilité, expérimentation, participation, finalité économique) pour répondre aux défis complexes de notre époque.
Les quatre facettes de l’innovation publique selon l’OCDE
Dès 2019, l’OCDE a développé une classification des politiques d’innovation sous « quatre facettes », afin de pouvoir identifier les portefeuilles d’innovation menés.
Cette typologie a des mérites de classification, surtout aux débuts de l’approche mission, mais elle semble aujourd’hui dépassée. L’expérience des deux missions suédoises (mobilité et alimentation saines et durables) a recouru aux logiques d’amélioration (Comment améliorer l’existant ?) et d’adaptation (Comment s’adapter aux nouvelles situations ?) comme leviers pour faire évoluer le système existant. L’anticipation (Et après ?) était mobilisée dans les processus de design fiction, notamment. Dès lors, la mission (Pour quelle finalité innovons-nous ?) servait plutôt de dynamique pour la motivation et pour coordonner les différentes expérimentations du portefeuille d’innovation (budgets, moyens, infrastructures, modèles de gouvernance, etc.). Dès lors, Dan Hill, directeur de la stratégie des missions à Vinnova, propose de voir les missions comme une sorte de « parapluie » (abritant les innovations) et de « chasse-neige » (déblayant la voie) pour les trois autres facettes.
- Lire « Mission Santé ! L’exemple néerlandais de Health~Holland », p. 54 et s.
- Lire « Comment réinventer l’action publique ? Camden, un laboratoire vivant », p. 28 et s.
- Lire « Quand Marseille expérimente l’innovation par mission », p. 42 et s.


