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DossierSeverine Battin : « Il faut oser nommer des femmes et constater les effets positifs. »

Bien que les femmes représentent 61 % des agent·e·s de la fonction publique territoriale, elles n’occupent que 24 % des postes de direction dans les collectivités de plus de 40 000 habitants, et 12,9 % dans les départements. Le plafond de verre persiste pour elles malgré leurs qualifications. Séverine Battin, DGS de l’Isère, appelle les décideur·euse·s à agir.
Vous dirigez l’administration d’un département de 1 308 807 habitant·e·s et 4 700 agent·e·s, engagé dans les transitions, l’innovation et l’inclusion. Quel a été votre parcours jusqu’à ce poste ?
Mon parcours est atypique et pragmatique. J’ai débuté comme travailleuse sociale à l’Aide sociale à l’enfance. Très vite, constatant que les cadres étaient majoritairement des hommes dans un secteur pourtant féminin, j’ai souhaité accéder à des fonctions managériales et à de plus grandes responsabilités pour influer sur les politiques publiques.
J’ai repris des études au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) en stratégie des organisations, tout en passant les concours jusqu’à celui d’administratrice territoriale. J’ai ensuite exercé dans six départements, comme cheffe de service, directrice adjointe de territoire, directrice de l’immobilier, puis directrice générale adjointe (DGA) aux territoires, à la famille et à l’éducation.
J’ai assuré l’intérim de la direction générale des services, avant d’être sollicitée pour ce poste.
Je suis la première femme DGS du département, en poste depuis sept ans, avec une équipe de direction générale stable.
En tant que femme, avez-vous toujours envisagé que ce type de fonction vous serait accessible ?
Sincèrement non. Je n’avais pas de plan de carrière, seulement l’envie d’apprendre, d’élargir mes horizons et d’être utile.
Plusieurs femmes, dont des DGS, m’ont encouragée à dépasser l’appréhension de prendre un nouveau poste et ont partagé leurs conseils à des moments clés.
En revanche, je n’ai jamais vu le fait d’être une femme comme un obstacle : j’ai été éduquée avec l’idée que femmes et hommes, bien que différents, ont des potentiels équivalents et complémentaires pour exercer des responsabilités.
Mon moteur, c’est la passion pour la chose publique et l’envie de servir au mieux les usagers et les collectivités. Le fil conducteur de mon parcours est le management : développer un management coopératif, capable de transformer les organisations en valorisant la contribution de chacun·e. J’ai la conviction que ces transformations sont essentielles pour nous adapter en permanence à la complexité et à notre environnement.
Quelles sont, selon vous, les conditions qui ont rendu votre accession à ce niveau de responsabilité possible ?
J’ai pu accéder à ce niveau de poste grâce à des responsables et des élus qui m’ont fait confiance, en s’appuyant sur mes compétences, mes potentialités et mon engagement, sans considération de genre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Cela semble impossible jusqu’à ce qu’on le fasse » ; il faut passer de la théorie à l’action, oser nommer des femmes et constater les effets positifs.
La solidarité féminine a aussi joué un rôle important : plusieurs femmes, dont des DGS, m’ont encouragée à dépasser l’appréhension de prendre un nouveau poste et ont partagé leurs conseils à des moments clés.
J’ai également été soutenue par des mentors, femmes et hommes, que je consulte dans les moments de questionnements, qui m’aident à franchir le plafond de verre.
Enfin, je me suis toujours autorisée le droit à l’erreur : en me disant que, même si une prise de poste ne fonctionnait pas, d’autres voies resteraient possibles. C’est cette liberté qui m’a permis d’avancer.
Quels freins entravent encore l’accès des femmes aux postes de direction générale dans les grandes collectivités locales ?
Les freins tiennent surtout aux stéréotypes persistants chez les élu·e·s ou décideur·euse·s, véhiculant une image du dirigeant comme une figure autoritaire, forte, presque physique – avec 4 700 agents et 30 directions, il ne faut pas se laisser faire. Pourtant, les qualités requises aujourd’hui – résilience, intégrité, coopération – ne sont pas genrées. Le management public repose désormais sur l’intelligence collective et l’agilité, où les femmes ont pleinement leur place.
Ces stéréotypes sont particulièrement prégnants lors de la sélection de la candidate et de la prise de poste par crainte que « cela ne fonctionne pas », car « ça n’a jamais été fait ». La prise de poste devient alors une période de double épreuve : on teste vos compétences, mais aussi votre genre. J’ai ainsi entendu : « Tu es compétente, mais faire confiance à une femme… », ou encore « Directrice générale, ça fait directrice d’école ». D’autres m’ont dit : « On connaît tes compétences, mais c’est un sacré risque. » Il a fallu du temps et des réussites pour que ces préjugés cessent. Je ne suis plus confrontée à des comportements sexistes, même avec des partenaires externes.
Des freins culturels subsistent, même du côté des femmes : peur d’être perçues comme trop émotionnelles, ou de devoir sacrifier leur équilibre personnel. Mais ces craintes s’estompent dès l’exercice réel des fonctions.
Enfin, les freins structurels sont bien connus : carrières discontinues, temps partiels, ou encore conciliation perçue comme difficile entre vie professionnelle et vie personnelle.
Selon vous, quels leviers doivent être activés pour favoriser des parcours féminins vers le top management public ?
Les qualités professionnelles sont souvent perçues à travers des prismes genrés, dès l’enfance. Il est donc essentiel d’agir sur l’éducation.
Les qualités professionnelles sont souvent perçues à travers des prismes genrés, dès l’enfance. Il est donc essentiel d’agir sur l’éducation et d’élargir le champ des possibles dans les représentations des enfants. Je ne viens pas d’un milieu favorisé, mais on ne m’a jamais fermé de portes : j’ai grandi avec l’idée que je pouvais choisir ce qui m’épanouirait.
Le marrainage et le partage d’expériences aident aussi à lever les freins mentaux que l’on peut s’imposer à soi-même en tant que femme.
La conciliation entre vie personnelle et professionnelle reste un enjeu majeur. Les concours, par exemple, exigent souvent des déplacements longs, et les femmes sont encore confrontées à des jugements du type : « Tu préfères ta carrière à tes enfants. » Pourtant, des modalités existent pour adapter les parcours. Quand j’étais DGA avec de jeunes enfants, j’ai pu bénéficier d’un rythme de travail choisi.
Il faut aussi veiller dans l’équité des avancements et promotions internes à ce que, par exemple, les temps partiels – encore assumés à 80 % par des femmes – ne freinent pas leur accès.
Enfin, la confiance de l’élu·e est déterminante : quand elle est là, la question du genre se pose moins, voire plus.
Pensez-vous que l’arrivée de femmes à des postes de DGS transforme les pratiques managériales dans les collectivités ?
Avec seulement 24 % de femmes dirigeantes dans les collectivités de plus de 40 000 habitants, la nomination d’une femme à la direction générale apporte forcément un souffle de modernité, d’ouverture et de renouveau dans les méthodes, contenus et postures managériales. Les femmes élargissent les styles de management et offrent aux agents de nouveaux modèles professionnels et personnels, difficiles à imaginer dans des équipes dirigées uniquement par des hommes.
Les femmes sont souvent plus authentiques, car on attend simplement d’elles que ça fonctionne, sans exigences de posture particulières. Cela leur permet d’être alignées avec leurs valeurs et de proposer des façons différentes d’animer les collectivités.
Elles ont une forte capacité à fédérer, à travailler en équipe, et assument leur intelligence émotionnelle, favorisant un management d’influence et de coopération. Mon management est souvent décrit comme « une main de fer dans un gant de velours » : autorité rime avec exigence et écoute, qui n’est ni faiblesse ni complaisance.
Un·e DGS est un·e chef·fe d’orchestre, à l’interface entre exécutif et administration. Pour moi, et sans doute parce que je suis femme, réussir cette fonction c’est promouvoir l’intelligence collective, faire remonter les idées stratégiques, et permettre un alignement entre le projet politique et le projet d’administration tel qu’il soit incarné dans tous les services.
Quelles sont selon vous les plus-values de la parité à la tête des administrations ?
Faire le pari de la parité, c’est aussi faire celui de la diversité sociale, de parcours, de formations. La parité favorise la complémentarité des points de vue, ce qui enrichit la décision publique. Les débats sont plus ouverts, les décisions plus robustes. Elle évite les angles morts, notamment sur les dimensions sociales et de genre, et améliore notre capacité à détecter les signaux faibles et à anticiper. Cela renforce la légitimité de l’action publique et l’adapte à l’ensemble de la population.
La parité autorise les hommes à changer de posture et transforme les relations professionnelles. Des collègues et élus disent se sentir libérés d’une logique de rivalité « d’homme à homme », plus enclins à coopérer dans un cadre moins vertical. La parité rend possible une gouvernance plus ouverte, plus horizontale, où chacun peut contribuer à la décision sans fragiliser l’autorité.
Elle stimule également une approche ascendante et coopérative, ancrée dans un réseau d’intelligence collective interne. Aller chercher l’avis des agents, auparavant perçu comme une faiblesse face à un management vertical associé à l’autorité, valoriser les potentiels à tous les niveaux, c’est ce qui fait avancer les projets publics de manière agile et robuste. Ce mode de management plus coopératif attire aussi les jeunes talents en quête de sens et d’autonomie.
Enfin, je constate un rapport genré à l’évaluation : là où certains collègues masculins voient une mise en danger, je la perçois comme un outil d’ajustement, dans une logique d’apprentissage et de droit à l’erreur. Face aux transitions à mener, cette capacité d’adaptation continue sur la durée d’un mandat est essentielle.
Quelles initiatives concrètes avez-vous mises en place ou soutenues pour faire émerger plus de femmes dirigeantes dans votre collectivité ?
Nous avons mis en place un dispositif interne non genré de détection des potentiels managériaux, aujourd’hui à sa troisième promotion. Il vise à repérer des agent·e·s, souvent des femmes invisibilisées par les stéréotypes, qui n’osent pas franchir le pas. Ces talents sont accompagnés par un coach, rédigent leur projet professionnel et expérimentent via des immersions.
Nous restons vigilant·e·s à ce que certaines mesures, bien qu’orientées vers l’égalité, ne deviennent contre-productives. Par exemple, faciliter le temps partiel ou les tiers-lieux peut, malgré leur utilité, freiner les femmes souhaitant s’investir pleinement dans leur carrière.
Nos recrutements sont basés sur les compétences, sans stéréotypes de genre. Ainsi, la direction des constructions publiques est dirigée par une femme, avec une équipe mixte. Deux femmes occupent aussi des postes de direction aux mobilités. L’exemplarité compte !
Enfin, nous veillons à l’égalité dans les promotions et avancements, en nous assurant notamment que le temps partiel ne soit pas un frein à la progression professionnelle.
Quels conseils donneriez-vous à une (jeune) femme qui aspire à diriger une administration territoriale ?
Je lui dirais d’abord de se faire confiance et de suivre la motivation profonde qui l’anime. « Croire en soi, c’est déjà presque réussir », disait Victor Hugo.
Je lui conseillerais aussi de rester authentique, sans chercher à imiter un modèle masculin. Inutile d’endosser symboliquement le costume-cravate : sa singularité, liée à son genre, est une richesse.
Qu’elle avance sans a priori, en s’appuyant sur ses propres compétences et potentialités. Et qu’elle n’hésite pas à échanger avec d’autres (femmes et hommes) pour s’inspirer, confronter les regards et construire son propre chemin professionnel.
À six mois des municipales, quel message adresser aux élu·e·s pour faire de la parité une norme dans les directions générales ?
Il est temps de cesser de théoriser. Expérimentez la parité !
La parité n’est pas seulement une question d’équité, c’est un levier stratégique pour renforcer l’efficacité des politiques publiques. La parité doit se conjuguer par le prisme de la compétence.
L’innovation et la transformation passent par la diversité : ne vous privez pas de la moitié des talents. Recrutez des femmes, pour leurs compétences et non comme faire-valoir, pour construire, ensemble, un avenir au service du bien commun.