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ActualitésVirginie Besrest : « Les évaluateurs sont bousculés par les transitions »
Les Journées Françaises de l'Évaluation (JFE), créées par la Société Française de l'Évaluation (SFE) en 1999, célébraient en 2025 leur 25 ans. Sous le thème « Évaluation en transition(s) », ces journées, organisées les 30 et 31 octobre à Sciences Po Rennes, ont réuni 500 professionnels autour des enjeux de transitions (écologique, social, numérique et démocratique). Nous avons rencontré Virginie Besrest, présidente de la SFE, à l’occasion de cet événement pour faire le point sur l’avenir de cette discipline et son rôle face à l’urgence climatique et sociale.
Avant de plonger dans le vif du sujet, pourriez-vous vous présenter rapidement ainsi que la Société Française de l'Évaluation ?
Je suis présidente de la Société Française de l'Évaluation (SFE) depuis juin 2024, et par ailleurs cofondatrice et gérante de Quadrant Conseil, une SCOP dédiée à l'évaluation et à l’appui à conception de politiques publiques. La SFE est une association loi 1901 qui a été créée en 1999, elle fonctionne donc depuis un peu plus de 25 ans grâce au bénévolat. Elle rassemble une grande diversité d'acteurs : des évaluateurs publics et privés, des agents publics, des chercheurs, des associatifs et des citoyens engagés. Ces JFE 2025 ont réuni près de 500 participants.
Le thème central de cette 25e édition est « Évaluation en transition(s) », dans un contexte marqué par de profonds bouleversements écologiques, numériques et démocratiques. Qu'est-ce qui a motivé ce choix et en quoi invite-t-il à « repenser l’évaluation comme outil d’accompagnement du changement » ?
C'est un thème que nous avions en tête depuis deux ou trois ans, car il traverse toutes les politiques publiques. Nous l'avons choisi en raison de l'actualité, car nous sommes tous bousculés par ces transitions, que ce soit dans nos pratiques, nos repères, ou au niveau des institutions et des politiques publiques. Mais nous l'avons aussi choisi parce que ce thème, central, disparaît peu à peu du discours public (on parle de backlash écologique). Il nous semblait essentiel de le maintenir en haut de l'agenda.
Quant au rôle d'accompagnement, les transitions entraînent de la complexité, de la pensée systémique, et un certain flou sur l'objectif final. Évaluer n'est pas simple dans ce contexte. De plus, les politiques de transition passent souvent par des expérimentations, ce qui implique nécessairement l'évaluation. Tout cela nous amène à repositionner l'évaluation comme un outil d'accompagnement, pas seulement comme un simple outil de mesure, mais comme un véritable levier de transformation. L'évaluateur est l'ami critique de ceux qui conçoivent et mettent en œuvre les politiques publiques.
Quelles recommandations concrètes formule la SFE pour s’assurer que l’évaluation soit mieux intégrée comme outil de pilotage dès le début de la politique publique, et non pas reléguée en bout de chaîne ?
Il faut repositionner l'évaluation dès le début, dès la conception des politiques publiques. L'objectif est de la rendre présente en amont, à la fois pour challenger le problème public et le documenter, mais aussi pour clarifier ce qui est réellement testé dans le cadre d'une politique ou d'une expérimentation.
Il est crucial d'équiper la politique publique dès le départ avec un système de suivi et d'évaluation, ce qui signifie identifier les données nécessaires et avoir une situation de départ claire pour mesurer les évolutions. En intégrant l'évaluation in itinere (tout au long de la vie de la politique), nous pouvons apporter des éléments utiles en temps utile. L'autre recommandation majeure est de continuer à s'ouvrir et à penser l'hybridation avec d'autres disciplines pour être au plus près des besoins et renforcer le service rendu aux politiques de transition.
Vous avez justement mentionné l'évolution des pratiques. Les transitions (numériques, écologiques) bousculent le métier d’évaluateur, avec notamment l’émergence de l'intelligence artificielle (IA). Quel impact ces changements ont-ils sur le métier, et comment assurez-vous un « usage éthique » de ces nouvelles technologies ?
En 2025, nous avons adopté le premier référentiel français du métier d'évaluateur, résultat de deux ans de travaux et publié dans les Cahiers de l'évaluation n°11[1]. Ce référentiel s'articule autour de trois axes majeurs : les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être, auxquels il faudrait d’ores et déjà ajouter un quatrième axe : le faire savoir.
L'IA et le numérique questionnent beaucoup la partie des savoirs et des compétences techniques. Nous faisons face à un enjeu éthique majeur : l'IA pourrait mener à une forme d’évaluation low cost et générer des risques de biais ou d'« hallucinations ». Pour encadrer cela, la SFE a créé un groupe de travail thématique sur les technologies numériques et l’évaluation. Nous travaillons actuellement à un avenant à notre Charte déontologique (établie en 2003 et modifiée en 2006) pour définir des règles communes d'usage éthique, par exemple la nécessité de disposer d'outils fermés pour garantir la confidentialité des données.
De plus, les transitions poussent l'évaluateur à développer son savoir-être et son faire savoir. Son rôle évolue vers celui de courtier de connaissance entre la sphère scientifique et la décision publique. Il doit se concentrer davantage sur la partie humaine et relationnelle (débat, mise en récit) et moins sur la partie technique, pour toucher ce qui est sensible et pas seulement la raison.
Pour la première fois s’est tenu un village « Design et Évaluation » lors d’une édition des JFE. Il a notamment mis en avant l'hybridation des disciplines. Pourquoi l'association entre évaluateurs et designers est-elle si nécessaire pour répondre aux défis des transitions et accompagner les changements de comportement durables?
L'évaluation et le design se sont longtemps méconnus. Pourtant, nous partageons un même socle : l'intérêt pour les usagers, les usages et les bénéficiaires. La complémentarité est leur force : l'évaluateur est très analytique, systématique et rigoureux, tandis que le designer est créatif et exploratoire.
Le binôme évaluateur-designer permet d'avoir le meilleur des deux mondes : la rigueur nécessaire pour justifier les conclusions, et la créativité pour proposer des recommandations qui sont facilement applicables et innovantes pour les pouvoirs publics. Cette hybridation permet d'être plus souple et d'adapter le bon outil à la demande.
Ces JFE ont démontré que l'évaluation n'était pas réservée aux grandes institutions, avec l'exemple de la commune de Loos-en-Gohelle. L'évaluation est-elle à la portée de n'importe quelle petite ou moyenne collectivité ?
Oui, les petites collectivités ont tout à fait le droit à l'évaluation, car elles en ont la capacité et l'intérêt. La seule question est celle du portage et des moyens. L'exemple de Loos-en-Gohelle (7 000 habitants) a montré qu'il est possible de développer une culture de l'évaluation en interne en formant les équipes à la posture évaluative sur des objets d’action publique modestes. Ce qui est intelligent, ce sont les coopérations inter-collectivités pour mettre en commun les moyens et réaliser des évaluations. C'est avant tout une question de choix politique de s'attacher à connaître les effets de ce que l'on fait.
Quels sont les prochains grands rendez-vous à suivre pour la SFE ?
Nous allons filer le contenu de ces JFE vers d'autres événements. Notamment, le 13 novembre prochain au musée Albert Kahn à Boulogne-Billancourt, les Entretiens Albert Kahn porteront sur l'évaluation et la prospective au service des transitions. Le 29 janvier, les Rendez-vous de l'évaluation avec le CESE se focaliseront sur la partie démocratique, interrogeant l'évaluation des démarches participatives. Enfin, en octobre 2026 à Lille, auront lieu pour la première fois en France les Journées Européennes de l'Évaluation, dont le thème sera centré sur « La pensée évaluative au service de démocraties dynamiques ».
[1] Le métier d’évaluateur des politiques publiques. Compétences, spécificités et référentiel.