Revue
DossierQuand Marseille expérimente l’innovation par mission
Marseille fait partie des neuf villes françaises engagées dans la mission « 100 villes neutres pour le climat et intelligentes en 2030 », pilotée par l’Union européenne, dont l’objectif est d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2030. Cette « mission villes » est un exemple à l’échelle européenne de « l’innovation par mission ». Entretien avec Camille Spaeth, chargée de mission « Marseille 2030 Objectif Climat » sur les avantages et les limites de ce programme européen.
Marseille a été la première ville française à déposer un contrat Ville Climat et l’une des 23 premières villes européennes à obtenir le label « Ville climatiquement neutre et intelligente ». Quelle est la signification de ce label pour Marseille, et comment le contrat Ville Climat a-t-il été élaboré pour refléter l’engagement de la ville ?
Le contrat Ville Climat a été élaboré en 2023, à la suite d’une candidature initiale de Marseille à cette mission européenne qui avait été fortement soutenue par de nombreux partenaires du territoire. Il y a eu une volonté claire d’adopter une démarche partenariale pour sa construction. Nous avons ainsi organisé huit commissions thématiques, co-pilotées avec la Métropole Aix-Marseille-Provence. L’objectif était de lister les projets concrets visant à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Un bilan carbone complet de la ville a été réalisé pour définir des priorités. Nous avons également élaboré un plan d’investissement détaillé, ce qui est assez rare, pour chiffrer les besoins et accélérer la transformation de Marseille.
Ce qui était intéressant pour nous, c’est que Marseille n’avait pas de plan climat ou de stratégie climat très élaborée à l’échelle de la ville, contrairement à d’autres. Cela nous a permis de partir d’une feuille blanche et de nous insérer rapidement et facilement dans la méthodologie exigée par la mission européenne, ce qui a été un avantage pour bien appliquer l’exercice. L’analyse du plan d’investissement a révélé un manque de financement considérable : environ 15 milliards d’euros sont nécessaires d’ici 2030, et nous ne savons pas financer la moitié de ces besoins, même en mobilisant toutes les subventions, entreprises et fiscalité actuelles. Cela nous a d’ailleurs aidés à formaliser un plaidoyer autour de cette problématique.
Le label est décrit comme une « impulsion supplémentaire » permettant de mener des projets de transformation environnementale avec l’« aide et le soutien financier de l’Union européenne ». Comment ce soutien financier et technique de l’UE se traduit-il concrètement pour accélérer les initiatives marseillaises, et quels sont les budgets mobilisés grâce à la mission ?
Initialement, nous avons été un peu déçus par le label, car nous pensions qu’il y aurait plus de financements dédiés directement aux villes pour la mise en œuvre des projets. Ce n’est pas ce qui s’est passé, mais cela nous a tout de même permis d’accéder à quelques enveloppes budgétaires pour l’expérimentation. Au total, 5 millions d’euros ont été mobilisés grâce à la mission pour des projets expérimentaux et partenariaux.
Sur le plan technique, l’accompagnement a été structuré assez tardivement, mais nous commençons à voir des actions concrètes. Le principal atout est la possibilité d’échanger directement avec la Commission européenne et d’autres villes européennes, ainsi que de bénéficier d’une plateforme Groupe Miroir national Ville-Horizon Europe qui nous met en lien avec d’autres villes françaises. Cela crée un espace d’échange précieux et permet de porter collectivement certains messages. Par exemple, nous sommes accompagnés par la plateforme NetZeroCities pour l’émission de « green bonds » (obligations vertes).
La mission offre l’opportunité de travailler, en lien avec l’ensemble de ses partenaires, sur des projets concrets pour changer les usages du territoire, améliorer la qualité de vie des Marseillaises et des Marseillais et leur impact environnemental. Pouvez-vous citer des exemples spécifiques de projets où la mission a déjà permis de débloquer ou d’accélérer des actions qui auraient été plus lentes ou plus difficiles à réaliser sans elle ?
Absolument, nous avons deux projets concrets qui ont bénéficié d’un financement direct de la mission.
Le premier est un projet pilote de mobilisation citoyenne, d’un montant de 600 000 euros de subvention. Il part du postulat que chacun – entreprises, habitants, collectivités – a un rôle à jouer dans la transition. Nous avons mis en place des actions auprès des habitants dans trois quartiers différents de Marseille, avec trois animateurs. Ces animateurs identifient les besoins locaux, par exemple la remise en place d’un bus de nuit dans les quartiers nord qui avait été supprimé. Ils accompagnent aussi la création de jardins partagés. Pour les entreprises, nous appuyons les réseaux d’entreprises pour qu’elles mettent en place des solutions écologiques, comme la mise à disposition de locaux vélos mutualisés pour les salariés de plusieurs entreprises. Nous avons également créé les Trophées Pionniers du Climat 20301, portés par AtmoSud, pour valoriser les projets concrets d’entreprises marseillaises et inspirer d’autres acteurs. Ce projet est accompagné par une université pour évaluer les méthodes de mobilisation et la manière de parler d’écologie. Nous réalisons que l’angle le plus pertinent pour les citoyens est l’accès aux services publics et l’amélioration de leur vie quotidienne (alimentation, mobilité, logement), plutôt que l’écologie en tant que telle. C’est une expérimentation intéressante, désormais en deuxième année, avec l’objectif de la dupliquer.
Le deuxième projet est « JETCities : Boosting Green Workforce in Cities », mené avec Paris, Lyon, Dijon Métropole et Grenoble Alpes Métropole. Il porte sur l’impact de la transition écologique sur l’emploi, en étudiant les formations nécessaires et comment accompagner cette transformation. Il inclut un volet interne pour anticiper ces changements au sein des administrations. Nous commençons déjà à voir l’émergence de sujets liés aux périodes de fortes chaleurs, par exemple. Ce projet se déroule jusqu’en septembre 2026 et est évalué par Sciences Po (Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques – LIEPP).
En outre, nous avons remporté un projet d’Horizon Europe, baptisé PERA (Public Engagement with Research Awards), lauréat en 2024, qui démarrera prochainement pour une durée de trois ans. L’idée est de déployer des véhicules intermédiaires électriques dans les zones périphériques de Marseille, notamment les quartiers nord, pour les personnes peu ou pas véhiculées, et de développer les vélos et trottinettes en libre-service pour favoriser les mobilités multimodales.
Il est important de noter que, bien que ces projets soient très intéressants et permettent de financer des équivalents temps plein (ETP) à 100 %, nous restons sur des expérimentations. Notre élu et nous-mêmes plaidons auprès de la Commission européenne pour un passage à l’échelle l’expérimentation, afin de déployer et massifier ces solutions plutôt que de nous limiter à l’expérimentation.
Marseille est déjà engagée dans de nombreuses actions, comme la végétalisation, la rénovation des bâtiments publics, la lutte contre la pollution de l’air ou la protection de la biodiversité. Comment cette « mission villes » renforce-t-elle ou amplifie-t-elle ces initiatives existantes, par exemple le « Plan Arbres » ou le programme de décarbonation des bâtiments ?
La mission a été cruciale, car elle a permis de structurer l’ensemble de l’action climatique de la ville de Marseille. Avant, il n’y avait pas de stratégie globale, seulement quelques actions dispersées, comme la renaturation ou une seule personne dédiée aux énergies renouvelables. Désormais, grâce à la mission, nous avons une Direction transition écologique et mobilité dédiée, avec un pôle mobilité et un pôle transition écologique comprenant un service spécifique pour l’énergie.
Nous avons pu constituer ces équipes grâce aux subventions européennes que nous avons pu solliciter. Par exemple, nous avons obtenu une enveloppe ELENA (European Local Energy Assistance) de la Banque européenne d’investissement. Soutenu par la Commission européenne, le programme ELENA finance des projets en faveur de l’efficacité énergétique, des énergies renouvelables et des transports durables. Il nous a permis de recruter sept personnes : quatre sur les énergies renouvelables et trois sur la rénovation énergétique. Le fait d’être dans la « mission villes » a renforcé notre capacité à chercher des subventions européennes et à structurer nos équipes en interne pour porter ces projets de transition écologique.
La « mission villes » prévoit le développement de « démonstrateurs de recherche et innovation [R&I] européenne à grande échelle » et l’accès à l’« expertise à l’échelle de l’UE ». Comment Marseille utilise-t-elle ces ressources pour innover dans ses propres projets de transition écologique, et y a-t-il des partenariats spécifiques avec d’autres villes européennes ou instituts de recherche ?
L’un des atouts majeurs de la mission est qu’elle nous pousse à regarder toutes les dimensions des freins à la transition. Au-delà du financement, que nous avons beaucoup travaillé, nous avons identifié des freins structurels, comme le foncier ou le réglementaire. Une fois le problème identifié, cela nous permet de nous focaliser sur des solutions concrètes.
L’absence de plan climat abouti à Marseille nous a permis de partir d’une feuille blanche et d’adopter sans difficulté la méthodologie européenne, un atout pour réussir l’exercice.
Nous utilisons beaucoup la ressource « R&I » à travers les appels à projets européens, qui nous permettent de renforcer la dimension environnementale de nos projets. Nous développons également des liens forts avec des partenaires externes et le monde de la recherche. Par exemple, notre projet pilote de mobilisation citoyenne est accompagné par une université pour évaluer les méthodes. Le projet « JETCities » bénéficie de l’évaluation du LIEPP de Sciences Po.
Concernant les partenariats avec d’autres villes européennes, à l’inverse, ils se limitent à des sujets transverses ou globaux, mais seraient plutôt utiles s’ils portaient sur des sujets précis.
L’un des objectifs de la « mission villes » est d’aider les villes à développer des « modèles de gouvernance urbaine innovants et l’engagement des citoyens ». De quelle manière Marseille a-t-elle adapté sa gouvernance et mobilisé ses citoyens pour accélérer sa trajectoire vers la neutralité carbone ?
Sur la gouvernance, comme je l’ai mentionné, la mission a permis de structurer fortement notre action climat en interne, avec la création d’une direction dédiée et de pôles spécialisés. Nous avons également un volet « administration éco-exemplaire » qui inclut le suivi du budget vert, un plan de déplacement de l’administration et la formation des agents.
Pour l’engagement citoyen, le projet pilote de mobilisation est un exemple direct de cette approche. Il vise à rassembler habitants, entreprises et collectivités autour d’actions concrètes dans les quartiers. Les animateurs de quartier sont au plus près des préoccupations des Marseillais, ce qui permet de répondre à des besoins concrets et d’améliorer la vie quotidienne.
Nous avons aussi mis en place des ateliers « Marseille du futur » qui visent à sensibiliser les habitants aux impacts de la transition écologique sur la ville de Marseille, notamment sur la mer (posidonie, biodiversité), la mobilité et la rénovation énergétique. Ces ateliers permettent de montrer comment ces actions contribuent à un environnement meilleur.
Le contrat Ville Climat identifie des actions clés à mener pour respecter les rythmes de réduction d’émission exigés par une trajectoire de réchauffement limité à 1,5 oC. Quels sont les principaux défis rencontrés par Marseille dans la mise en œuvre de ce contrat, et comment la mission aide-t-elle à les surmonter, notamment en termes de barrières réglementaires ou de financement ?
Le défi le plus important que nous avons identifié est sans aucun doute le financement. Notre plan d’investissement a montré qu’il nous manquait la moitié des 15 milliards d’euros nécessaires d’ici 2030. La mission nous aide à formaliser ce constat et à le porter comme un plaidoyer.
Au-delà du financement, nous avons identifié d’autres freins structurels, comme les barrières réglementaires et les problèmes fonciers. La mission, par son approche structurante, nous permet de les mettre en lumière et de commencer à réfléchir à des solutions pour les surmonter.
Comme je l’ai dit, l’une des déceptions initiales a été le manque de financements dédiés à la mise à l’échelle, l’accent étant mis sur l’expérimentation. Nous demandons une évolution de la mission vers un soutien plus important à la mise en œuvre et au déploiement des solutions. De plus, l’appui technique mériterait d’être renforcé et d’être plus proche des réalités de terrain, car les consortiums européens sont parfois éloignés de nos spécificités locales.
Ce que nous apprécions, c’est que cette approche par mission, avec des objectifs clairs et une structuration par projet, nous aide à concrètement rentrer dans le vif du sujet, à identifier ce qui fonctionne et ce qui bloque, puis à prendre du recul sur les problématiques structurelles, comme le financement, le réglementaire ou le foncier.
Marseille fait partie des neuf villes françaises sélectionnées. Y a-t-il des échanges ou des collaborations spécifiques avec ces autres villes françaises pour partager les bonnes pratiques et accélérer collectivement la transition écologique ?
Oui, les échanges et collaborations avec les autres villes françaises fonctionnent très bien. Nous avons un groupe miroir « Villes » co-piloté par NetZeroCities, les ministères et les agences de l’État. C’est d’ailleurs de cette plateforme nationale qu’est né le projet « JETCities ».
La mission « 100 villes neutres pour le climat
et intelligentes en 2030 »
C’est l’une des cinq missions de l’Union européenne. Elle vise à soutenir 100 villes européennes dans le cadre de leur transformation vers la neutralité climatique d’ici à 2030, et d’en faire des pôles d’expérimentation et d’innovation pour toutes les villes.
Neuf villes françaises ont été retenues : Angers, Bordeaux, Dijon, Dunkerque, Grenoble, Lyon, Nantes, Paris et Marseille. Elles bénéficient d’un accompagnement coordonné par le Groupe Miroir national Ville-Horizon Europe, créé en 2020. Ce collectif réunit ministères, agences, chercheurs et représentants des territoires. Sa mission : faciliter l’échange de bonnes pratiques et accélérer la diffusion des résultats sur l’ensemble du territoire.
Les missions de l’Union européenne constituent une nouvelle façon d’apporter des solutions concrètes à certains de nos plus grands défis. Elles ont des objectifs ambitieux et donneront des résultats tangibles d’ici à 2030. Cette « mission villes » s’inscrit dans le cadre d’Horizon Europe (2021-2027), le grand cadre européen de financement de la recherche et de l’innovation, qui sera renouvelé en 2028 pour cinq ans.
Grâce à ces contacts, il est très simple de s’appeler, d’échanger des informations et de trouver des solutions à des problématiques rencontrées en interne. Par exemple, sur la question du financement, qui est un sujet que nous travaillons beaucoup au niveau de la plateforme nationale, nous portons un plaidoyer commun pour la mise en place de mécanismes permettant le passage à l’échelle, car le constat du manque de financement est partagé par toutes les villes françaises.
Ces échanges sont une source d’inspiration. Par exemple, Nantes avait déjà obtenu une subvention pour un projet pilote de mobilisation similaire au nôtre, axé sur les défis climat individuels ou collectifs. Leurs retours d’expérience nous ont permis d’orienter et d’adapter notre propre projet à la réalité marseillaise, en ayant l’intention de réutiliser leurs outils.
La mission vise également à « améliorer la qualité de vie des Marseillaises et des Marseillais ». Comment les actions menées dans le cadre de la mission contribuent-elles concrètement à améliorer la vie quotidienne des habitants, au-delà de la seule réduction des émissions de CO2 (par exemple sur la qualité de l’air, la mobilité, l’accès aux services) ?
L’amélioration de la qualité de vie est au cœur de nos préoccupations. Notre projet pilote de mobilisation citoyenne le démontre parfaitement. Lorsque nous dialoguons avec les habitants, nous réalisons que l’écologie se traduit pour eux par des préoccupations très concrètes d’accès aux services publics et d’amélioration du quotidien. Par exemple, le rétablissement du bus de nuit dans les quartiers nord ou la création de jardins partagés ont un impact direct sur leur mobilité et leur environnement.
En matière de mobilité, le projet PeriASTY vise à offrir de nouvelles options de transport, comme les véhicules intermédiaires électriques et les services de vélos/trottinettes en libre-service, notamment dans les zones périphériques. En interne, nous mettons en œuvre un plan de déplacement pour l’administration.
Sur le logement, nous n’avons qu’une action limitée avec la mise en œuvre du programme Slime2 et Territoires Zéro Exclusion Énergétique (TZEE) ; les recrutements ELENA sur la rénovation énergétique sont dédiés à la rénovation des bâtiments municipaux.
Concernant la qualité de l’air, bien que non directement financé par la mission, AtmoSud, qui surveille la qualité de l’air, est un partenaire clé de nos Trophées Pionniers du Climat 2030, ce qui met en lumière les projets contribuant à un air plus sain.
Enfin, les ateliers « Marseille du futur » sensibilisent les habitants aux enjeux environnementaux, comme la protection de la posidonie en mer, ou les impacts de la mobilité et de la rénovation énergétique, en montrant comment ces actions contribuent à préserver la biodiversité et à améliorer le cadre de vie global. L’adaptation aux fortes chaleurs est aussi un sujet émergent qui aura un impact direct sur la vie des Marseillais.
- « Trophées Pionniers du Climat 2030 : la Ville de Marseille et AtmoSud valorisent les actions exemplaires », marseille.fr 8 avr. 2025.
- Ce programme vise à massifier le repérage, l’orientation et l’accompagnement des ménages en situation de précarité énergétique.