IAG : emplois transformés ou disparus dans la fonction publique territoriale ?

Le 28 octobre 2025

Agents d’accueil, assistants de gestion, métiers de la communication, juristes… Certains emplois publics sont remodelés par l’intelligence artificielle. Entre déclassement social et risque d’une dépendance à l’intelligence artificielle (IA), la révolution annoncée arrive à pas de loups.

L’étude remonte à avril 2024, elle avait été menée par Cyril Demoures et d’autres élèves de l’Institut national des études territoriales (Inet), son titre : Un outil de cartographie des métiers concernés par l’intelligence artificielle dans les collectivités1. Les élèves avaient profité d’une immersion au sein de la ville de Lyon pour bûcher sur le sujet. La cartographie développée est basée sur la méthodologie de l’Organisation mondiale du travail (OMT), suffisamment référentielle aujourd’hui pour analyser les effets de l’IA en termes de ressources humaines. Le travail de terrain avait permis de déterminer que « presque la moitié des postes de la commune témoin sont concernés par des évolutions potentielles induites par l’intelligence artificielle générative (IAG). La cartographie montre qu’au moins 25 % des tâches des métiers exercés par les agents peuvent être effectuées, en totalité ou en partie, par l’IAG. Parmi les métiers les plus concernés (catégories très concernées et concernées), ceux d’agent d’accueil et d’assistant de gestion représentent, en volume, la part la plus importante des effectifs concernés ». La question se pose donc : quels métiers sont-ils appelés à disparaître ? Comment les collectivités territoriales s’y préparent-elles en interne ?

L’intégration de l’IAG dans les collectivités prendra du temps

Plus d’un an plus tard, Cyril Demoures, désormais chef du service de l’analyse et du contrôle de gestion au Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, ne remet bien entendu pas en cause les conclusions de l’étude. Mais il apporte des nuances : « Pour l’instant, on peut dire que l’intégration de l’IAG dans les collectivités, et donc son impact concret sur la transformation des métiers, prendra du temps. Les métiers sont de plus protégés par le statut, ce qui évitera une adaptation trop brute à laquelle en revanche le secteur privé risque d’être confronté. » Il est important de se projeter dans ces cas concrets, qui peuvent très vite devenir des cas de conscience. « Prenons le cas d’une personne réfugiée dont les propos, via l’IA, pourraient être traduits dans le cadre de l’examen de son dossier. Est-ce digne du service public de se contenter d’une simple traduction littérale sans le travail de l’interprétation des propos ? » Prenons les métiers de l’accueil. « On peut considérer que ces agents seront appelés à fournir d’autres tâches. Mais l’automatisation progressive des tâches, accélérée par l’IA, nécessite aussi de proposer de l’accueil physique, humain, voire de le renouveler. Car, de fait, même si l’on peut considérer que l’IA peut être un facteur de progrès, d’efficacité, il est à parier qu’un nombre important de nos concitoyens ne se sentiront pas concernés », ajoute-t-il. Reste que l’attractivité d’une collectivité, et donc la séduction qu’elle opérerait auprès des plus jeunes agents, impose une relation clarifiée avec l’incontournable IA. « Je prends souvent l’exemple de la calculatrice dont tout le monde se sert aujourd’hui. Pour autant, on apprend toujours aux enfants à compter. L’IA relève de la même démarche de facilitation. »

Cyril Demoures considère que l’intégration de l’IAG dans les collectivités, et donc son impact concret sur la transformation des métiers, prendra du temps.

Être ou ne pas être… IA ?

Dans une étude en cours, commandée par le Centre de gestion de la fonction publique territoriale de Haute-Savoie, des agents sont interrogés sur l’impact de l’IA sur leur travail. La responsable d’un service à la population d’une petite commune confie ainsi : « Honnêtement, sur ce sujet, je n’ai pas beaucoup avancé, en dehors de ChatGPT. Je préfère le réseau que j’ai construit au fil des années avec mes collègues d’autres communes, on se donne des conseils. Suis-je trop vieille ? J’aime bien partir de ma réflexion. La direction des systèmes d’information (DSI) nous propose de l’IA. Je n’en ai pas parlé avec ma hiérarchie. Une collègue a récemment passé un entretien et on lui a demandé si elle savait manier l’IA. Je pense que, dans peu de temps, il faudra s’y mettre. Un peu contraints et forcés, en quelque sorte. » D’autres sont plus en avance, notamment dans des postes de responsabilité. « Ça change la vie, clairement. Mais il ne faut pas en abuser, c’est tout. » Un directeur des ressources humaines (DRH) confie au passage que s’il avait à renouveler son équipe d’assistantes, « trois d’entre elles suffiraient au lieu des quatre actuelles, et ce, du fait des services rendus par l’IA ». Autre témoignage : « Moi, j’y suis, mais je ne suis pas forcément suivi [rires] », assure un directeur général des services (DGS) préférant garder l’anonymat. « J’ai rapidement saisi l’opportunité, j’ai pris un abonnement Mistral et Chat GPT. Nous sommes au cœur d’une révolution numérique, ce n’est pas qu’un outil, cela va impacter l’organisation du travail, mais les agents n’y sont pas pour l’heure. Moi, qui suis écrasé par les tâches administratives, l’IA a changé ma vie. »

Des collectivités encore dans l’expectative

Cyril Demoures pointe un autre problème : la fiabilité de la donnée. « Sur certains métiers, les données ne sont pas suffisamment fiables pour se contenter d’un seul recours à l’IAG. » Autre source de difficulté : « Certaines tâches ne s’effectuent qu’en les apprenant. Le fait de disposer de données très accessibles, acquises sans effort, pose le problème du processus d’apprentissage et de sa propre construction face au travail. Si tout nous est donné, comment se fabrique-t-on un lien avec ce que l’on fait ? » L’IA pose donc de nombreuses questions, classiques dès qu’une nouveauté aussi décapante pointe son museau. « La généralisation de l’informatique dans les années 1980 posait exactement les mêmes questions aux salariés et aux agents de l’époque », confirme Cyril Demoures.

Directeur de cabinet du maire de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) et formateur-consultant en IA pour les collectivités, Jean-François Boyé travaille dans la territoriale depuis une trentaine d’années (il a aussi été DGS à Montigny-lès-Cormeilles, Val-d’Oise) : « La plupart des collectivités sont encore dans l’expectative. Le sommet de Paris sur le sujet, qui s’est tenu il y a un an, a relancé le débat dans les collectivités. Selon les études, le nombre d’agents recourant à l’IA oscillerait entre 10 et 20 %. Médiamétrie assure que ce chiffre a triplé en une seule année. Si l’on se colle à cette métrique d’évolution, dans trois ans tous les agents y recourront. Pour les plus petites communes, le frein reste le matériel, le recours à des logiciels fiables. Il faut aussi se méfier des projections sur les métiers qui seront impactés. Je préfère de très loin parler d’un renouvellement des métiers et que d’une disparition. » Le progrès a toujours créé des métiers et en fait disparaître d’autres (il n’y a plus de sténodactylos, par exemple, dans les journaux, en France comme partout dans le monde).

Doit-on s’attendre à une vague de licenciements ou de non-renouvellement des postes dans la fonction publique ?

Emplois transformés ou disparus ?

Lucie Cluzel-Métayer est professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre. Elle codirige le master droit du numérique et l’École doctorale de droit et de science politique. Elle est par ailleursmembre du Centre de recherches sur le droit public (CRDP) de l’université Paris Nanterre et vient de publier Le droit de l’intelligence artificielle2. « Une récente note de l’Organisation mondiale du travail a été publiée le 20 mai 20253. Elle affine l’évaluation mondiale de l’exposition des professions à l’IAG. La méthodologie actualisée combine les données par tâches, expertise humaine et prédictions d’IA pour mesurer les impacts possibles pour l’emploi », explique-t-elle. Sans surprise, « l’IAG, allant dans le sens d’une plus grande amélioration, joue de plus en plus un rôle dans les domaines de génération de voix, d’images, de vidéos, de textes, etc. Ce qui a pour effet d’augmenter les scores d’automatisation pour une série de tâches dans les professions en lien avec les médias, internet ou encore la communication ». Doit-on s’attendre à une vague de licenciements ou de non-renouvellement des postes dans la fonction publique ? « Pas vraiment, laisse entendre la chercheuse, l’OIT assure en effet qu’un travailleur sur quatre dans le monde est plus ou moins exposé à l’IA générative, tout en précisant que ces emplois seront transformés au lieu d’être supprimés, car, de fait, l’intervention humaine restera toujours nécessaire. » Cette transition est cependant en cours et l’OIT préconise que le « dialogue social » soit renforcé « pour améliorer à la fois les conditions de travail et la productivité ».

L’IAG, c’est elle qui décide ?

Aux yeux de Lucie Cluzel-Métayer, le problème qui se pose relève de la compétence : « À court terme, au-delà des menaces réelles sur l’emploi, se posera la question aussi des compétences. À force de se reposer sur l’IA, le risque d’un nivellement par le bas se pose clairement. On saura de moins en moins bien écrire, on le fera moins, tout simplement. Et quand on sait que dans certains secteurs l’IA concourt à la prise de décision, on peut s’inquiéter d’un affaiblissement des compétences. » La sécurité des données est aussi une source d’inquiétude. Les agents sont-ils suffisamment formés au fait qu’ils utilisent des données personnelles qui représentent une mine d’or économique ou du pain béni pour les malfrats qui rôdent sur Internet ? « Tout le monde le sait, la sécurité des données n’est pas optimale. L’environnement numérique fait que nous sommes des proies pour ceux qui ont besoin de données pour développer leur business. Tout le monde a expérimenté le fait qu’une enceinte connectée peut capter des éléments de conversation dans une salle et proposait ensuite aux participants des publicités ciblées. C’est surprenant, bluffant, mais c’est la réalité. Nous devons pouvoir protéger notre vie privée et les données personnelles que nous confions pour des raisons administratives doivent le rester aussi », ajoute Lucie Cluzel-Métayer.

Le grand défi à relever concerne la capacité de contrôle de l’IAG selon Lucie Cluzel-Métayer, professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre.

Un monde numérique à trois vitesses

Le grand défi à relever concerne la capacité de contrôle de l’IAG selon Lucie Cluzel-Métayer : « C’est sur ce segment que va se jouer la relation qui n’est pas encore complètement nouée. Trouver la bonne harmonie entre la tâche réalisée par l’IAG et l’utilisation que nous en ferons. Avec un autre risque qui pointe aussi : si l’IA nous fait gagner du temps, il ne faudrait pas que nous en perdions tout autant à corriger les erreurs qui s’y immiscent encore. » Les services publics doivent donc garder la main face à un déploiement de l’IAG qui « présentera trois vitesses » pour Lucie Cluzel-Métayer : « Ceux qui n’ont pas Internet aujourd’hui, qui sont déjà hors du circuit. La dématérialisation des actes administratifs apporte déjà la preuve de cette césure, qui ne fera que se confirmer. Il y aura ceux qui ne sentiront pas concernés, et puis il y a ceux qui ne travailleront qu’avec l’IAG au risque d’en être complètement dépendant. »

  1. Demoures C., avec Aliyeva E., Philis C. et Aube L., Un outil de cartographie des métiers concernés par l’intelligence artificielle dans les collectivités. Une étude des élèves de l’INET 2023-2024, avr. 2024, CNFPT-INET.
  2. Cluzel-Métayer L., Le droit de l’intelligence artificielle, 2025, Dalloz.
  3. OIT, « Intelligence artificielle générative et emploi : révision 2025 », Note de recherche mai 2025.
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