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ExpertisesQuand l’évaluation s’allie au design

L'évaluation et le design des politiques publiques ont longtemps entretenu une relation de défiance, résumée par le fameux « Je t’aime, moi non plus ». Mais face aux défis complexes des transitions, qui appellent à des pratiques hybrides et à la transformation de l’action publique, cette vieille querelle est-elle révolue ?
Les prochaines Journées Françaises de l'Évaluation (JFE 2025) qui se tiennent à Rennes, les 30 et 31 octobre, sur le thème « Évaluation en transition(s)- Les nouveaux défis de l’évaluation des politiques publiques », feront notamment la lumière sur cette hybridation nécessaire entre le monde du design et celui de l’évaluation.
Entretien croisé avec Thomas Delahais, évaluateur spécialiste de l'évaluation d’impact et co-fondateur de Quadrant Conseil, et François Cathelineau, président de l’Agence Phare et coordinateur des JFE 2025, qui explorent ce rapprochement.
La dernière édition du Cahier de la Société Française de l’Évaluation (SFE)[1] porte sur « le design des politiques publiques : Coopérer et hybrider pour transformer l’action publique ». Pourquoi la SFE a-t-elle choisi de s'intéresser au design des politiques publiques ?
Thomas Delahais (TD) - L'intérêt de la communauté de l'évaluation pour le design est assez ancien, bien que la relation ait longtemps été du type « Je t’aime, moi non plus ». Historiquement, les évaluateurs ont rapidement perçu le potentiel du design comme moyen de renouveler la conception des politiques publiques, alors que celles-ci sont trop souvent mal conçues ou pas conçues du tout. Le design apportait une approche créative et disruptive, repartant des usagers, favorisant l’expérimentation et le prototypage… Des nouveautés bienvenues !. Cependant, l'inverse n'était pas vrai pour beaucoup de designers : l'évaluation restait vu comme une pratique du «monde d'avant », souvent réduit à un exercice consistant à poser des indicateurs.
L'évaluateur était un peu perçu comme « l'inspecteur des travaux finis ». Mais récemment, ce rapport a changé.
Le monde du design a commencé à s'interroger sur son propre impact lors des Assises du design en 2019 [2], réalisant la nécessité de s'emparer de l'évaluation, d'abord de manière un peu défensive, mais aussi pour améliorer ses actions.
François Cathelineau (FC) - Le design offre aux évaluateurs une nouvelle perspective, en particulier sur la « boîte noire » que constitue la mise en œuvre effective de ses recommandations. Aujourd'hui, on constate un renouvellement de la commande publique, avec de plus en plus de références au design dans les appels d'offres d'évaluation. Le message des cahiers est clair : face aux nombreux points communs (volonté de transformation, expérimentation, intérêt général), « et si on unissait nos forces ? ».
On parle donc d'hybridation des pratiques, voire de la création d'un nouveau métier. Est-ce que l'avenir est à l'évaluateur-designer ?
TD - L'hybridation est un enjeu de fond, car si l'on part des défis de transformation et de transition, des pratiques hybrides sont probablement nécessaires. Il existe un « terrain de jeu commun » entre les deux professions, mais aussi des choses spécifiques que chacun ne sait pas bien faire. Par exemple, lorsque les designers tentent des enquêtes approfondies, ils ne sont pas toujours très bons car ils manquent de systématisme. Inversement, les évaluateurs sont moins doués pour être créatifs, amener des idées, ou vivre dans un certain « flou » pour progressivement élaborer des solutions.
FC - Nous avons un rapport différent à l'intuition, qui illustre bien cette complémentarité. Les évaluateurs ont tendance à dire que l'intuition est une hypothèse qui doit être vérifiée par une enquête de terrain (questionnaire, entretien, observation) avant de livrer un résultat, ce qui peut prendre du temps. Les designers, eux, disent : « on teste d’abord, on tirera les enseignements après ». C'est là que nous nous complétons : le design nous bouscule et nous pousse à plus de rapidité dans l'action, tandis que nous bousculons le design pour qu'il intègre plus de recul et d'éléments empiriques sur les biais et les populations.
TD - L'enjeu est d'identifier les situations complexes où l'on a besoin de résoudre un « machin difficile » et où il est pertinent d'avoir des designers et des évaluateurs ensemble. Les collectivités pionnières, comme Nantes, Grenoble ou Rennes, articulent déjà ces deux approches, comme on peut le voir dans les Cahiers. Nantes, par exemple, utilise un « diagnostic d'opportunité » pour déterminer s'il faut faire appel au design, à l'évaluation, ou au dialogue citoyen, évitant ainsi de rester dans les automatismes.
On observe que les designers intégrés à l'administration semblent plus ouverts à l'évaluation. Est-ce que les collectivités locales sont les locomotives de cette hybridation ?
TD - Oui, les collectivités locales sont souvent assez matures sur ces sujets. D'ailleurs, pour ces cahiers, nous avons reçu plusieurs retours de designers publics qui, en interne, sont amenés à travailler avec l’évaluation, qui est présente depuis longtemps dans les administrations. Mais cela pose des enjeux de formation, comme le montre bien l’enquête de Dessein Public que nous publions. On voit également des laboratoires d'innovation publique se réinventer avec l'évaluation, comme le Ti Lab, en Bretagne, qui s’en sert pour essaimer ses expérimentations, ou le Solutions Lab de Vancouver au Canada où l'évaluation est un rôle pris à tour de rôle par les designers du lab.
FC - C'est pour cela que les Journées Françaises de l'Évaluation (JFE) ont pour vocation de faire se rencontrer ces communautés. Le public majoritaire des JFE étant les collectivités locales, c'est l'endroit idéal pour rendre visible cette hybridation en cours.
Les prochaines Journées Françaises de l'Évaluation, les JFE 2025, auront lieu les 30 et 31 octobre 2025 à Sciences Po Rennes et s'articuleront autour du thème «Évaluation en transition(s) : les nouveaux défis de l'évaluation des politiques publiques». Quels seront les temps forts de ces journées ?
FC - Les JFE 2025 marqueront les 25 ans de la SFE. Nous attendons entre 400 et 500 participants, et l'événement sera entièrement présentiel et très participatif. Nous aurons quatre tables rondes plénières :
- L'évaluation percutée par les transitions (Jeudi matin) : Cette plénière de cadrage vise à définir les transitions et ce qu'elles impliquent pour l'évaluation. La question est de savoir si l'évaluation, outil de compromis s’appuyant sur des données empirique, est capable de se faire entendre dans un monde d'immédiateté et de post-vérité.
- Coopération internationale (Jeudi après-midi) : L'évaluation ne pouvant être un problème franco-français, cette session traitera des enjeux Nord-Sud, et de la manière dont on apprend les uns des autres face aux grands sujets de transition.
- Villes et campagnes en transition (Vendredi matin) : Cette session fera atterrir la réflexion à l'échelle locale, avec des retours d'expérience de territoires engagés qui se sont lancés dans des démarches d’évaluation.
- Le futur du métier d'évaluateur (Vendredi après-midi) : Un regard prospectif sur la pratique, incluant l'impact des soft skills, du numérique, et de l'intelligence artificielle.
TD – Les JFE vont aussi accueillir pour la première fois un « village design et évaluation », c'est-à-dire un lieu spécifique dédié à la rencontre et au dialogue entre évaluateurs et designers. Nous avons un ,enjeu à ce que les designers se disent que ça vaut le coup de venir parler aux évaluateurs et inventer ensemble des choses nouvelles.
L'évaluation est souvent considérée comme un « angle mort » des politiques publiques, soit qu'elle soit absente, soit que les recommandations ne soient pas suivies d'effets. Que répondez-vous à cela ?
TD - C'est un « marronnier » de l'évaluation, et il est vrai qu'il existe un écart énorme entre le nombre de politiques publiques qui sont menées et le nombre d'évaluations réalisées. Cependant, des centaines d'évaluations ont lieu chaque année, et dans les collectivités, l’alternance politique – dans un sens comme dans l’autre – est souvent synonyme d’une vague d'évaluation. La grande difficulté de l'évaluation en France est sa fragilité et son caractère intermittent ; certaines régions pionnières ont arrêté leur service d'évaluation au fil du temps. Est-ce qu’elles pourraient arrêter du jour au lendemain leur fonction RH ? Or, il faut souvent des années pour relancer la culture de l’évaluation dans une administration. C’est aussi pour cela que les évaluateurs se posent souvent avant tout la question de leur utilité pour l’action publique : il ne suffit pas que l’évaluation pose les bonnes questions ou qu’elle y apporte des réponses robustes, il faut encore qu’elle puisse amener des changements dans la pratique…
FC - Nous avons aussi des indices de changements positifs. Une étude bibliométrique[3] menée par Adam Baïz a montré que les travaux d'évaluation sont de plus en plus mobilisés et mentionnés dans la fabrique des lois (projets et propositions). Là où l'évaluation est présente et réussit à impliquer les acteurs, elle a des effets majeurs.
On entend beaucoup parler de mesure d'impact en ce moment. Quelle différence faites-vous entre l'évaluation et la mesure d'impact ?
FC - L'impact est une question particulière que l'on se pose dans le cadre d'une évaluation. La mesure d'impact renvoie souvent à une approche très métrique et quantitative : « qu'est-ce que ça change dans la vie des gens ».
L'évaluation est plus large, moins technocratique et plus politique. Elle s'intéresse à la valeur de l’action publique : qu’est-ce qui compte pour les acteurs, qu’est-ce qui permettra de la juger bonne ou pas bonne ?
Si on ne regarde que l'impact, on risque de passer à côté d’enjeux essentiels tels que la cohérence de l'action publique (est-ce suffisant d’avoir une action efficace s’il existe des politiques contradictoires menées par le même gouvernement ?) ou sa pertinence (est-ce qu’on répond réellement aux problèmes de fond ? est-ce qu’on traite les symptômes ou les causes ?). L'évaluation par nature a une vision plus systémique des enjeux.
TD - La focalisation sur l'impact a été utile pour parler d’évaluation à nouveau, mais c’est aussi un effet de mode qui amène une vague de prises de position ou de débats publics. L’enjeu pour l’évaluation, comme pour le design d’ailleurs, est de « surfer sur la vague » pour créer des accords sur les sujets qui nous tiennent à cœur – rendre les politiques plus pertinentes, plus cohérentes, plus efficaces, au service de l’intérêt général – et construire des dispositifs qui resteront lorsque cette vague sera repartie. Et d'ici un an ou deux, il y aura un nouveau mot…
[1] N°12. En accès libre et gratuit.
[2] Lancées en avril 2019 par le ministère de l’Économie et des Finances et le ministère de la Culture, les premières Assises du design ont abouti en décembre 2019 à une trentaine de grandes préconisations, pour la plupart déclinées en propositions plus opérationnelles, rassemblées au sein de « cahiers ». Ces derniers postulent le lien indéfectible entre design et innovation, et considèrent le design comme un outil de résolution des grandes problématiques économiques et sociales de notre temps. Prenant appui sur l’expérience d’autres pays, ils posent les bases d’une structuration de l’écosystème du design français, via une dynamique de réseau. Lire les Cahiers des Assises du design, Propositions des professionnels, Édition 2019.
[3] Quelles évaluations des politiques publiques pour quelles utilisations ?, rapport d’Adam Baïz, France Stratégie, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, 1er juin 2022.