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ExpertisesTravailler dans la fonction publique, le défi de l’attractivité

Dans le rapport « Travailler dans la fonction publique, le défi de l’attractivité », France Stratégie analyse les difficultés rencontrées dans le recrutement puis le maintien dans l’emploi des agents publics mais aussi des atouts qui pourraient permettre de valoriser d’avantage les métiers des trois versants de la fonction publique.
Emmanuelle Prouet, coordinatrice de l’étude, cheffe de projet au département travail, emploi, compétences, et Johanna Barasz, directrice adjointe du département société, politiques sociales reviennent sur les principaux enseignements de ce rapport.
Le constat premier de ce rapport, c’est un bilan en demi-teinte sur l’attractivité du service public avec une crise structurelle, durable et en parallèle des leviers mobilisables pour reconstruire l’attractivité de la fonction publique. Comment en est-on arrivés là?
Johanna Barasz (J.B) - Ce n’est pas la première fois qu’on observe des tensions. Tout au long du XXe siècle, en effet, de manière assez continue, on constate une croissance forte des besoins sociaux (éducation, soins, mais aussi administration générale), liée notamment à la démographie, et que la France a choisi de couvrir essentiellement par de l’emploi public. Cela a supposé des besoins de recrutement très importants, croissants, rapides. Et comme il peut exister des temps de latence importants entre le moment de la décision de recrutements massifs et celui où l’on arrive à constituer le vivier qui permettra d’alimenter les concours de la fonction publique, cela crée des tensions récurrentes.
Jusqu’au début du XXIe siècle, on a réussi à surmonter ces difficultés grâce au recours à des viviers eux-mêmes en expansion : les femmes, des diplômés de plus en plus nombreux. De plus le recrutement dans la fonction publique a longtemps suivi les fluctuations macro-économiques : la hausse du chômage avait un impact assez fort sur l’augmentation des candidats aux concours de la fonction publique. On observe que ces dynamiques de reconstitution des viviers semblent rompues. Depuis 2008 les difficultés économiques se traduisent moins par un afflux de candidats supplémentaires, on a des viviers qui ont tendance à se contracter, notamment les étudiants à l’université qui se portent de moins en moins vers des filières aboutissant à la fonction publique en général, même quand le nombre de postes offerts augmente.
En préparant ce rapport avez-vous été étonnées par certaines de ses conclusions ?
Emmanuelle Prouet (E.P) - Ce qui nous a frappées c’est l’ampleur de la crise. On est rentrées dans le sujet sans présupposé et nous avons constaté qu’il y avait une crise d’attractivité spécifique à la fonction publique. On ne pensait pas le voir de façon aussi nette sur l’ensemble des 3 versants et des métiers. On constate des difficultés de recrutement et de fidélisation aussi bien dans des emplois spécifiques à la fonction publique que dans des métiers moins spécifiques, y compris des métiers peu ou très diplômés.
Ce qui nous a frappées c’est l’ampleur de la crise. On est rentrées dans le sujet sans présupposé et nous avons constaté qu’il y avait une crise d’attractivité spécifique à la fonction publique.
Par exemple il y a des enjeux forts sur les agents d’entretien, un métier qui recrute à parts quasiment égales entre le public et le privé et qui, dans le public, recrute dans les différents versants. De l’autre côté on va avoir d’importantes difficultés de recrutement sur les métiers du numérique dans lesquels la concurrence salariale est très forte. Le fait que ces difficultés de recrutement soient transversales indiquent qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de salaire mais aussi d’articulation entre salaire, conditions de travail et sens des missions.
J.B - L’enquête qualitative, nous a confirmé que les gens avaient une image de la fonction publique assez floue, nébuleuse, ils la connaissent très mal. Ce qui est encore plus intéressant et plus frappant peut-être, c’est la nature des sentiments à l’égard de la fonction publique : de la compassion, presque de la pitié. Ce ne sont pas des sentiments nécessairement négatifs mais ce n’est pas du tout attractif. On l’a vu par exemple à l’égard des soignants pendant le Covid-19 : il y a cette idée que la fonction publique est abandonnée voire dévalorisée, que les gens qui y travaillent sont méritants, voire presque héroïques mais qu’ils travaillent dans des conditions telles que cela ne donne pas envie de les rejoindre.
E.P - On a comparé un certain nombre de métiers exercés dans le public et le privé sur plusieurs items de qualité de l’emploi. En termes de conditions de travail physiques, il n’existe pas de problème spécifique à la fonction publique dans son ensemble (même s’il y a une situation spécifique dans la fonction publique hospitalière liée à la nature des métiers). Par contre, sur les indicateurs relevant des risques psycho-sociaux, on voit qu’il y a une dégradation et une spécificité y compris pour des métiers comparables. Sur des indicateurs qui sont au cœur des missions de la fonction publique, - relations avec le public -, il y a une dégradation très forte ressentie par les agents et les usagers notamment les jeunes.
Sur certains sujets où l’on pouvait penser la fonction publique plus préservée comme le travail sous pression on voit que les indicateurs convergent avec le privé. On note ainsi des problèmes de perte de sens et de conflits éthiques de plus en plus forts.
Quels sont les principaux leviers d’attractivité sur lesquels peut jouer la fonction publique ?
E.P - On a défini quatre types de leviers, il faut les mobiliser conjointement. Le premier élément c’est la question de l’image et de la reconnaissance. L’utilité sociale reste une motivation importante, qui pourrait conduire les jeunes à travailler dans la fonction publique. La difficulté c'est que cette notion n'y est plus forcément associée spécifiquement.
Pour les jeunes aller travailler dans une ONG voire une entreprise ayant une politique RSE importante peut avoir autant de sens que de travailler dans la fonction publique, y compris plus de sens parfois.
Sur les enjeux de carrière et de mobilité, le recrutement par concours pose question. Dans un monde extrêmement fluctuant, les jeunes ont l’impression qu’ils vont s’investir énormément pour passer certains concours, très sélectifs et que les contreparties seront très faibles, en termes de rémunération et de carrière. Ils ont l’impression qu’ils vont entrer dans une carrière dont ils ne voient pas la progression, dans une sorte de carcan assez linéaire qui va les enfermer. Pourtant des perspectives de mobilité existent en raison de la diversité des métiers, il y a des possibilités de formation, d'évolution.
Il faut redonner du sens aux concours, ré-associer la question de la contrainte du concours à la garantie de l'emploi et d’une carrière attractive.
Concernant les rémunérations, il y a un problème de moindre attractivité salariale en particulier pour certains métiers, qu’il faut articuler avec le quatrième levier, les conditions de travail. Quand on regarde les évolutions, on note une convergence entre le public et le privé sur le temps de travail et la durée annuelle effective. Cependant en raison de certaines spécificités de la fonction publique elle peut offrir une meilleure articulation entre temps personnel et professionnel avec des périodes de congés, d’accès à la formation, de temps partiels temporaires etc. Ce critère de recrutement, important pour les jeunes, le sera certainement tout au long de la carrière. Pour des raisons notamment d’allongement de l’espérance de vie, on travaillera de plus en plus longtemps, la question de la maîtrise du temps de travail tout au long de la vie sera essentielle.
Comment mieux faire connaitre les opportunités de carrière, la diversité de métiers et les avantages de la fonction publique ?
J.B - Le public connait mal la fonction publique, son organisation, son statut mais surtout – c’est le plus important du point de vue de l’attractivité – les métiers qu’elle offre. Quand on interroge les viviers, seuls deux types de métiers, très antagonistes sont identifiés : d’un côté des métiers très identifiés -les enseignants, les policiers, les métiers régaliens-, de l'autre côté des métiers administratifs au contenu flou et mal perçu. Les étudiants ou personnes en recherche d'emploi ne connaissent pas la palette extrêmement large de métiers dans la fonction publique. Le premier enjeu consiste à faire savoir, à faire connaitre la réalité des offres existantes. Des plateformes comme « choisir le service public » sont encore assez mal connues et peu visibles.
La fonction publique a un équilibre propre à faire valoir, entre rémunération, conditions de travail, intérêt des missions, sens des missions. Toutes ces spécificités gagneraient à être valorisées afin que l’offre puisse intéresser en tant que telle, être attractive en tant que telle, avec cette idée de service à la population, d’utilité sociale propre, de neutralité.
Pour maintenir les agents en poste, il faut d’avantage leur donner les moyens d’accomplir leurs missions. De quelle manière y parvient-on ?
J.B - Cette question des moyens est centrale d’autant plus qu'elle recouvre plusieurs dimensions; elle est multi-factorielle et polysémique. Elle comprend les moyens matériels d’exercer ses missions, la possibilité de vivre de son travail, les conditions d’exercice de son métier, de rémunération. A cela s’ajoutent les moyens humains de faire son travail. Les agents doivent être suffisamment nombreux pour être en capacité de rendre le service à la population, la source principale de leur motivation.
E.P - Parmi les arguments d’attractivité l’on trouve la question des collectifs de travail, une spécificité de certains métiers de la fonction publique. Dans les enquêtes sur la qualité de l'emploi, cela ressort fortement dans le secteur du soin par exemple, le fait de pouvoir s’appuyer sur des collègues y compris dans des périodes de fortes tensions. Cette question est un peu nouvelle dans le secteur public; on s’est moins posé la question des collectifs, des espaces de discussion, de négociation sociale que dans le privé. Cela ne devrait pas jouer uniquement en temps de crise mais aussi de manière proactive. Il reste donc beaucoup à penser, à innover en la matière dans la fonction publique.
J.B - Pour compléter sur la dimension immatérielle des moyens, la question de la reconnaissance sociale et du soutien hiérarchique est fondamentale. Si l’on prend l’exemple des enseignants, une difficulté importante rencontrée provient de la relation avec le public, les élèves et les parents. Pouvoir faire son travail c’est être en capacité d'avoir des relations avec son public relativement sereines et d’avoir le soutien de sa hiérarchie en cas de problème. Retrouver ce soutien hiérarchique redonne de la légitimité et permet de remplir ses fonctions de manière satisfaisante.
Un autre atout de la fonction publique c’est son organisation du travail et du management spécifique. Comment la valoriser à l’heure du recrutement ?
E.P. - Quand on recrute dans la fonction publique, on n’a pas l’habitude de mettre en avant ces éléments là. On voit que ce sont des éléments importants mais qu’ils peuvent vite se dégrader; la question se pose de savoir comment les préserver. Dans les métiers du soin, pendant la période exceptionnelle du Covid-19, on a su faire autrement mais on est très vite revenus aux anciens modes de fonctionnement, sans tirer les leçons de cette période. Cela renvoie à la question de la formation des managers.
Les concours de la fonction publique ont un peu évolué ces dernières années mais on recrute surtout en fonction des connaissances administratives, techniques, juridiques, budgétaires, assez peu sur les questions de management. Il faut progresser dans ce domaine.
J.B - Il convient de faire connaitre les atouts et les avantages comparatifs qui existent, objectivement. Il y a aussi un enjeu de sauvegarde de ces atouts, à savoir le temps de travail, la stabilité, la sécurité de l’emploi, l’importance des collectifs de travail, le sens des missions. On a une palette de leviers à activer, en partant d’une situation compliquée mais pas désespérée. Cela nous engage à alerter sur la difficulté de la situation mais aussi à prendre en compte les points d’appui pour une action résolue qui nous permettra de continuer à recruter les agents publics dont nous avons besoin.