Apprendre à gérer en commun les ressources à l’heure des chocs écologiques

College TES à l'heure des chocs écologiques
Estelle Offroy
©« Apprendre à gérer en commun les ressources (eau, énergie, sols) : à l’heure des chocs écologiques », tel était le thème de la journée d’échanges organisée par le Collège des transitions écologiques et sociétales (TES) à l’IMT Atlantique à Nantes le 15 décembre 2023. De droite à gauche: Samuel Aubin, Chloé Girardot, Morgan Priol, Christine Audoux et Carine Dartiguepeyrou.
Le 15 mai 2024

Le 15 décembre 2023, le Collège des transitions écologiques et sociétales a inauguré à l’IMT-Atlantique de Nantes avec 180 personnes et deux co-organisateurs – l’Agence de l’eau Loire Bretagne et le syndicat d’énergie TE 44 – un nouvel axe d’action-recherche : la gestion en commun des ressources sous pression des chocs écologiques. Reportage.

 

Dès le début de la journée, le directeur du collège TES, Samuel Aubin, donnait le ton : « Cette gestion en commun des ressources se situe dans le droit fil de la coopération des acteurs du collège. Si le mot ressource révèle une vision anthropocentrée, nous embarquons tels quels avec nos failles, nos contradictions, mais aussi notre volonté d’agir. Une voie commune est possible ».

Les deux tables rondes du matin définirent d’abord la notion de communs. Lors de celle sur « Eau, énergie, sols… des biens communs ? », le philosophe Pierre Crétois (Université de Bordeaux) précisa : « Les communs ont longtemps été définis comme des biens qui ne sont à personne, en libre accès. Des champs, l’eau d’irrigation… étaient autrefois très prégnants. Aujourd’hui, un bien commun est ce qui n’est pas partageable, il est géré ensemble par les usagers ou par l’administration : c’est le réseau de distribution de l’eau, de l’énergie, la biodiversité, etc ». Lors de la seconde table ronde « Les communs : un nouveau rapport au monde ? », un autre philosophe, Dominique Bourg (Université de Lausanne), a lui distingué communs   et biens communs : « Les communs sont culturels ou culturo-naturels. Ce sont la langue, la démocratie, le climat… que personne ne peut s’approprier mais qu’on peut dégrader ». Et quelle différence entre bien commun et bien privé ? « Le bien privé est subordonné au marché, alors que le bien commun est gouverné démocratiquement », a expliqué Pierre Crétois. Il faut encore distinguer bien commun et bien public : « Quand le bien commun est géré par l’administration, il devient un bien public, avec cette question sous-jacente : cette gestion du bien public trahit-elle celle du bien commun », poursuivait Pierre Crétois. La dimension politique est abordée par divers auteurs : Ostrom, prix nobel d’économie en 2009 pour son travail sur l’organisation de la gouvernance économique par les communs ou Pierre Dardot et Christian Laval (« Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle ») qui abordent le droit établi autour des communs.

La notion de communs peut évoluer : « Ils sont exclusifs, certains n’y ayant pas accès (ndlr : exemple d’un marais indivis géré par les seuls riverains), selon Pierre Crétois. Mais comment créer des communs inclusifs, intégrant les questions environnementales ? ». En ce qui concerne l’eau, un Parlement de Loire vient par exemple de voir le jour. Côté énergie, alors que 68 % de celle-ci en France est importée, sa réappropriation revient avec éoliennes, panneaux photovoltaïques, biométhane, certains en mode projets citoyens. On s’aperçoit aussi qu’il faut des matières premières pour fabriquer éoliennes, panneaux photovoltaïques, batteries des véhicules électriques, et ainsi développer les énergies renouvelables (ENR). « Comment prioriser les travaux en fonction des usages ? », s’est interrogée Christelle Humski, DGS de Territoires d’énergie 44. La question de l’investissement autour du bien commun est sensible : « Lors des tempêtes Ciaran et Domingos, des équipes d’Enedis sont venues du Sud de la France pour aider à rétablir l’électricité : il faut trouver des personnes suffisamment investies pour que tous bénéficient de l’électricité » a continué la DGS.

La première table ronde évoqua aussi le manque d’espaces pour aborder cette question des communs : « Les politiques sont organisées en silos, or, les ressources sont très transversales, s’exprimait Chloé Girardot-Moitié, vice-présidente du Conseil départemental de Loire-Atlantique en charge des ressources, espaces naturels, biodiversité et action foncière. Quand je demande à mes collègues vice-présidents de mesurer leur empreinte sur l’eau, je n’ai pas beaucoup d’écho ». Constatant que les mêmes types d’institutions, usagers ou associations siègent dans les différentes Commissions départementales (CD de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers –CDPENAF-, CD d’aménagement commercial –CDAC-, etc), l’élue propose des regroupements : « Pourquoi pas un parlement Aménagement du territoire, voire un Parlement du futur ? ». Et de rappeler une convention signée entre le Département  et Territoires d’énergie 44 : « L’objectif est de réfléchir ensemble. Quelle méthanisation veut-on ? Sur l’agrivoltaïsme, utilise-t-on les sols pour favoriser l’agriculture ou la production d’ENR ou bien les deux à la fois ? La SEM EnR 44 permet elle un actionnariat public et donc des projets à dimension publique ».

La place du citoyen a été largement évoquée. « Son défaut de participation affecte la gestion des communs », selon un participant. Encore plus au niveau des jeunes. Mais pas toujours selon Valéry Morard, DGA de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne : « Le 11 décembre dernier, une commission locale de l’eau sur les retenues de substitution a attiré 200 personnes. Faut-il des conflits pour que le citoyen s’intéresse à ces questions ? (1). Mettons de côté les solutions techniques pour laisser place au dialogue ». Faut-il représenter le citoyen par les seules associations ? Pierre Crétois plaide pour le tirage au sort dans la population, « pour une meilleure représentation sociologique ». Nathalie Blanchet (Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse) a elle constaté, lors de leur appel à projets Eau et participation citoyenne, que les synergies étaient les plus efficaces entre citoyens motivés et communes ou intercommunalités. Le citoyen n’est pas d’emblée compétent pour participer : « Les sujets sont techniques, il ne suit pas forcément», constate Chloé Girardot-Moitié. Même les associations, comme l’a illustré le représentant de l’une d’elles engagé dans une lutte contre l’enfouissement des déchets dans la nappe phréatique : « On a peu d’expérience, on recherche des partenaires. Quand on écrit à l’Agence de l’eau, à l’ONF ou à la DDTM, on n’a jamais de réponse. Je souscris à la création d’un Parlement ».

Cette journée d’échanges n’a pas fait l’impasse sur la propriété et son interaction avec la gestion des ressources. Un exemple concret est venu de la salle, à savoir du propriétaire d’un bois à l’abandon devenu marécageux, l’évacuation de l’eau faisant défaut en aval au passage d’un pont bouché. Contacté, le Syndicat de bassin-versant du Brivet a signifié au propriétaire que d’éventuels travaux nécessitaient l’accord de tous les propriétaires en aval. Qui doit l’emporter : le propriétaire ou le collectif ? Pierre Crétois a rappelé que la proposition de loi visant à la préservation des biens communs déposée par Nicole Bonnefoy le 5 mai 2020, avait été rejetée le 10 décembre 2020. Lors de la deuxième table ronde, l’ethnologue et chercheure au CNRS Florence Brunois-Pasina, est revenue sur cette question, estimant que « pour changer notre relation au monde vivant et redéfinir la place de l’homme, il faut dépasser le paradigme de la propriété. Le droit environnemental est fondé sur la summa divisio qui suppose exploitation, connaissance et appropriation : l’homme est supérieur aux autres réduits à des objets. C’est en contradiction avec les peuples forestiers où la propriété est absente, la terre étant un commun. Ils n’ont que l’usufruit, non réservé à l’homme. Agir en commun doit être interspécifique ». Dominique Bourg  a lui rappelé les solutions envisagées par Garrett Hardin à la « tragédie des communs » : « Soit l’Etat gère, soit il y a appropriation privée. Il avait oublié l’ajustement : pour éviter un surpâturage détruisant le pâturage, une communauté de paysans peut décider de ne pas surpâturer ».

De la notion de propriété, la seconde table ronde a glissé vers le droit de la nature. Pour Dominique Bourg, « côté climat, le droit de propriété est non avenu : pour jouir de sa propriété, il faut s’occuper du climat ». Et de citer la lagune de Mar Menor (Espagne)  qui a reçu un statut de sujet de droit : « Les riverains sont gardiens de la lagune qui peut se retourner contre eux en cas de manquements, s’il n’y a plus de poisson par exemple ». Les droits de la nature sont ici placés à égalité avec les droits de l’homme. « Considérer le non humain ne se discute pas, a renchéri la géographe Cyria Emelianoff. Ce sont eux qui détiennent les clés de l’habitabilité de la planète. L’aménageur doit ménager des espaces pour que le vivant puisse faire son travail. L’enjeu d’un rapport éco-centré, c’est de conduire à réparer les chaînes d’interdépendance. Concernant l’eau par exemple, une politique de réhydradation s’impose : planter avec des systèmes racinaires profonds au lieu de drainer. On sait faire, mais le droit n’est pas adapté ».

Deux exemples de biens communs ont été abordés. D’abord l’eau qui « nécessite une solidarité spatiale (bassin-versant) et temporelle (ndlr : ce qui se passe en amont impacte l’aval). Concilier toutes les utilisations des différentes populations est nécessaire. Cette vision anthropocentrée ne doit pas exclure les écosystèmes (ndlr : impactés par les choix de gestion) », a indiqué Valéry Morard. Cyria Emelianoff a ajouté que « c’est la chaîne d’interdépendance (cellule, être vivant, écosystème, géosphère) qui explique l’eau comme un commun ». Mais comment se prennent les décisions ? Un comité de bassin (2) est composé de 40 % de représentants des collectivités locales, 40 % de représentants des usagers de l’eau et des milieux aquatiques et de 20 % de représentants de l’Etat. « Il faut apprendre à se respecter, le dialogue ne fonctionne pas à l’unanimité mais par consensus. C’est compliqué actuellement du fait des tensions sur la ressource », a commenté Valéry Morard. Les ateliers de l’après-midi ont complété l’approche. Le premier, « Quelles modalités de mise en dialogue des acteurs autour de la gestion de l’eau ? », a proposé de dépasser les freins en matière de gouvernance et de définir des actions concrètes : partage d’un diagnostic en prenant en compte transparence, incertitude et complexité des données, différences de perception des acteurs et difficile prise en compte des milieux ; expérimentation sur certains territoires ; mobilisation à différentes échelles par la gouvernance… et l’action ; besoin de temps et de formation, etc.

Deuxième bien commun abordé largement, l’énergie, d’abord par Christelle Humski. Ici, la notion de bien commun a évolué dans l’histoire : « Dans les années 1920, les communes se sont regroupées pour distribuer l’énergie, jusqu’à la création des syndicats. En 1947, EDF-GDF a succédé à 1 000 entreprises de distribution et 200 producteurs. Enfin, dans les années 1980, a été adoptée une péréquation tarifaire ». Le second atelier « Energies : quelles mises en commun demain ? » a mis en avant différents thèmes : usages ; enjeux liés aux matériaux et aux infrastructures nécessaires ; pédagogie (monter ensemble en connaissance pour décider ensemble) ; gouvernance territoriale et réappropriation par le citoyen, ceci de la planification à la production puis au partage de l’énergie ; idée d’un parlement de l’énergie, etc.

En fin de journée ont été évoquées des pistes de recherche-action pour le collège TES : créer des espaces de dialogue pour aider les élus à monter des projets d’ENR, travailler à répliquer et massifier des projets opérationnels, apporter une prise en compte des sciences sociales et humaines dans les réunions techniques pour y faire entendre citoyens et associations, etc. La sociologue Florence Otsy a conclu sur la nécessité d’une mise en dialogue individuelle et collective des acteurs. Cela passe par « un dégagement du rapport de pouvoir et de la stigmatisation de l’autre pour une prise de conscience de notre interdépendance pour réussir l’habitabilité de la terre. Cultivons le doute et la curiosité pour nous enrichir des repères d’autrui et trouver des compromis inédits. Faisons de l’épreuve de constater que nos ressources sont limitées une source d’apprentissage. Allons vers des expérimentations inspirantes pour ne pas renoncer à agir ». Y’a du boulot !

(1) Les retenues de substitutions ou « méga-bassines », utilisées pour l’irrigation agricole, font l’objet de vifs débats entre détracteurs et partisans.

(2) Instance de concertation élaborant une politique de gestion de l’eau.

Nécessaire prospective

Carine Dartiguepeyrou, prospectiviste, a appelé lors de cette journée à développer une culture de l’anticipation. Devant le « à quoi bon anticiper dans un monde complexe et incertain ? », elle  a opposé l’importance de « comprendre les mégatendances et les signaux faibles », de « mesurer, documenter, asseoir la dimension émotionnelle dans des chiffres ». La prospective, c’est se projeter dans une vision moins courtermiste, en « définissant  les risques mais aussi le futur souhaité, pour éviter de tomber dans la collapsologie ». Et d’indiquer trois trajectoires envisagées : l’adaptation aux changements climatiques, la création d’une gouvernance de l’eau  en commun de manière démocratique et pacificatrice, l’adoption d’un scenario d’inspiration (une ville où l’eau redevienne première). Enfin, la prospection appelle à « creuser profond » : « Créeons les conditions de la qualité et de l’éthique du dialogue, tenons dans la durée, au-delà des mandats politiques ». Le troisième atelier de la journée a prolongé cette intervention. Tous ont dit l’urgence à sortir du constat d’impuissance, en valorisant, après l’émotion, la capacité d’agir par un partage des connaissances. Habitat, santé, culture du risque, stratégies d’adaptation… sont des thèmes prioritaires. Et même la culture qui aide à dessiner un futur désirable. Face au constat que la puissance publique ne peut pas tout, la nécessité de se tourner vers des projets hybrides associant aussi citoyens et privés a été rappelée.

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