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Campagnes : les femmes paient le prix fort

Le 17 septembre 2025

Le déclin des services publics en milieu rural frappe souvent les femmes de manière disproportionnée, un impact jusqu’ici largement ignoré dans l’action publique française.

Dans la plupart des analyses et des dénonciations de la dégradation des services publics dans nos campagnes (et au-delà), il est un sujet rarement voire quasiment jamais abordé : celui de l’impact différencié en fonction du genre.

Cet impensé de l’action publique française a donc conduit à reporter plus fortement sur les femmes les carences de nos institutions collectives.

En quoi la situation des femmes serait-elle différente de celles des hommes à la campagne ? Et en quoi serait-elle différente par rapport à d’autres territoires ?

En 2023, avec Émilie Nicot, nous avons eu une intuition que nous avons testée en milieu rural : et si le retrait et les dysfonctionnements des services publics impactaient d’abord et avant tout les femmes des territoires concernés ?

Sur la base de données institutionnelles2, de travaux en sciences sociales et grâce à la mobilisation de plusieurs centaines de femmes qui ont répondu à notre enquête, nous avons pu mettre à nu des réalités invisibilisées. Une note réalisée par notre think tank Sens du service public, en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès en juin 2023, intitulée « Accéder aux services publics en milieu rural : les femmes en première ligne ? », fait état des principaux constats que nous avons pu rassembler. Elle ouvre également des perspectives de refondation du logiciel d’action publique pour mieux intégrer la place et les besoins des femmes dans notre société à travers les dispositifs publics.

Un impact massif : les femmes préposées à certaines fonctions sociales

9 femmes sur 10. C’est un résultat implacable qui consolide les réponses apportées à notre question visant à savoir qui prend en charge majoritairement les démarches administratives et la relation de services publics au sein du foyer. Au-delà de ces aspects quantitatifs, les études sociologiques existantes en la matière montrent que les femmes ont également tendance à s’occuper des tâches les plus chronophages et ingrates, comme les démarches supposant des temps d’attente aux guichets3.

Les acteurs publics ont l’opportunité de refonder par le bas de nouvelles formes d’action collective, à condition d’être à l’écoute des besoins des femmes.

Nous l’oublions, mais la structuration d’une offre de services publics au fil des décennies a favorisé depuis le xixe siècle l’émancipation des femmes, en leur libérant du temps et en leur permettant d’exercer une activité professionnelle, en particulier les services publics qui relèvent du domaine du prendre soin (garde d’enfants, éducation, restauration scolaire, activités péri-scolaires, politiques du grand âge, etc.). Compte tenu de la répartition des rôles sociaux, ce sont des fonctions qui ont été historiquement et massivement assignées au genre féminin. C’est l’une des raisons pour lesquelles je considère que les parentalités et le vieillissement devraient être des priorités politiques dans notre pays.

Nous ne sommes d’ailleurs pas tout à fait sortis de cette logique, puisque les métiers concernés font partie des moins bien rémunérés et des plus précaires, alors qu’ils sont parmi les plus utiles et bénéfiques pour l’ensemble de la société. Mais nous peinons visiblement toujours à considérer qu’ils nécessitent une forte expertise, des formations, de l’expérience, et qu’ils sont parmi les plus exigeants.

Une fonction publique loin d’être exemplaire

Le paradoxe est patent : tandis que les femmes sont majoritaires dans les effectifs de la fonction publique (63 %), 73 % d’entre elles pensent que le secteur public n’est pas égalitaire dans son fonctionnement quotidien et 55 % considèrent que la fonction publique n’a pas pris le problème à bras-le-corps (contre seulement 32 % des hommes qui pensent la même chose)4.

L’ampleur du paradoxe se réduit quand on sait que les femmes ne représentent que 44 % des postes de catégorie A+ qui supervisent nos organisations à l’échelle nationale et locale, que l’écart de salaires avec leurs homologues masculins est en moyenne de 10 % (en négatif pour les femmes), et que 26 % des femmes sont à temps partiel (contre 9 % des hommes).

Tout changement dans les modalités de délivrance des services publics peut donc potentiellement affecter prioritairement des agentes, leurs conditions de travail, leur capacité à concilier vie privée et vie professionnelle : éloignement du lieu de travail, modification des horaires d’ouverture, dématérialisation, mécontentement des usagers. Localement, 94 % des postes de secrétaires de mairie, en première ligne dans la relation usagers, sont occupés par des femmes ! Elles sont également très présentes dans les maisons France services venus prendre le relais des politiques de fermetures de guichets de l’État.

Dans nos campagnes, les emplois publics jouent un rôle économique, social, symbolique d’autant plus grand qu’ils y représentent une part généralement significative de l’emploi local, et qu’un rapport très particulier à l’État, à la puissance publique, à la République, s’est sédimenté avec les habitants de ces territoires à travers les services publics. La fonction publique demeure aussi l’un des meilleurs vecteurs d’ascension sociale pour les femmes, a fortiori lorsqu’elles sont originaires d’un milieu social modeste5.

Réduire l’emploi public ou en dégrader les conditions d’accès et d’exercice n’est donc pas un acte neutre pour la place des femmes. Il ne faut pas non plus oublier que les femmes sont fortement engagées en qualité d’élues locales ou encore de salariées et de bénévoles dans des associations qui portent des missions d’intérêt général et prennent le relais, complètent ou pallient les interventions publiques.

Le cumul d’un double impensé des politiques publiques : le territoire et le genre

1 femme sur 3 réside à la campagne, soit 11 millions de femmes. Contrairement aux idées reçues, ce sont les femmes « qui tiennent la campagne », pour paraphraser Fanny Orange et Sophie Renard6.

Ce n’est pas un hasard si les femmes expriment une insatisfaction supérieure à celle des hommes lorsqu’on les sonde sur l’accès aux services publics, comme nous l’avons fait en février 2025 avec Sens du service public. Elles considèrent, par exemple, davantage que les hommes que l’accès aux services publics n’est pas égal selon le sexe des administrés (28 % contre 19 %). Elles sont également plus critiques sur les horaires d’ouverture des services publics : les femmes les mentionnent comme un obstacle à hauteur de 44 % (contre 36 % pour les hommes)7.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait présence d’un service public pour que la question de l’égalité femmes-hommes soit résolue. Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) rappelle régulièrement que nos services publics, à commencer par l’école, véhiculent des représentations et des stéréotypes sexistes.

Nous devons donc questionner les soubassements idéologiques, les référentiels, les indicateurs, les réflexes et les habitudes du quotidien pour repenser l’intention, les objectifs, les formes et les contenus de nos politiques publiques.

Cela doit d’abord passer par une conscientisation des biais de genre solidement ancrés au plus profond de chacun et de chacune d’entre nous. Les budgets sensibles au genre, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffiront pas, car ils ne remettent pas en cause les structures sociales et institutionnelles qui maintiennent les inégalités de genre. Il nous faut aussi intégrer des études d’impact préalables à toute réorganisation ou évolution de nos services publics.

Les domaines couverts par les services publics sont larges et les points aveugles de notre action publique sont encore légion. Toutes les politiques sont concernées : mobilité (les femmes assurant, par exemple, le « taxi » pour les enfants), gestion des déchets (qui peut faire peser la charge verte davantage sur les femmes), activités culturelles et sportives (les femmes exprimant disposer de moins de temps personnel), formation, économie et emploi (limitant les opportunités dans les parcours des femmes par l’offre disponible sur le territoire, les cantonnant à certains secteurs, comme l’ont montré les sociologues Benoît Coquard8 et Yaëlle Amsellem-Mainguy9).

Jusqu’à présent, l’action publique a donc eu tendance à prolonger la répartition genrée des rôles sociaux, davantage qu’à la questionner et la rééquilibrer. Les témoignages de femmes lors de notre étude sur les services publics en milieu rural ont mis en lumière les incidences pour elles : coût des déplacements, coût d’une assistance maternelle faute d’offre collective suffisante ou du fait d’horaires de travail atypiques, heures de sommeil en moins, activité professionnelle contrainte, temps personnel amputé, charge mentale alourdie, etc. Pour 60 % des femmes associées à notre démarche, les services publics ont un impact sur leur métier ou leur temps de travail. Ces reports de charges ne sont ni reconnus ni compensés. Les violences sexistes et sexuelles apparaissent également plus silencieuses à la campagne, comme nous l’ont évoqué de nombreuses femmes, avec des relais institutionnels ou associatifs moins accessibles, des sociabilités locales plus contraignantes (« tout le monde se connaît ») et des conditions d’existence spécifiques, avec, par exemple, la nécessité de disposer d’un véhicule pour fuir le domicile conjugal.

Reconnaître la place des femmes

Pourtant, les femmes nous ont massivement confirmé leur satisfaction d’habiter à la campagne, un lieu de vie perçu comme favorable pour l’éducation des enfants, le maintien des liens familiaux, la qualité de vie, l’accès à la nature ou encore à des activités « gratuites ». Elles nous ont fait part de leur attachement à un modèle social fondé sur les liens et la solidarité. Elles nous ont aussi exprimé leur fierté de participer à cette vie locale, d’y jouer de multiples rôles et de faire valoir leurs compétences.

Les acteurs publics ont l’opportunité de refonder par le bas de nouvelles formes d’action collective, à condition d’être à l’écoute des besoins des femmes (la santé et la formation sont fortement ressorties), de les associer plus étroitement, de mettre en visibilité leurs contributions économiques et sociales, de déconstruire les biais de genre qu’ils tendent à reproduire, de relocaliser le service ou de compenser les effets d’un moindre accès.

Pour renouveler la doctrine d’intervention, il m’apparaît aujourd’hui opportun de développer ce que j’ai désigné sous le concept d’« empathie institutionnelle », mais aussi de lancer un « #MeToo des services publics » qui inclurait les violences institutionnelles, pour remettre en question des pratiques professionnelles quotidiennes qui nous empêchent de relever encore pleinement le défi de l’égalité.

  1. Autrice de Puissance publique. Contre les démolisseurs d’État, 2025, Aube-Fondation Jean-Jaurès.
  2. Champagne C., Pailhé A. et Solaz A., « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et Statistique 29 oct. 2015, no 478-479-480.
  3. Siblot Y., « Je suis la secrétaire de la famille ! La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource », Genèses 2006/3, no 64, p. 46-66.
  4. Acteurs publics Solutions pour MGEN, Observatoire RH de la fonction publique. #4 Comment faire de la fonction publique un monde égalitaire ?, déc. 2023.
  5. France Stratégie, « Travailler dans la fonction publique : le défi de l’attractivité », Note de synthèse déc. 2024.
  6. Orange S. et Renard F., Des femmes qui tiennent la campagne, 2022, La dispute.
  7. Sondage OpinionWay pour le Sens du service public, « Les inégalités d’accès aux services publics en France et l’impact sur le vote », janv. 2025.
  8. Coquard B., Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, 2019, La découverte.
  9. Amsellem-Mainguy Y., Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, 2e éd., 2021, Les presses de Sciences Po.
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