Raphaël Yven : «un reformatage administratif est nécessaire pour faire face à l’urgence écologique»

Raphael Yven
Le 16 septembre 2025

Raphaël Yven, co-fondateur du réseau Le Lierre et directeur général d’hôpital, partage ses réflexions sur l’urgence écologique et la nécessité de repenser la décision publique, telles qu’explorées dans l’ouvrage collectif Décider et Agir. L’Action publique face à l’urgence écologique, paru en mai dernier aux Éditions de l’Atelier.

Fruit d’une réflexion collective entre fonctionnaires, chercheurs et syndicalistes, cet ouvrage dresse un tableau lucide des insuffisances de l’action publique face à l’urgence écologique, tout en affirmant que le fatalisme n’est pas une option. Il propose une vision de l’État et de l’action publique renouvelée, plus coopérative, décloisonnée, scientifiquement éclairée, socialement juste et profondément démocratique, pour engager la « bifurcation écologique » nécessaire et construire un avenir désirable pour tous. Il se veut un catalyseur pour repenser et accélérer la mise en œuvre des politiques environnementales en France.

BIO EXPRESS

2013

Début de sa formation de directeur d’hôpital à l’École des hautes études en santé publique (EHESP)

Janvier 2018

Directeur de cabinet de la Direction générale de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Santé

Novembre 2019

Co-fonde avec Wandrille Jumeaux le réseau Le Lierre

Septembre 2020

Prend la fonction de secrétaire général et directeur de la transformation écologique au CHU de Bordeaux

Octobre 2024

Débute son poste de directeur au Groupe hospitalier Centre Bretagne

Quel est l’objectif principal de votre ouvrage et à qui s’adresse-t-il ?

Ce livre a été conçu pour répondre à plusieurs impératifs. Tout d’abord, nous voulions mettre en lumière des exemples de réussite, des dynamiques et des politiques publiques qui démontrent concrètement comment la transformation écologique peut améliorer la vie des gens et des territoires. C’est un message positif et inspirant. Ensuite, l’ouvrage vise à identifier les grands enjeux et les points de blocage qui ralentissent la transformation écologique des politiques publiques, et pour lesquels une mobilisation accrue des acteurs publics est nécessaire. Nous proposons de nouvelles méthodes pour agir collectivement et lever ces difficultés, afin de porter des politiques publiques ambitieuses. Enfin, compte tenu du contexte actuel de reculs dans la transition écologique, ce livre est un véritable appel à l’action et à l’engagement. Il vise à redonner du sens à l’action de tous les agents publics et à montrer qu’il existe des voies pour construire des politiques publiques différentes, en phase avec les principes du service public, renforçant ainsi l’attractivité des métiers du secteur public.

Bruno Latour, que vous citez en introduction, parlait d’un « formatage administratif tout à fait différent » face au nouveau régime climatique. Quels sont, selon vous, les principaux blocages administratifs actuels et comment y remédier ?

L’inspiration de Bruno Latour sur la nécessité d’un « reformatage administratif » est centrale pour nous. Il soulignait l’importance des alliances et des coopérations pour agir efficacement dans la transition écologique. Or, c’est précisément là que réside l’un des blocages majeurs aujourd’hui : l’action publique est encore trop souvent cloisonnée, voire en concurrence entre les différents acteurs, qu’il s’agisse de l’État, des collectivités ou des agences publiques.

Pour y remédier, il est impératif de créer des espaces de décision et d’action collaboratifs. Nous mettons en évidence des exemples où les collectivités travaillent ensemble, n’hésitant pas à « laisser la main » à d’autres acteurs pour concevoir des réponses innovantes et adaptées aux besoins des populations, en intégrant systématiquement la question sociale.

Un autre point de blocage fondamental est le manque de stabilité dans le temps des objectifs et des moyens budgétaires. Nous avons besoin d’une constance de la décision publique pour structurer l’action, créer des alliances, et permettre aux acteurs économiques et sociaux de se réorganiser autour de nouvelles filières.

Enfin, la manière de concevoir les décisions et les politiques publiques doit évoluer. Nous plaidons pour une approche pluridisciplinaire, qui donne une place beaucoup plus importante aux sciences sociales et à toutes les sciences pour anticiper les blocages et mieux prendre en compte les conséquences sociales et sur l’emploi. La mobilisation citoyenne est également fondamentale, comme l’a démontré l’expérience très positive de la Convention citoyenne pour le climat, qui a permis de formuler des propositions basées sur un large consensus. Impliquer les citoyens dès la conception des politiques rendra les décisions plus pertinentes et l’acceptation sociale plus forte, évitant ainsi des retards délétères.

Ne nous trompons pas : ne rien faire, faire insuffisamment ou soutenir les projets anti-écologiques correspond à des choix lourds de conséquences pour les populations victimes des crises environnementales et pour les futures générations. Il faut l’affirmer haut et fort.

Face aux reculades politiques récentes, notamment sur le zéro artificialisation nette (ZAN), les zones à faible émission (ZFE) ou la réintroduction des pesticides dans l’agriculture, comment analysez-vous cette situation et comment surmonter ces difficultés ?

Nous regrettons profondément cette situation, d’autant plus au vu de l’urgence écologique et des attentes sociales. Il y a un décalage flagrant entre la réalité de la menace et la non-prise en compte des conséquences et de ces retards sur la santé publique, l’adaptation de notre système agricole et de notre société en général. Croire que l’on peut négocier ou retarder les réalités bioclimatiques et géophysiques est une illusion. Chaque retard aura un coût pour la société, la santé publique et le bon fonctionnement de nos services.

Au-delà de la responsabilité des choix politiques, cela doit nous interroger sur nos propres méthodes. Nous devons intégrer plus fortement les enjeux d’accompagnement social, d’information et de discussion avec tous les acteurs socio-économiques concernés par ces changements. Les questions de mise en œuvre doivent être posées concrètement en amont de la décision politique et non a posteriori.

Il existe un hiatus immense entre ce que nous dit la science et les mesures qui sont mises en œuvre pour atténuer le processus en cours ou même y adapter nos sociétés.

Dans cette optique de « construire autrement la décision », l’ouvrage explore diverses méthodes, dont la « méthode LCA » de Sébastien Soriano. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette approche ?

La méthode LCA, pour « légitimer, convertir, acculer », est une approche très intéressante. Elle propose d’abord de légitimer les pionniers, c’est-à-dire de montrer qu’il existe déjà des solutions et des initiatives réussies, portées par des opérateurs publics ou privés, en matière d’alimentation, d’énergie ou de mobilité. Il est fondamental de s’appuyer sur ces succès et de créer des alliances autour d’eux. Ensuite, il s’agit de convertir la majorité en diffusant largement ces solutions. C’est le rôle des acteurs publics de soutenir cette diffusion pour créer une dynamique collective qui démontre que la transition écologique est non seulement possible et souhaitable, mais qu’elle apporte un meilleur cadre de vie et répond aux enjeux d’adaptation des territoires.

Enfin, la méthode suggère d’acculer les puissants, c’est-à-dire que la force publique doit être capable d’imposer des règles et des contraintes plus fortes lorsque des intérêts particuliers entravent la projection collective au service de l’intérêt général. Cette approche inverse la logique traditionnelle qui consisterait à imposer des règles dès le départ ; elle préfère partir des solutions existantes pour les amplifier et les généraliser.

Les collectivités locales sont souvent perçues comme le fer de lance de la transition écologique. Quelle est leur place et leur rôle selon vous ?

L’action territoriale et locale est absolument incontournable et fondamentale. C’est à cette échelle que les citoyens et les acteurs économiques peuvent avoir une prise directe sur les décisions et leur mise en œuvre, adaptées aux enjeux spécifiques de chaque territoire. C’est aussi essentiel pour l’acceptation sociale et les dynamiques démocratiques, car les changements doivent se traduire dans le quotidien et l’espace de vie des citoyens.

Cependant, cette action locale doit être guidée et accompagnée par une logique de planification nationale, avec des objectifs, des moyens et des règles cohérents. Nous pensons qu’il est crucial d’articuler les grands objectifs impulsés par l’État avec leur déclinaison au niveau local, via des initiatives comme les COP régionales. Cela nécessite une constance dans le temps et, surtout, un espace d’autonomie fort pour les acteurs de terrain afin de favoriser le tissu social, la coopération et une acceptation positive de la transition. L’enjeu n’est pas de choisir entre le local et l’État mais d’orchestrer leur complémentarité.

Crédit : Le Lierre, Décider et agir. L'action publique face à l'urgence écologique, 2025, Les Éditions de l’Atelier, p. 131 : Soriano S., « Décider avec la méthode “LCA” : une tentative pour ne pas reproduire les erreurs de la crise des gilets jaunes ».

Où en est-on aujourd’hui de la planification écologique au niveau national ? Est-elle toujours une priorité ?

Comme beaucoup d’observateurs, nous sommes dans l’expectative. Nous constatons que les travaux du secrétariat général à la planification écologique (SGPE) sont actuellement à l’arrêt et que l’ambition autour de la planification écologique a été largement reléguée dans les discours officiels. Nous observons, semaine après semaine, une série de nouvelles déceptions qui vont dans le sens d’un arrêt ou d’un recul sur l’ambition en matière de transition écologique. Pour nous, il est primordial de relancer une dynamique claire avec les moyens nécessaires autour de la planification écologique, et de redonner un mandat fort aux COP régionales pour qu’elles puissent poursuivre et approfondir leurs travaux en associant tous les acteurs locaux.

Quelles sont les prochaines actions du Lierre pour maintenir la dynamique et sensibiliser les décideurs publics ?

Nous allons nous appuyer sur ce livre pour susciter le débat et rassembler tous les acteurs des politiques publiques engagés dans la transition écologique. L’objectif est de partager les expériences réussies et les propositions concrètes pour recréer une dynamique positive et ambitieuse au sein des institutions publiques. C’est un travail considérable pour les mois à venir.

Nous lançons ce mois de septembre 2025 la plateforme numérique Solutions Transitions (voir encadré p. 26). À l’approche des élections locales, nous souhaitons proposer des outils et des aides concrètes à l’action pour tous les acteurs locaux – citoyens, fonctionnaires des territoires et des collectivités. L’idée est que chacun puisse se saisir des ressources existantes pour accompagner les projets de transition sur le terrain. Ce projet inclut des outils partagés, des notes thématiques et des fiches sur les modes d’action, ainsi que l’organisation d’événements partout en France pour favoriser les échanges et les débats. Notre objectif constant est de faire se rencontrer les acteurs, de partager les compétences et les retours d’expérience, et de créer des dynamiques fortes autour des enjeux de la transition écologique des politiques publiques.

Le Lierre, le réseau écologiste des professionnel·le·s de l’action publique

Dans un contexte où les alertes scientifiques sur le climat et la biodiversité se multiplient, révélant un « hiatus immense » entre les constats et les mesures mises en œuvre, l’association Le Lierre a émergé comme un acteur clé pour transformer l’action publique en France. Co-fondé en novembre 2019 par Raphaël Yven et Wandrille Jumeaux, ce réseau se donne pour mission de mobiliser les professionnels de l’action publique face à l’urgence écologique. Il rassemble aujourd’hui plus de 2 000 fonctionnaires, agents publics, contractuels, experts, consultants, acteurs et actrices des politiques publiques, convaincus que la transformation de l’action publique est indispensable pour répondre aux urgences écologique, sociale et démocratique.

Plus d’infos : https://le-lierre.fr/

Solutions Transitions : une boîte à outils pour les collectivités à l’approche des municipales

Face à l’urgence écologique et aux défis qui attendent les territoires, une coalition d’acteurs menée par Le Lierre a lancé une plateforme numérique intitulée Solutions Transitions. Ce projet, officiellement présenté le 18 septembre 2025 à Paris, vise à outiller les acteurs locaux en vue des prochaines élections municipales de mars 2026.

Partant du constat que l’action locale est essentielle pour la transition écologique malgré les contraintes financières des collectivités, Solutions Transitions se présente comme une « boîte à outils ». Elle est destinée à un large public : agents publics, élus, membres d’associations et citoyens désireux de préparer le prochain mandat municipal, et d’agir pour la transition écologique et solidaire de leur territoire.

Cette initiative est le fruit d’une collaboration entre Le Lierre et de nombreux partenaires, incluant des administrations, des chercheurs, des organisations non gouvernementale (ONG) et des réseaux professionnels. Parmi eux, on retrouve des organisations de renom, telles que le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), le WWF France ou encore l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). Le média Territoires audacieux dédié aux initiatives positives des collectivités publiques et partenaire éditorial d’Horizons publics fait également partie des soutiens.

La démarche de Solutions Transitions se déploiera sur une année et reposera sur deux piliers principaux :

  • un site internet, www.solutionstransitions.fr, qui proposera des contenus collectifs et libres de droits pour aider les acteurs locaux à comprendre les enjeux et à identifier les leviers d’action disponibles ;
  • une série d’événements organisés dans toute la France de novembre 2025 à l’automne 2026. Ces rencontres auront pour but de faire connaître la plateforme, de partager les bonnes pratiques et de favoriser les retours d’expérience.

L’objectif de cette alliance est de faciliter et simplifier l’action locale en rassemblant le meilleur de l’ingénierie territoriale proposée par la puissance publique et la société civile. En cette période d’incertitude politique nationale, Solutions Transitions fait résolument le pari de l’échelon local pour répondre à l’urgence écologique. Le projet bénéficie notamment du soutien financier de la Fondation Carasso et du réseau Cler.

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