La prospective à la Commission européenne

Prospective UE
Laurent Bontoux explique comment la prospective s'est frayé un chemin à la Commission européenne pour devenir un levier d'action stratégie, dans le cadre d'une journée de prospective organisée à Paris par le Réseau international de recherche en prospective (International Foresight Research Network).
©Julien Nessi
Le 27 mars 2025

Comment la Commission européenne s’appuie-t-elle sur la prospective pour nourrir ses plans d’action ? À l’occasion de la sortie des livres Futurs et La prospective en action1, organisée le 28 janvier 2025 à Paris par le Réseau international de recherche en prospective (International Foresight Research Network), rencontre avec Laurent Bontoux, expert en prospective au Centre commun de recherche européen en prospective.

Un parcours historique jalonné d’évolutions

L’histoire de la prospective au sein des institutions européennes remonte à la fin des années 1980. Des initiatives clés ont marqué cette évolution sous l’impulsion de Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne2, notamment la création de l’office d’évaluation des sciences et des technologies (STOA) en 1987 et de l’Institut de prospective technologique en 1989. Ces premières étapes ont été suivies par une période de consolidation, jusqu’à un tournant majeur en 2017 avec la création du Centre de compétences en prospective. L’année 2019 a vu la prospective stratégique devenir une priorité, intégrée au portefeuille d’un Commissaire européen, ce qui a permis de renforcer ses services. Depuis 2020, la publication d’un rapport annuel de prospective stratégique a contribué à ancrer cette approche dans les pratiques de l’Union européenne (UE).

Une équipe dédiée et une méthodologie rigoureuse

L’équipe chargée de la prospective au sein de la commission, l’EU Policy Lab, est composée de quarante personnes, dont la moitié est spécialisée en prospective, et l’autre moitié en design et sciences comportementales. Cette diversité de profils (ingénieurs, politologues, sociologues, agronomes, philosophes) permet de construire une intelligence collective.

La méthodologie de la prospective à la commission repose sur diverses méthodes et quelques principes. Un exemple de méthode : l’analyse des mégatendances. L’EU Policy Lab a identifié quatorze mégatendances mondiales, régulièrement mises à jour, qui influencent le développement des politiques. Un principe fondamental de la pratique de l’UE Policy Lab : la participation. Le processus prospectif implique divers acteurs, car la participation est considérée aussi importante que le livrable final. Une approche pour améliorer la capacité à « vendre » l’utilisation de la prospective : « le menu prospectif », qui aide les parties prenantes à comprendre et à mobiliser la prospective pour améliorer les politiques publiques. Quatrième illustration : l’exploration de scénarios. Le système d’exploration de scénarios aide les décideurs à identifier les contraintes et les opportunités, et à découvrir de nouvelles possibilités. Cinquième illustration : la veille stratégique, baptisée « horizon scanning », qui mobilise 200 experts de toutes les institutions. Leur travail alimente des sessions mensuelles de décryptage pour identifier les signaux faibles, les tendances émergentes et les angles morts qui conduisent à des sessions de réflexion tous les trois à quatre mois sur la pertinence politique des sujets détectés.

Impact et exemples concrets

Il est difficile de mesurer l’impact précis de chaque exercice de prospective, car ceux-ci sont conçus sur mesure pour les besoins spécifiques de chaque service au sein de la commission. Cependant, la prospective a déjà prouvé son utilité dans plusieurs domaines. Un exercice de prospective sur le développement des régions rurales a permis à la direction générale de l’agriculture de l’UE d’élaborer des politiques plus adaptées. Un processus de prospective d’un an et demi a impliqué des représentants des administrations douanières qui ont exploré des scénarios pour l’avenir de la politique douanière de l’UE. Le rapport annuel de prospective stratégique de 2023, axé sur la transition durable, a identifié onze domaines stratégiques clés et a servi de base à l’élaboration du rapport politique Vers l’Europe soutenable en 2050.

Les défis à venir

La Commission européenne travaille à l’institutionnalisation de la prospective afin de la rendre plus systématique et mieux intégrée dans l’élaboration des politiques. Un réseau des ministres du futur a été créé pour sensibiliser les décideurs à l’importance de la prospective. Malgré les progrès réalisés, il reste des défis à relever. L’un des défis majeurs est d’associer plus étroitement la prospective et l’évaluation au sein des services de la commission. De plus, la prospective doit continuer à évoluer pour répondre aux enjeux complexes et changeants du monde contemporain. Grâce à ce travail de fond, la Commission européenne dispose aujourd’hui d’un outil précieux pour nourrir ses plans d’action et préparer ses habitants aux défis de demain.

 

Les différentes méthodes de prospective au sein de la Commission européenne :

  • horizon scanning : identification de nouveaux signaux de changement ;
  • analyse de mégatendances : perspective systémique autour d’une question, oublis ? ;
  • développement de scénarios : quelques futurs plausibles pour tester des hypothèses ;
  • exploration de scénarios : que signifient des scénarios donnés pour une question particulière ? ;
  • roues des futurs : explorer des changements et des chaînes de conséquences possibles ;
  • création de visions et rétrospection : où voulons-nous aller et comment ? ;
  • jeux sérieux : engagement interactif dans des situations futures hypothétiques ;
  • design spéculatif : pour concrétiser les possibilités futures.

Laurent Bontoux : « Un outil précieux pour nourrir les plans d’action de l’UE »

Laurent Bontoux est expert en prospective stratégique à la Commission européenne. Il revient sur l’histoire et le développement de cette discipline au sein de l’institution de Bruxelles.

Combien de livrables produisez-vous par an et quelle est leur nature ?

Depuis 2020, les rapports de prospective stratégique annuels sont élaborés dans le but d’éclairer les priorités de la commission, son programme de travail et sa programmation pluriannuelle. Le nombre de livrables est très variable, car il dépend de la demande et de la taille des projets. Par exemple, le projet sur le futur des douanes a duré un an et demi et a nécessité cinq ateliers. En revanche, des ateliers sur les mégatendances sont moins coûteux et plus rapides à réaliser. Nous avons également un groupe qui travaille en continu sur la veille technologique et produit environ six à huit rapports par an. Ces rapports sont généralement concis et focalisés sur une technologie. La nature des livrables est donc très diverse.

Quelle est votre vision de la prospective en action ?

La prospective est un outil indispensable pour l’UE et la commission en particulier. Elle favorise la collaboration transversale entre les différents services au sein de la commission qui fonctionne encore trop en silos. Grâce à nos travaux de prospective, nous mettons aussi en place des communautés de compréhension. Même si l’on ne parle pas nécessairement d’intelligence collective, travailler ensemble sur un projet de prospective permet aux participants de comprendre les enjeux de la même manière et facilite le dialogue et les négociations. C’est un véritable processus d’acculturation. La prospective doit être perçue comme un investissement à long terme et non comme un coût immédiat.

Quelles sont les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la prospective au sein de la commission ?

La principale difficulté réside dans le fait que la prospective prend du temps, ce qui peut être perçu comme coûteux en ressources… Il y a également un frein culturel chez les managers, souvent des hauts fonctionnaires avec des formations en droit, économie ou sciences, peu enclins à la prospective. Il faut que les managers considèrent le temps passé en prospective comme un investissement et non comme un coût, car les bénéfices sont souvent visibles sur le long terme.

Quels sont vos grands chantiers actuels ?

Notre préparons notre prochain rapport annuel stratégique qui sera publié en juillet prochain sur la résilience. Il prolongera les thématiques déjà explorées dans les deux précédents rapports : La durabilité et le bien-être au cœur de l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe (2023) et Vers un avenir vert et numérique. Les exigences essentielles pour réussir la double transition dans l’Union européenne (2022). En parallèle, nous développons la méthodologie pour sortir des rapports cohérents sur l’ensemble d’une mandature (cinq ans).

Comment est composée votre équipe et y a-t-il un turnover important ?

Notre équipe est composée de profils variés : ingénieurs, politologues, sociologues, agronomes, philosophes.

L’organisation administrative de la commission est-elle un frein à la prospective ?

Il faut créer des liens horizontaux et une vision partagée pour que chacun comprenne comment contribuer à une même direction. Les exercices de prospective peuvent contribuer à créer plus de synergie entre les différents services.

Comment imaginez-vous l’avenir de la prospective à la commission ?

L’avenir est plutôt positif. La prospective n’est plus seulement rattachée à un seul commissaire, mais elle est partagée entre plusieurs commissaires européens, créant un espace de travail horizontal. Le secrétariat général de la commission a également institutionnalisé la prospective, ce qui est un signe positif. Il y a une réelle volonté d’intégrer la prospective de manière pérenne.

Pouvez-vous citer un rapport clé sur la transition durable ?

Le rapport annuel de prospective stratégique de 2023 « La durabilité et le bien-être au cœur de l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe » se focalisait sur la transition durable. Le secrétariat général a ensuite publié un document politique d’une vingtaine de pages reprenant les conclusions de ce travail. Nous avons identifié onze domaines stratégiques clés dans lesquels des décisions politiques coordonnées sont nécessaires. Nous avons préconisé une approche systémique avec des combinaisons de politiques coordonnées.

Comment votre équipe travaille-t-elle avec les experts en design et sciences comportementales ?

Nous collaborons davantage avec les designers, cela se fait de manière plus naturelle, car le design fait partie de la prospective. Avec les sciences comportementales, c’est un peu plus difficile car ces experts sont orientés vers le court terme et l’application immédiate, alors que la prospective se projette sur le long terme.

Pouvez-vous nous parler des outils et méthodes utilisés en prospective ?

Nous utilisons diverses méthodes. L’analyse des mégatendances est fondamentale. Nous mettons régulièrement à jour quatorze mégatendances mondiales. Nous utilisons des outils participatifs, des analyses systémiques et des systèmes d’exploration de scénarios pour identifier les angles morts et éclairer les décisions politiques. Nous utilisons aussi la méthodologie des trois horizons pour structurer la réflexion, des parcours de prospective qui aident à se projeter du présent vers un futur donné. Nous explorons également les scénarios alternatifs.

Comment évaluez-vous l’impact de votre travail ?

L’impact est difficile à évaluer de manière générique, car chaque exercice est adapté à un service de la commission. Les exercices sur les mégatendances peuvent se faire en une matinée. Nous effectuons un travail d’influence par petites touches.

  1. Dartiguepeyrou C. et Michel Saloff-Coste M. (dir.), Futurs. Regards internationaux et pluridisciplinaires sur l’avenir du monde, 2022, ISTE Éditions, et La prospective en action. Anticipations et déploiements stratégiques des organisations face au futur, 2024, ISTE Éditions.
  2. Jacques Delors fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995.
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