Revue
Au-delà des frontièresQuand la Grande-Bretagne expérimente « l’innovation par mission »

Les pays se tournent de plus en plus vers les politiques d’innovation axées sur des missions (MOIP) comme une nouvelle stratégie audacieuse pour relever des défis sociétaux complexes. En fixant des objectifs et des délais clairs, les MOIP alignent les efforts en matière de science, de technologie et d’innovation avec les politiques réglementaires pour générer des solutions ciblées et collaboratives. À mesure que ces initiatives évoluent, elles représentent un changement important vers l’union de divers secteurs pour innover ensemble.
C’est une présentation comme il en existe des millions. Quelques slides, projetées lors d’une réunion d’élus locaux dans le nord-ouest de l’Angleterre. Le genre de document qu’un collaborateur consciencieux a préparé avec soin, et qui fatalement sera lu en diagonale, puis oublié à peine sorti de la salle éclairée aux néons qu’on aura éteints le temps de l’exposé. Pourtant, cette présentation-là va connaître un autre destin. La trentaine de pages du document Greater Manchester Path to Carbon Neutral accompagne, depuis 2018, une série d’actions sur vingt ans qui, du réseau de transport durable baptisé « Bee Network » à l’expansion du marché de la rénovation grâce au Retrofit Accelerator, permettra au Grand Manchester d’être neutre en carbone d’ici 2038.
Le concept, théorisé par l’économiste Mariana Mazzucato, est sans doute né de la volonté de redéfinir le rôle de l’État dans la stimulation de l’innovation.
C’est écrit en gros dès le début : « We aim to be carbon neutral by 2038 » (« Nous visons la neutralité carbone d’ici 2038 »). Un objectif précis, clairement identifié. Puis, le détail des enjeux, des défis, et des opportunités offertes par leur résolution. Les secteurs sur lesquels agir, avec pour chacun les barrières à franchir, qu’elles soient financières, juridiques, liées à la gouvernance ou à la loi des marchés. Enfin, un appel à la mobilisation, non pas de tel ou tel département, mais de l’ensemble des acteurs du territoire (publics, privés, issus de la recherche ou de la société civile) dans le but d’atteindre, par tous les moyens existants ou à inventer, l’objectif de départ.
Une application pure et parfaite de l’innovation par mission, une approche qui encourage la collaboration entre différents pôles mobilisés autour d’un défi ambitieux et déployant une série d’actions afin d’y parvenir.
Une approche théorisée dans une université londonienne
Le concept, théorisé par l’économiste Mariana Mazzucato, est sans doute né de la volonté de redéfinir le rôle de l’État dans la stimulation de l’innovation. L’objectif n’est plus simplement de favoriser la recherche et développement (R&D), mais de diriger les efforts scientifiques et technologiques vers des objectifs sociétaux clairs, souvent inspirés par les objectifs de développement durable (ODD). Cela diffère des politiques d’innovation traditionnelles qui se focalisent principalement sur le soutien sectoriel ou le développement d’infrastructures. À la place, les politiques par mission (MOIP, pour « mission-oriented innovation policies ») visent une transformation de la société en s’attaquant à des problèmes complexes comme la transition énergétique, la santé publique ou les inégalités.
L’exemple que la chercheuse de l’université Collège de Londres reprend à l’envie est issu du Moon Shot Speech (littéralement le « discours du programme lunaire ») de John Fitzgerald Kennedy, alors président des États-Unis, prononcé le 25 mai 1961 devant les membres du Congrès : « Je crois que cette Nation devrait s’engager à atteindre l’objectif, avant la fin de cette décennie, de faire atterrir un homme sur la Lune et de le ramener sain et sauf sur la Terre. » Et, en effet, il y a là toutes les bases de ce que conceptualisera un demi-siècle plus tard Mariana Mazzucato : un objectif clair et précis relativement éloigné dans le temps, des solutions que l’on ne connaît pas encore nécessairement, un financement important et des partenariats potentiels entre des acteurs privés et publics.
Dans ses travaux, l’économiste italo-anglo-américaine dénonce une double erreur : faire croire que le privé est le seul capable de piloter l’innovation, et lui laisser en tirer tout le bénéfice. En 2013, dans son essai The Entrepreneurial State : Debunking Public vs. Private Sector Myths1, elle prend plusieurs exemples d’innovations présentées comme de grands succès d’entreprises, alors qu’elles ont bénéficié d’investissements importants de l’État en matière d’infrastructures ou de programmes de recherches. Elle défend alors l’idée que l’État devrait adopter un rôle proactif pour orienter le progrès technologique vers des fins sociétales spécifiques. Ainsi, en fixant des missions inspirées de problématiques concrètes, le Royaume-Uni, comme d’autres, utilise désormais l’innovation par mission pour relever des défis aussi vastes que la résilience climatique ou la santé publique.
Le Grand Manchester, un exemple concret
C’est dans cette optique que la Greater Manchester Combined Authority (GMCA) a déclaré l’urgence climatique et s’est fixé dès 2018 l’objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2038, douze ans plus tôt qu’à l’échelle nationale, l’un des objectifs les plus ambitieux de toutes les villes d’Europe à l’époque. Deuxième région la plus peuplée du Royaume-Uni avec près de trois millions d’habitants, le Grand Manchester a été accompagné dans sa démarche par l’Institute for Innovation and Public Purpose (IIPP), fondé et dirigé par Mariana Mazzucato. De la recherche, donc, mais aussi de nombreux leviers publics (incitations fiscales, alignement des décisions stratégiques sur les objectifs, ajustement entre les ambitions et les ressources déployées afin d’éviter les pertes d’opportunités ou les mises en œuvre à une échelle sous-optimale, etc.), des partenariats avec le privé notamment pour la construction ou le marché de l’énergie, et bien sûr une implication des citoyens qui dépasse la simple consultation.
« Les défis conséquents de notre époque exigent tous du secteur public qu’il travaille de manière holistique, explique Ryan Bellinson, un chercheur qui conseille les organisations du secteur public sur les politiques climatiques, les enjeux urbains et la participation citoyenne. La lutte contre le sans-abrisme, la précarité thermique ou la transition vers le zéro carbone ne relève pas uniquement de la responsabilité du département du logement ou de l’équipe environnementale d’une collectivité locale. Ces questions sont désormais considérées comme des défis transversaux que l’ensemble du territoire doit relever de manière globale. Traditionnellement, l’innovation dans le secteur public a été menée par des départements ou des équipes d’innovation qui pouvaient collaborer avec un autre département. L’innovation par mission renverse ce paradigme en créant une structure permettant à chaque département d’une organisation gouvernementale de fonctionner collectivement en tant qu’unité d’innovation intersectorielle. C’est ce qui crée des espaces pour la production de nouvelles idées. » Ayant travaillé sur la mission du Grand Manchester, il se réjouit de la collaboration intersectorielle à laquelle il a assisté : « Le travail sur la rénovation est l’exemple le plus intéressant. Pour vous donner une idée, cela devrait permettre de rénover près de 900 000 propriétés résidentielles entre 2019 et 2040, améliorer les compétences de 80 000 travailleurs de la construction actuellement dans le secteur du bâtiment, créer 10 000 nouveaux emplois hautement spécialisés dans la construction, créer un marché de la rénovation de 600 à 800 millions de livres sterling par an, réorienter les 5 milliards de livres sterling par an que le Grand Manchester dépense actuellement pour l’énergie vers des marchés locaux. » Un bilan qu’aucun des acteurs impliqués ne pourrait réaliser seul, mais qui nécessite un travail lent et difficile de création de confiance : « Cette mission de la GMCA repose sur dix ans de construction de relations, qui ont jeté les bases du travail actuel et qui aujourd’hui portent leur fruit. Il faut investir sans relâche dans les relations. La capacité des collectivités locales à répondre aux besoins de leur population dépend de leur capacité à mobiliser l’action collective. »
Des défis juridiques, financiers et humains
La GMCA a également dû faire face à d’autres défis : « Au Royaume-Uni, le gouvernement local est relativement faible, avec peu d’autorité légale et des ressources financières limitées, poursuit Ryan Bellinson. Fondamentalement, la GMCA a créé et soutenu une mission qu’elle n’est pas en mesure de mener à bien seule. Elle a obtenu de l’aide du gouvernement national, mais ne dispose pas de l’ampleur d’investissement réellement nécessaire pour amener les activités d’innovation à l’échelle et sur le marché, ce qui sera indispensable pour que la mission soit accomplie. » Le gouvernement voit cependant d’un bon œil cette expérimentation locale, qui lui évite en partie d’assumer le risque d’un échec à plus grande échelle, et qui en cas de succès pourrait ouvrir la voie et « créer des avantages économiques significatifs pour d’autres villes aussi ambitieuses ». Ce qui explique les financements consentis et les largesses réglementaires accordées.
Cette approche ambitieuse qui réinvente le rôle du secteur public dans la promotion de l’innovation essaime en Europe et séduit les collectivités.
Autre difficulté rencontrée, la création d’un « cadre de gouvernance crédible » pour réaliser la mission, « qui soit ambitieux, inspirant et qui, en fin de compte, mobilise les parties prenantes externes pour qu’elles contribuent à l’action de soutien ». Le Grand Manchester a choisi de lancer dès le début de la mission une série de « groupes de défis », invités à travailler sur une thématique propre (innovation énergétique, consommer et produire de manière durable, construire des bâtiments à faible émission de carbone, communication et modification des comportements, etc.), et constitués d’un éventail de parties prenantes allant du secteur bénévole et des organisations caritatives aux petites et moyennes entreprises (PME) et aux instituts universitaires, en passant par les cabinets de conseil, les services publics et les organisations du secteur public.
Une approche stimulante, qui, là encore, nécessite un gros travail relationnel pour combler les fossés entre ces différents mondes : « On a beaucoup écrit sur les compétences et les ressources nécessaires pour soutenir l’innovation par mission, souligne Ryan Bellinson. Je pense que les soft skills sont les compétences les plus négligées et les plus importantes qu’une collectivité locale doit cultiver pour faciliter cette approche. Des compétences telles que la capacité à partager le succès avec les autres, le leadership humble, l’empathie, l’intelligence émotionnelle et l’écoute active sont essentielles. Si les compétences techniques (c’est-à-dire celles que l’on acquiert grâce à un diplôme universitaire) sont certainement importantes, les compétences non techniques sont nécessaires pour opérer dans des contextes incertains où la trajectoire future n’est pas claire, où le risque est toujours présent et où il faut surmonter des dynamiques interpersonnelles complexes entre des personnes qui travaillent de différentes manières. Les collectivités locales doivent valoriser et accompagner l’acquisition de ce type de compétences au sein de leur personnel. »
Un argument politique ?
« Zero carbon city » à Manchester, « We make Camden » à Londres, « Homes as power stations » à Swansea, « Clyde Mission » en Écosse, etc. Au Royaume-Uni, le succès de l’approche mission est tel que Keir Starmer, candidat du Parti travailliste aux dernières élections britanniques, en avait fait un axe fort de sa campagne, promettant un « mission-driven government ». Son programme était ainsi découpé en cinq missions, autour de l’économie, de l’énergie propre, de la sécurité, de l’éducation et de la santé. Résultat : son parti a écrasé une élection qu’il n’avait plus gagnée depuis près de vingt ans, raflant au passage une large majorité absolue et faisant de lui le nouveau Premier ministre.
Des MOIP au niveau gouvernemental, une approche susceptible de séduire davantage en France ? « Cela ressemble à ce qu’on appelle une “administration de mission”, et effectivement c’est plus inspirant pour des collectivités publiques françaises, estime Jean-Baptiste Pointel, expert et chercheur en innovation publique. Autrement, l’innovation par mission est un peu plus éloignée de notre culture. Cela correspond mieux à l’esprit britannique, qui considère moins les collectivités en surplomb. Au contraire, elles ont l’habitude de travailler avec le secteur privé dans une véritable logique de coopération. »
Une échelle potentiellement plus impactante mais qui ne doit pas oublier la réalité des territoires pour autant : « On peut difficilement ne pas se poser la question de la concrétisation au niveau local, sauf si on réfléchit sur de grandes missions comme la conquête spatiale, la défense ou le nucléaire, qui, en effet demandent davantage de centralisation, souligne Jean-Baptiste Pointel. La mission des Pays-Bas sur son système de santé, qui vise un prolongement de l’espérance de vie de cinq ans et une réduction des inégalités d’accès aux soins, est unifiée au niveau national, mais se concrétise essentiellement au niveau des collectivités. Idem avec la mission de l’Union européenne sur les 100 villes intelligentes et climatiquement neutres, dont le dispositif est pensé par l’Union européenne (UE), mais repose sur les écosystèmes locaux. »
La participation citoyenne, une clé de réussite
Reste que ces synergies public-privé ne doivent pas se faire sans implication citoyenne, au risque d’un surprenant retour de bâton : « Quand on parle des grands enjeux sociaux ou environnementaux, on a l’impression d’un consensus sur la nécessité d’agir, mais ça ne se répercute pas sur l’aspect électoral, où ceux qui portent ces idées sont souvent battus, observe Jean-Baptiste Pointel. Pour créer une dynamique positive au niveau territorial, il faut vraiment intégrer les citoyens, partir de ce qu’ils vivent concrètement et de leurs réels besoins. »
Ce qui demande d’aller plus loin que la simple consultation (groupe de défis intersectoriels à Manchester, evidence-based governance à Camden avec plus d’un an de collecte de récits des habitants, propositions émanant de travaux collectifs au sein d’associations, représentants citoyens dans les lab d’innovation aux Pays-Bas, etc.). En 2019, dans un rapport pour la Commission européenne, Mariana Mazzucato écrit en effet que « l’innovation axée sur des missions ne peut pas être descendante (top-down) », et qu’elle « doit inspirer et exploiter toute la créativité des citoyens ». Jean-Baptiste Pointel abonde : « Si on n’embarque pas les habitants, cela ne peut pas fonctionner. C’est non seulement un facteur de réussite de la mission, mais c’est aussi un facteur d’acceptabilité des mesures prises. »
Une réelle difficulté pour d’éventuelles missions françaises ? « Cela implique un changement de culture parce qu’on a une vision très “paternaliste” de l’administration, en considérant que l’État est au-dessus de la société, qu’il sait ce qui est bon pour tout le monde, peut-être même mieux que les personnes concernées. On a une logique de maîtrise de l’expertise qui est très forte, et l’expertise administrative encore plus. Or, la démarche de l’innovation par mission, c’est de partir dans une idée d’expertise inversée et de dire que l’expertise de terrain du quotidien est au moins aussi importante que les autres. »
Jean-Baptiste Pointel reste cependant optimiste à ce sujet, assurant que « cette culture politique évolue dans le bon sens », notamment chez les élus, qui « comprennent de plus en plus l’enjeu », comme le montrent « les initiatives récentes de conventions citoyennes au niveau communal ou intercommunal ». « Si les administrations sont plus réticentes, c’est avant tout, estime-t-il, une question de moyens. »
Des financements à repenser, une évaluation à imaginer
Car l’innovation par mission, du fait de sa nature long-termiste, nécessite un financement important sur une longue durée, ce qui va à l’encontre de la culture traditionnelle du court terme électoral et du besoin de résultats immédiats. Au Royaume-Uni, le financement via les fondations apporte un complément intéressant, mais correspond moins aux habitudes françaises : « On a quand même une culture de la planification, rappelle Jean-Baptiste Pointel. On a un commissariat au plan, on a déjà réfléchi à l’administration de mission, à l’administration de gestion, etc. J’ai tendance à être optimiste et à croire que c’est faisable à partir du moment où le gouvernement et les collectivités territoriales comprennent leur intérêt direct, et que l’écosystème autour (recherche, secteur privé, habitants, etc.) est favorable. »
Autre sujet : l’évaluation. Là encore, alors que les Britanniques multiplient les remontées de données en temps réel sur les résultats effectifs des actions, leurs impacts positifs et négatifs, et les barrières à franchir, la France semble moins à l’aise dans l’exercice : « On a tendance à ne pas le faire par manque d’intérêt et surtout de moyens. Par ailleurs, on a souvent beaucoup de mal à définir des indicateurs qui soient pertinents, qui accompagnent le projet au lieu d’arriver en fin de chaîne, et qui soient suffisamment proches du terrain et du lieu de décision. »
Malgré les expériences positives observées ailleurs en Europe, notamment au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves, les barrières sont-elles trop nombreuses en France pour voir ce nouveau paradigme au sein des collectivités ? Selon Jean-Baptiste Pointel, une déflagration au niveau national sera nécessaire pour entraîner l’échelon local : « Il est fondamental d’impulser cette approche au niveau gouvernemental, pour donner de la visibilité à des futurs désirables et enclencher un mouvement collectif, estime l’expert en innovation publique. Actuellement, ces missions sont souvent ignorées des populations. Il faut dire au niveau national : Voici l’objectif, on ne sait pas comment on va y arriver, mais on va y arriver. Ensuite, il faut faire confiance à l’intelligence collective des acteurs publics, privés, associatifs, citoyens, etc. »
De l’autre côté de la Manche, en tout cas, on continue d’affiner les politiques par mission, en ajustant régulièrement ses priorités. Un rapport publié en 2024 par le gouvernement propose des pistes pour améliorer l’efficacité des MOIP, en encourageant une participation accrue des citoyens et en intégrant des initiatives locales plus flexibles. La prochaine phase pourrait voir une hybridation entre innovation technologique et innovation sociale, avec un accent mis sur l’inclusivité et l’accessibilité des programmes.
Cette approche ambitieuse qui réinvente le rôle du secteur public dans la promotion de l’innovation, non plus comme simple facilitateur, mais comme moteur de changement dirigé vers des objectifs d’intérêt général, essaime en Europe et séduit les collectivités : « Tout le monde y a intérêt, conclut Jean-Baptiste Pointel. Le secteur public parce que cela lui permet de résoudre des problèmes concrets et importants, l’université parce que cela lui fait des champs de recherche, les entreprises parce que cela leur permet de faire du bénéfice et les habitants parce que cela répond à leurs besoins. »
En orientant leur politique d’innovation vers des défis concrets et en renforçant les collaborations entre les différents secteurs, en s’appuyant sur des objectifs mesurables et sur la participation active de ses habitants, les territoires peuvent peut-être activer un nouveau levier puissant de transformation durable.
- Mazzucato M., The Entrepreneurial State : Debunking Public vs. Private Sector Myths, 2013, Anthem Press.