Olivier Alexandre : «La réussite de la Silicon Valley, c’est d’avoir introduit de nombreux dispositifs permettant de tirer profit de l’échec»

Olivier Alexandre
Olivier Alexandre a réalisé son enquête dans la Silicon Valley entre 2015 et 2022 par observations (principalement réalisées entre 2015 et 2017), entretiens et analyses de données. Pour la mener à bien, il s'est appuyé sur les ressources d'une double identité : celle d’un étranger, migrant temporaire et celle d’"homme blanc, affilié à Stanford, dont le statut de « chercheur » a favorisé des affinités électives avec une population active, nomade, cosmopolite, élitiste et hautement qualifiée, dans un secteur avide de profils de hauts diplômés.
©Hermance Triay
Le 5 mai 2023

Pendant plus de 5 ans, le sociologue Olivier Alexandre a mené une enquête de terrain au cœur de l’écosystème Tech dans la Silicon Valley. Dans son ouvrage La Tech, quand la Silicon Valley refait le monde, il dresse un portrait captivant des entrepreneurs qui le composent et des conditions de réussite et d’échec des près de 12 000 entreprises présentes sur ce territoire dans lequel 1 habitant sur 3 travaille dans la Tech.

Dans quel contexte avez-vous démarré vos recherches dans la Silicon Valley ?

Spécialiste de la culture et du cinéma, je suis arrivé à Stanford au milieu des années 2010 pour travailler sur Netflix dans le cadre de mon doctorat. Sous une apparence de transparence, quand on s’attaque au cœur du réacteur, à ces grandes entreprises, on a plutôt affaire à des forteresses. Elles adoptent plusieurs stratégies : ne pas répondre, imposer de passer par les services de relations publiques, demander systématiquement en amont les questions. Quand on parvient à obtenir un entretien, c’est systématiquement avec des responsables des relations publiques. Tout est extrêmement contrôlé. J’ai donc arrêté ce projet et je me suis attelé à une autre mission, tenter d’établir une sociologie de l’écosystème. En tant que Français, ne connaissant pas le secteur, j’ai été étonné de découvrir l’absence de littérature à ce sujet. J’étais à peu près sûr de ne pas y parvenir pourtant, je me suis laissé gagner par l’esprit du « tout est possible », un intangible dont on s’imprègne sur place. L’un des enjeux de l’enquête a consisté à comprendre comment cette culture s’est construite.

Vous décrivez un écosystème ultra libéral, très codifié, qui adopte certaines valeurs de la contre-culture tout en prônant la créativité. Tout cela peut sembler antinomique et contre-intuitif.

Une comparaison fonctionne bien pour comprendre une certaine forme de capitalisme américain, en lien avec l’univers de la création, c’est le parallèle avec Hollywood qui réunit des gens du monde entier. On ne naît pas dans la Silicon Valley, on y arrive. La moitié des travailleurs sont nés ailleurs, quand ils sont nés aux États-Unis, ils viennent d’autres États. Très différent du contrat social sanctuarisé avec un État naturel que l’on connait en France ou en Europe, dans la Silicon Valley, les arrivants ont une mentalité de pionniers, l’État est lointain, relativement dysfonctionnel, on s’en méfie car les services ou produits qui lui sont associés ne seraient pas de bonne qualité. Quant aux règlementations, on les envisage comme des entraves à l’entreprise et au fait de trouver des solutions aux problèmes du monde. Dans ce contexte, on peut innover à condition de respecter certaines règles, en revanche si l’on y déroge, on est hors-jeu. Cela répond aux mêmes logiques que le communalisme, une communauté qui s’accorde sur des principes de vie pour pouvoir fonctionner.

Quand la Silicon Valley refait le monde

Ce livre propose une immersion dans un univers qui inspire jusqu’à Hollywood, mais qui reste paradoxalement méconnu. Loin de s’arrêter à ses grands noms, il dépeint le parcours, la mentalité et les façons de faire de ceux qui bataillent quotidiennement dans un système hypersélectif pour séduire les investisseurs, embaucher les meilleurs développeurs et trouver la solution qui changera le monde.

D’ailleurs vous employez le terme de joueurs….

Dans les sciences sociales, on peut parler d’agent, d’acteur, d’actant. Ces options ne me paraissaient pas convaincantes, car elles m’interdisaient de penser l’intention, la mentalité, le fait de se projeter en permanence. Cette notion assez chargée en sciences sociales, en économie, en mathématiques, en musique, a deux propriétés dans la Silicon Valley : on doit respecter un petit nombre de règles, et on s’autorise à jouer un jeu à l’échelle mondiale, dans le futur du futur. Il s’agit de transformer les marchés, d’en ouvrir de nouveaux, de participer à la nouvelle vague d’innovation qu’elle concerne les transistors, l’informatique personnelle, Internet, les plateformes ou l’intelligence artificielle.

Sur quel socle se construit cette culture « commune » ?

Cela a été une des difficultés de l’enquête. Encore aujourd’hui, Londres, Amsterdam, Francfort, Paris, Singapour, New York sont bien mieux reliées au reste du monde que San Francisco comme ville, qui se trouve à la 18ème place mondiale en la matière. Elle se trouve loin de l’Europe, de l’Orient et même de la côte Est, même en avion. De même, il y avait assez peu historiquement de ressources rares, pourtant la base de toute révolution industrielle.

La Silicon Valley naît de la cohabitation de deux facteurs : l’argent et le talent. La question reste de comprendre comment ces deux facteurs se sont rencontrés.

L’énigme se dénoue à partir du moment où l’on interroge la manière dont la culture s’est développée sur ce territoire. Dans les années trente, l’on dénombrait 80 ingénieurs et 300 techniciens, aujourd’hui la Tech emploie 3 millions de travailleurs sur 9 millions d’habitants.

Cette culture d‘ingénieurs et de techniciens s’est sédimentée dans le temps avec plusieurs objectifs. Le premier consistait à faire communiquer des personnes provenant de pays, cultures et histoires différents. Le second de faire primer les idées, les projets, la qualité du travail sur le statut. Le dernier de viser l’efficacité du travail, de la communication et de l’information. C’est ainsi que des outils que l’on utilise au quotidien, trouvent leur raison d’être dans des préoccupations, des formes de sociabilité, dorganisation du travail propres à la Silicon Valley.

Arbre techno Silicon Valley

Au-delà de la présence des investisseurs, qu’est-ce qui rend cet écosystème propice à l’innovation ?

J’ai l’habitude de prendre la question à l’envers. Ici ce qui domine, c’est l’échec, pour 90% d’échecs, on compte 10% de réussites. Cela se vérifie pour les projets, les produits y compris dans des grandes entreprises comme Facebook ou Google.

La réussite de la Silicon Valley, c’est d’avoir introduit de nombreux dispositifs permettant de tirer profit de l’échec, cela se traduit par la dé-dramatisation de l’échec (vu comme une source d’apprentissage) et la mutualisation du capital. Quand on est entrepreneur et parfois même investisseur sur ce territoire, on ne joue pas avec son argent. Le capital peut venir des universités, des grandes entreprises, des fonds de pension, des fonds souverains, des pétrodollars, que ce soit du Japon, d’Arabie Saoudite, des grands comptes européens etc. Ce monde financier est arbitré par les VC (venture capitalists), les capital-risqueurs, qui parient au plus proche du talent. Quant aux gens qui échouent, soit ils recréent une nouvelle entreprise, soit ils retrouvent leur pays d’origine. Du point de vue de l’écosystème, il ny a pas de laissé- pour-compte.

Ce qui surprend aussi, c’est le rapport au monde très utilitariste des salariés venus du monde entier travailler sur ce territoire…

Avec le développement des nouvelles technologies, la question des travailleurs nomades concerne de nombreux lieux allant de Marseille à Bali en passant par San Francisco. Ces gens, souvent de passage, entretiennent un rapport consumériste au territoire. Pour les familles installées depuis 3 ou 4 générations à Oakland, ayant participé à l’essor des Black Panthers, il est difficile d’accepter d’être expulsées car leur propriétaire va faire une plus-value en vendant un appartement à un jeune développeur. Cela participe à une colère sociale, assez peu violente dans la Silicon Valley, plus âpre à Oakland, et pose de nombreuses questions de politiques publiques concernant notamment le logement, le transport, l’éducation, le sport, la santé etc. Ces personnes viennent dans le pays pour travailler dans des entreprises qui leur fournissent des services équivalents à ce que pourrait leur fournir l’État-providence: crèches, assurances de santé très protectrices, navettes, bonus pour équiper leurs maisons etc. Mais cette citoyenneté-là concerne uniquement les « super salariés » des grandes entreprises.

Quelles sont les grandes évolutions de cet écosystème unique au monde ces 20 dernières années ?

Plusieurs crises se sont succédées, cela a commencé par une crise morale avec l’affaire Cambridge Analytica et les dénonciations de harcèlement sexuel et sexiste chez Uber et Google.

Depuis un an, on assiste à des grandes vagues de licenciement dans l’ensemble de la Silicon Valley, une nouveauté pour les grandes entreprises qui ont toujours connu une forte croissance.

Néanmoins, la Tech connait des crises tous les dix ans. De plus, elle constitue souvent une valeur refuge pour le reste de l’économie en temps de crise. Cela s’est vérifié au moment de la bulle internet dans les années 90 ou pendant la crise de la covid.

En réalité ce que l’on observe, c’est un refroidissement de l’économie de la Silicon Valley, Meta a licencié 11 000 personnes mais ils en avaient embauché 30 000  pendant les confinements. L’économie de la Tech revient au niveau pré-covid alors qu’elle avait auparavant connu 15 années de croissance extrêmement fortes.

On constate aussi une évolution des stratégies d’investissement, une reconnaissance de l’IA, de la robotique et des budgets militaires de défense. En cela on revient aux origines du développement du territoire à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Il est difficile de parler de changement de paradigme car la Tech connait des révolutions tous les six mois : les NFT, l’Internet des objets, le métavers, les plateformes, l’imprimante 3D, les cryptomonnaies. La comparaison souvent utilisée c’est que l’IA a entraîné une révolution équivalente à celle d’Internet. Le temps le dira, toujours est-il que l’IA est la sous-catégorie la plus ancienne et emblématique de l’informatique.

La crise économique du moment est comparable à celle des subprimes. Elle est venue de la Silicon Valley ce qui révèle qu’elle est devenue le cœur de l’économie mondiale américaine. On utilise toujours autant voire plus les outils de la Silicon Valley (Zoom, Chat GPT) mais notre rapport au temps est bousculé par les valeurs technologiques. L’autre nouveauté avec la montée des taux d’intérêt, c’est que l’argent soit payant. Linquiétude économique, géopolitique et la crise énergétique tempèrent lenthousiasme global qui prévalait dans les années 2010.

Bio Express

Olivier Alexandre est sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Centre Internet et Société, enseignant à Sciences Po Paris, ancien visiting scholar à l’université de Northwestern et de Stanford. Ses travaux portent sur la culture et le numérique. Il sera l'invité du Médialab de SciencesPo Paris dans le cadre d'un séminaire de recherche le 30 mai 2023.

Pourquoi assimilez-vous la Tech a une religion davenir ?

Il s’agit d’une expression paradoxale, provocatrice. La religion lie et oppose, elle est fondée sur une croyance dans l’au-delà. Dans la Silicon Valley, on ne croit pas tant dans l’au-delà que dans « l’en avant », l’avenir, le futur. C’est lié à l’organisation sociale, à la manière de penser, de vivre en société. Beaucoup de gens deviennent « siliconiens ». Quand ils arrivent, ils vivent un processus d’acculturation assez fort, de nombreux facteurs les amènent à s’interroger sur la manière dont le monde va évoluer, sur les futures innovations, les changements de paradigmes, la disruption etc. Ces logiques imprègnent le langage et sont même devenues des expressions ordinaires.

De ce point de vue-là, les catégories sociales pertinentes dans la Silicon Valley ne se fondent pas sur la richesse, l’appartenance ethnique ou historique. Ce sont des catégories temporelles : on parle de leader, de follower, de visionnaire, de création, de destruction (à une moindre échelle).

Dans la Silicon Valley, on s’intéresse à la figure du visionnaire et ce, depuis plus d’un siècle. Quand on reprend les premiers textes y compris de sociologues évoquant le Nord de la Californie, on retrouve cette idée que le territoire est façonné par des génies créateurs, via leurs qualités, plutôt masculines, traduites par leurs accomplissements, leur capacité à être entrepreneurs, voire à créer leur propre religion sociale.

D’une certaine façon, un ensemble de principes se diffusent, quand on utilise quotidiennement Google, Facebook etc. Google maps correspond à une vision du monde : le chemin le plus court et rapide. On voit le monde à plat à travers les yeux d’un satellite et l’on ne regarde plus ce qu’il y a autour de soi. On abandonne une certaine conception de l’aventure consistant à sortir dans la rue et marcher au hasard, ce que Guy Debord appelait « la dérive ». Dans la Silicon Valley, on a une vision opposée, technicienne, efficace, dramatisée du temps et de l’espace.

L’écosystème tech en France s’inspire-t-il de la Silicon Valley ?

C’est assez paradoxal. D’une part, toute la culture, le langage est axé sur la Silicon Valley. L’objectif consiste à aller là-bas, le lieu où l’on produit des solutions mondiales, où se trouvent « les meilleurs », à l’image d’Hollywood pour son industrie cinématographique. De l’autre, la France est imprégnée par une tradition colbertiste forte. Les institutions financières ne sont pas tout à fait les mêmes. Aux côtés de poids lourds comme la Bpifrance, la Caisse des Dépôts, l’on trouve des grands entrepreneurs marchant main dans la main avec le système public et para-public. C’est le cas par exemple de Xavier Niel capable de financer la station F ou encore l’école 42. Il s’agit d’un modèle d’accompagnement très français. À cela s’ajoute le poids des écoles d’ingénieurs, les Mines, Polytechnique, Epita et Epitech, dont les diplômes sont particulièrement prisés dans la Silicon Valley.

La France a le cœur tourné vers la Silicon Valley mais elle est tributaire de son histoire. À Saclay l’on veut reproduire Stanford en oubliant qu’il lui aura fallu plus de 100 ans pour devenir la première université des Etats-Unis et que les défis du XXIème siècle ne seront peut-être pas ceux du XXème siècle.

Quels liens entretient l’État californien avec ces entreprises de la Tech ?

Le rapport au politique est très différent de celui que nous avons en France ou en Europe. Il nécessite de prendre en compte différents échelons. Quand on est dans la Silicon Valley, on travaille d’abord dans une ville, puis dans un comté et enfin dans un État. Il n’existe pas d’unité administrative comme il peut y avoir en Ile-de-France ou dans d’autres régions de France donc on ne dispose pas des mêmes outils que ce soit en matière de politique du logement, de l’éducation ou du transport. Les politiques de la ville sont très différentes entre Oakland et Mountain View; lancrage à Santa Clara est beaucoup plus ancien et dépendant de la Tech quil ne lest à San Francisco.

Après la ville et le comté, l’échelon le plus pertinent, c’est l’État, à savoir la Californie. Mais il ne s’agit pas d’un ensemble homogène, il ressemble davantage à un pays. De plus, son gouvernement est assez complexe à appréhender (avec plus de 100 agences indépendantes !) y compris pour les gens qui y travaillent.

Au fur et à mesure que l’entrepreneur progresse dans le développement de son entreprise, il rencontre ces différents échelons. C’est pourquoi les problématiques diffèrent entre une petite entreprise qui débute à San Francisco, prend attache avec les autorités locales et nourrit un rapport de confiance ou de rivalité avec le gouvernement et un patron d’une grande entreprise comme Marc Zuckerberg qui se fait auditionner devant le Congrès américain, et qui doit montrer patte blanche en Chine ou rendre des comptes à Bruxelles.

C’est aussi pour cette raison que quand le vent souffle trop fort, les entreprises de la Tech débauchent des hauts fonctionnaires de la Maison Blanche ou d’autres institutions gouvernementales pour leur expertise.

La Silicon Valley, un écosystème inspirant et énigmatique

Depuis la fin des années 1990, la Silicon Valley a inspiré des politiques de relance, comme au Canada avec Justin Trudeau ou en France avec Emmanuel Macron. Les valeurs d’«entrepreneuriat », d’« agilité », d’« innovation » et de « rupture » orientent des politiques de réforme et de modernisation dans des secteurs aussi différents que l’agriculture, l’éducation, la culture, ou les systèmes de retraite basés sur des fonds de pension qui investissent en priorité dans les valeurs technologiques. En cela, « Silicon Valley » renvoie non seulement à une industrie, localisée au nord de la Californie, mais aussi à un modèle, celui de l’investissement dans ce qui y est défini comme l’avenir. Elle se révèle ainsi comme un objet à deux faces : avec le monde de la Silicon Valley (sa population, ses manières de faire, son économie, etc.), et le modèle, couramment désigné par l’expression de « Tech » (« Tech industry », « Tech ecosystem », « Tech community », etc.). Ce livre propose une description du monde de la Silicon Valley menée à partir du point de vue des sciences sociales. Il n’est pas focalisé exclusivement sur les milliardaires ou les entreprises phares, mais s’intéresse à la Silicon Valley comme un système, de manière à mieux saisir les enjeux de la Tech en tant que modèle. (…)

L’énigme de la Silicon Valley

Rien ne disposait pourtant cette paisible succession de vergers à devenir le premier foyer économique du monde. Son essor s’avère même relativement énigmatique : jamais, avant elle, une région industrielle ne s’était développée sans la proximité et l’exploitation de ressources premières : exploitations agricoles, coton, charbon, pétrole, réseaux fluviaux, etc. Le silicium, utilisé pour la construction de microprocesseurs, qui en a donné le nom à partir des années 1970, n’y justifie plus de longue date son implantation. Sa localisation ne l’y prédestinait pas non plus, en raison de l’absence d’axes de communication ou d’une intégration à un réseau de villes commerçantes : elle est aussi difficile d’accès de l’Europe que de l’Asie, tandis que Los Angeles et Miami au sud des États-Unis, New York City et Seattle au nord offrent de meilleurs points d’entrée dans le pays. La péninsule de San Francisco reste d’ailleurs relativement peu dense démographiquement en comparaison des grandes zones de peuplement nord-américaines. De l’aveu des habitants, les autoroutes du comté de Santa Clara, où s’enchaînent les entreprises le long d’avenues impersonnelles, et le mode de vie « banlieusard » qui y prévaut la rendent bien plus ennuyeuse que Berlin, Rio ou Shanghaï. Certes, la vie s’y avère plaisante pour les jeunes employés des grandes entreprises qui se rendent le week-end au lac Tao et sur les plages de Santa Cruz. Mais les entrepreneurs qui ont fait le pari d’y vivre durablement s’y plaignent de la médiocrité des services publics, du coût de l’éducation, du prix des logements, d’une fiscalité dépassant les taux d’imposition français, des interminables embouteillages qui s’étirent sur la cinquantaine de kilomètres séparant Palo Alto de San Francisco. De plus, la pollution des sols et de l’air présente un niveau alarmant, la faille de San Andreas maintient les habitants sous la menace d’un grand séisme, la sécheresse y sévit plusieurs mois par an, les campus d’entreprises et centres de données peinent à s’approvisionner en eau, les mégafeux obscurcissent chaque été l’horizon de la péninsule et menacent l’écosystème environnant. Comble sur la terre des hautes technologies, la vitesse de connexion à Internet y reste moins performante que dans la majorité des grandes villes européennes. Pour ces différentes raisons, il n’est pas rare d’entendre des fondateurs de start-up vanter en comparaison les conditions de travail offertes à Denver, Austin, Portland ou Miami, quand ce n’est pas Dublin, Amsterdam, Lis‑ bonne, Londres, Tel Aviv ou Bali. La pandémie de Covid19 et le succès des solutions de télétravail ont relancé le débat sur la fin de la Silicon Valley, les salariés les plus fidèles préférant s’installer dans des zones moins onéreuses et plus douces à vivre. De ces différents points de vue, le succès de la Silicon Valley représente un mystère.

Un monde de joueurs

Étudier la Silicon Valley peut se faire à partir de différents points d’entrée : ses modes de production, ses solutions, ses réseaux, ses secrets, son jargon (cf. glossaire), ses désillusions et ses excès, ses professions, la place faite aux minorités, etc. Pour qui s’intéresse au domaine des sciences et des techniques, la théorie de l’acteur-réseau (ANT), portée notamment par Bruno Latour, constitue une option tout indiquée, permettant de traduire pleinement l’ouverture et l’évolution d’un univers traversé par des dynamiques d’innovation.

Extrait de l’introduction de l'ouvrage d'Olivier Alexandre, publié aux éditions du Seuil La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde.

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