Revue
Au-delà des frontièresIslande : travailler moins pour vivre mieux ?
Les différentes crises récentes – qu’elles soient sanitaire, sociale ou écologique – semblent conduire à un redimensionnement de la place matérielle et symbolique que les individus souhaitent accorder au travail dans leur vie. L’expérimentation islandaise portant sur une réduction de la semaine de travail à quatre jours témoigne d’une réforme réussie où la poursuite de modalités renouvelées d’organisation du travail s’est accompagnée d’un bien-être accru et du maintien, voire de l’accroissement, de la performance productive individuelle et collective.
Comme ses voisins scandinaves, l’Islande se caractérise par un système social développé, une économie avancée et de faibles inégalités de revenus, y compris entre les genres1. Le pays se distinguait en revanche par une durée du temps de travail particulièrement longue, d’où résultait un déséquilibre entre vies privée et professionnelle. L’Islande était en effet l’un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) où le temps de travail moyen et la proportion d’habitants qui travaillent très longtemps étaient les plus élevés et où le temps accordé au loisir était le plus faible2. L’île se trouvait ainsi dans la situation paradoxale de présenter des salaires, un taux d’emploi et un nombre d’années travaillées par habitant parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, mais avec une productivité moindre relativement à ses voisins, laissant penser à une réduction de l’efficacité productive à mesure que le temps de travail s’allonge. C’est dans ce contexte, et du fait d’un consensus grandissant parmi les habitants qu’une réduction du temps de travail pourrait être bénéfique à la productivité, que l’Islande lance en 2015 les premières expérimentations pour tester l’intérêt de réduire le temps de travail hebdomadaire de plusieurs heures, et ce, sans diminuer les salaires.
De premières expérimentations au niveau municipal puis national
Après plusieurs campagnes de promotion d’une réduction du temps de travail hebdomadaire conduites par l’un des principaux syndicats du pays, le Bandalag starfsmanna ríkis og bæja (BSRB) (syndicat des employés de l’État et des villes), le lancement en 2015 d’une expérimentation est approuvé par tous les membres du conseil municipal de la capitale islandaise, Reykjavik. Deux hypothèses sont notamment testées : il s’agit, d’une part, d’observer si cette réduction améliore l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle et, d’autre part, de voir si elle augmente la productivité du travail. Une première expérience est ainsi lancée en 2015 en réduisant le temps de travail hebdomadaire de quarante à trente-six ou trente-cinq heures sur un panel de 66 salariés de la ville de Reykjavik, progressivement élargi à plus de 2 500 employés de la municipalité, et cela jusqu’au cabinet du maire. Puis, au regard des premiers retours très positifs concernant l’initiative municipale, le Gouvernement décide de mettre en place une seconde expérimentation présentant des conditions similaires pour quatre de ses services comprenant 440 personnes. Ainsi, les expérimentations ont concerné en tout jusqu’à 1,3 % de la population active du pays.
Ces adaptations, décidées sur des modes collaboratifs entre toutes les parties prenantes ou par les directions administratives elles-mêmes, ont ainsi permis de conserver la même qualité de service en travaillant moins.
Des résultats socio-économiques probants
Plusieurs conclusions ont été tirées de ces expérimentations. Premièrement, la crainte que cette réduction du temps de travail ne se traduise par des heures supplémentaires, déclarées ou non, a été rapidement invalidée par les faits, et cela en dépit de quelques augmentations mineures et temporaires pendant la période d’adaptation. Deuxièmement, la dégradation redoutée de la qualité productive ne s’est pas produite puisque la réduction du temps d’activité hebdomadaire s’est accompagnée d’une réorganisation du travail, matérialisée notamment par la réduction des réunions ou la suppression de tâches inutiles. Ces adaptations, décidées sur des modes collaboratifs entre toutes les parties prenantes ou par les directions administratives elles-mêmes, ont ainsi permis de conserver la même qualité de service en travaillant moins3. Malgré la disparité des expérimentations, il a donc résulté de celles-ci une hausse générale de la productivité. De manière générale, de nombreuses expériences ont prouvé qu’une réduction du nombre d’heures travaillées, associée à des changements dans l’organisation du travail, s’accompagne d’une hausse de la productivité4. Enfin, cette réduction du temps de travail a souvent pour corrélat une réduction de la fatigue5 ainsi qu’un engagement supérieur dans son activité et une meilleure entente avec ses collègues6. Par ailleurs, cette réduction a été accompagnée d’une amélioration du bien-être au travail : les employés ont déclaré être plus heureux au travail7 et ils présentaient moins de symptômes de stress.
L’environnement de travail s’est aussi amélioré : des enquêtes internes ont révélé que les agents estimaient que le soutien entre collègues avait augmenté, que le management était devenu plus juste, que les rôles individuels s’étaient clarifiés et qu’ils bénéficiaient de davantage d’indépendance. Une des visées principales de l’expérimentation a, en outre, porté ses fruits, puisque l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle s’est amélioré. Les participants se sont même montrés moins enclins à travailler à mi-temps ou à refuser des heures supplémentaires. Enfin, le nouvel équilibre de vie plus propice au développement du temps personnel a entraîné plusieurs avantages spécifiques, comme du temps supplémentaire consacré au travail domestique pour les hommes, une augmentation de la pratique du sport ou encore un accroissement des relations sociales.
Les employés ont déclaré être plus heureux au travail et ils présentaient moins de symptômes de stress.
De l’expérimentation à la généralisation
Compte tenu du large succès des expérimentations, la réduction du temps de travail hebdomadaire a rapidement été généralisée à toute la population active du pays à travers des accords entre les syndicats d’une part, et la confédération des entreprises islandaises, le Gouvernement et les conseils locaux d’autre part. En juin 2021, selon le comité des statistiques du marché du travail, 170 200 personnes bénéficiaient de nouveaux contrats à temps réduit ou leur permettant de négocier cette réduction parmi la population active de 197 000 personnes, soit 86 % d’entre elles. Par ailleurs, la semaine de travail des employés de nuit a, elle aussi, été réduite pour atteindre trente-deux heures. Il faut remarquer enfin que, contrairement aux résultats des expérimentations, cette diminution a parfois nécessité des embauches supplémentaires, notamment dans le secteur de la santé. L’amplitude horaire est difficilement compressible sans dégrader la qualité de service et une réduction du temps de travail individuel doit donc conduire mécaniquement à une augmentation de la quantité de personnel. Au total, le coût de la mesure est estimé à environ 33,6 millions de dollars, ce qui peut sembler négligeable pour l’économie du pays, dont le produit intérieur brut (PIB) est égal à environ 24 milliards de dollars.
L’île se trouvait ainsi dans la situation paradoxale de présenter des salaires, un taux d’emploi et un nombre d’années travaillées par habitant parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, mais avec une productivité moindre relativement à ses voisins, laissant penser à une réduction de l’efficacité productive à mesure que le temps de travail s’allonge.
L’expérimentation islandaise, aujourd’hui généralisée à l’ensemble de la population active, semble donc avoir réussi à contrecarrer le constat initial8 d’une perte de productivité lorsque la durée du travail se prolongeait. En outre, elle a montré une amélioration du bien-être des travailleurs. À l’heure où certaines expérimentations d’une semaine de quatre jours se déploient en France et dans d’autres pays européens, l’exemple islandais pourrait faire des émules. Il reste à étudier s’il peut être répliqué dans des contextes différents où les taux de productivité sont plus élevés et les temps de travail plus faibles.
Pour aller plus loin
La note réactive publiée dans le no 17 de la revue en accès libre Action publique. Recherche et pratiques, éditée par l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE). Cet article présente la réforme islandaise de réduction du temps de travail et ses effets sur le sens du travail : https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/action-publique-recherche-pratiques
- OCDE, Réforme économique 2017. Objectifs croissance, 2017, Éditions OCDE, p. 243-246 (https://www.oecd.org/fr/economie/croissance/Objectif-croissance-Islande-2017.pdf).
- OCDE, Comment va la vie ? Mesurer le bien-être, 2015, Éditions OCDE.
- Kjartansdóttir F. I., Kjartansdóttir H. S. et Magnúsdóttir M., Mér finnst þetta bara auka lífsgæði, það er alveg klárt mál, 2018, Université d’Akureyri (https://skemman.is/bitstream/1946/31025/1/BA_ritgerd_lokautgafa.pdf).
- Bosch G. et Lehndorff S., “Working-Time Reduction and Employment : Experiences in Europe and Economic Policy Recommendations”, Cambridge Journal of Economics 2021, no 25, p. 209-243.
- Åkerstedt T., Olsson B., Ingre M., Holmgren Caicedo M. et Kecklund G., “A 6-hour Working Day-Effects on Health and Well-Being”, Journal of Human Ergology 2002, no 30 (1-2), p. 197-202.
- Sonnentag S., Mojza E. J., Binnewies C. et Scholl A., “Being Engaged at Work and Detached at Home : A Week-Level Study on Work Engagement, Psychological Detachment, and Affect”, Work & Stress 2008, p. 257-276.
- Kjartansdóttir F. I., Kjartansdóttir H. S. et Magnúsdóttir M., Mér finnst þetta bara auka lífsgæði, það er alveg klárt mál, op. cit.
- Madeline B. et Rodier A., « La semaine de quatre jours fait son chemin en France, entre bien-être des salariés et attractivité des entreprises », Le Monde 29 mai 2023.