Revue
Au-delà des frontièresMaintien de l’ordre par consentement : comment le Royaume-Uni a-t-il réconcilié policiers et citoyens ?

Alors que les polices de nombreux pays du monde cherchent l’équilibre dans l’utilisation de la force pour le maintien de l’ordre, tâtonnant quelque part entre « actions nécessaires » et « pratiques excessives », provoquant troubles sociaux et raciaux, détériorant les relations entre la police et les communautés, le Royaume-Uni développe son modèle alternatif basé sur la relation entre le policier et le citoyen.
Ce sont neuf principes imprimés sur un polycopié au milieu des instructions générales distribuées à chaque nouvel agent de police britannique depuis près de deux siècles. Neuf phrases auxquelles, sans doute, ils n’ont pas prêté une grande attention sur le moment. Neuf formules un peu grandiloquentes dans lesquelles se côtoient des grands mots qui sonnent creux. Pourtant, ce sont les fondations solides d’une méthode de maintien de l’ordre dont l’efficacité pratique et politique l’a fait connaître à travers le monde entier. « Policing by consent », comme on dit de ce côté de la Manche, c’est-à-dire le maintien de l’ordre par consentement.
Une philosophie « unique dans l’histoire et dans le monde entier », selon le célèbre historien de la police Charles Reith. Une philosophie qui a fait ses preuves en Grande-Bretagne « parce qu’elle ne découle pas de la peur, mais presque exclusivement de la coopération du public avec la police, induite par elle de manière délibérée par un comportement qui lui assure et maintient l’approbation, le respect et l’affection du public ». Une philosophie connue sous le nom des « 9 principes du maintien de l’ordre de Robert Peel », bien qu’il n’existe aucune preuve d’un lien quelconque entre ce Premier ministre britannique du xixe siècle et ces principes, qui ont probablement été élaborés par les premiers commissaires de police de la métropole, Charles Rowan et Richard Mayne.
Mais que contient cette bible policière ? En résumé, une idée simple : le pouvoir de la police dépend de l’acceptation de son existence par le public. On y lit notamment que les policiers sont « des citoyens payés pour prêter une attention constante à ce que les devoirs qui incombent à tous, dans l’intérêt du bien-être de la communauté, soient respectés ». Si possible sans utilisation de la force et sans sanction, principalement par la prévention. « Obtenir et maintenir le respect du public » est un élément clé qui permet à la police britannique de remplir sa mission en s’appuyant sur la « coopération volontaire du public », laquelle « diminue proportionnellement la nécessité de recourir à la force physique et à la contrainte ». La police doit donc « rechercher et conserver la faveur du public », lit-on encore, par exemple « en offrant volontiers un service individuel et de l’amitié à tous les membres du public sans tenir compte de leur richesse ou de leur statut social, en faisant preuve de courtoisie et de bonne humeur amicale ». L’utilisation de la force n’intervient qu’en dernier recours, toujours au « degré minimum nécessaire ». Le dernier principe souligne d’ailleurs que l’efficacité de la police se mesure à « l’absence de crime et de désordre » et non aux « preuves visibles de l’action de la police pour y faire face ».
Marchant dans les rues anglaises, écossaises ou galloises, vous serez sans doute frappés par ce détail qui en réalité n’en est pas un : rares sont les policiers qui portent une arme à feu à la ceinture. Et pour cause : ils ne sont que 5 % à disposer de l’accréditation nécessaire (9 % pour le taser).
Une formation longue, des échelons obligatoires
Loin de n’être qu’une série de principes symboliques, cette philosophie particulière s’applique très concrètement dans le maintien de l’ordre britannique. Avec trois éléments majeurs : une formation longue, très peu d’armes, une transparence accrue.
Là où un Français peut devenir adjoint de sécurité dans la police nationale sans aucun diplôme après une formation de trois mois (comme le raconte Valentin Gendrot dans son livre Flic. Un journaliste a infiltré la police1), une formation de trois ans minimum est obligatoire pour intégrer la police au Royaume-Uni, et l’équivalent d’un master est requis à partir d’un certain grade (une formation dans des universités partenaires est possible pour ceux qui n’ont pas pu financer leurs études avant leur entrée dans la police). Notons qu’avant même l’entrée en vigueur de cette règle, les statistiques faisaient état de 40 % des policiers avec au moins un level 6 degree, l’équivalent d’une licence ou d’un bachelor. En outre, chaque agent passe forcément par le grade le plus bas – on ne peut passer au grade 2 qu’après deux ans de grade 1, et ainsi de suite jusqu’aux grades les plus élevés. Theresa May a travaillé pour changer cette règle, mais n’a pu que l’assouplir légèrement. Conséquence : n’importe quel inspecteur en chef, ou presque, a patrouillé à vélo dans les rues de la ville pendant un certain nombre d’années… Une connaissance du terrain donc, mais aussi du lien quotidien concret avec les citoyens.
5 % des policiers ont une arme à feu, 9 % un taser
Marchant dans les rues anglaises, écossaises ou galloises, vous serez sans doute frappés par ce détail qui en réalité n’en est pas un : rares sont les policiers qui portent une arme à feu à la ceinture. Et pour cause : ils ne sont que 5 % à disposer de l’accréditation nécessaire (9 % pour le taser). Si le débat revient cycliquement, notamment lorsqu’un officier est tué en service, il est systématiquement et rapidement balayé, 80 % des syndicats de police étant contre le port de l’arme. Cette méfiance à l’égard des armes est certes l’héritage des traumatismes des interventions militaires du xixe siècle –exemplairement le massacre de Peterloo en 1819, lorsqu’une manœuvre de la cavalerie a fait 15 morts et 650 blessés dans une manifestation pacifique2 – mais aussi une conviction forte de la majorité des policiers eux-mêmes, convaincue que le port quotidien de l’arme déséquilibrerait leurs relations avec le public, et remettrait donc en cause les fameux principes du maintien de l’ordre par consentement.
C’est d’ailleurs en vertu de ce principe que la police britannique, dans sa quête perpétuelle du respect et de l’approbation des citoyens, travaille à une transparence qui n’a pas d’égale. L’utilisation de la force, par exemple, est obligatoirement enregistrée. On sait ainsi qu’en 2023, les tasers ont été déployés 6 269 fois et déclenchés à 1 630 reprises. Dans sa lutte contre le racisme et le sexisme, l’institution suit de près la diversité de ses effectifs, et les statistiques (basées sur les déclarations volontaires et non obligatoires des agents) sont accessibles en ligne. Autre exemple, et pas des moindres, l’équivalent de notre inspection générale de la police nationale (IGPN) (la « police des polices ») a été externalisé pour lui assurer une plus grande indépendance. Si son directeur est nommé par le home office (équivalent du ministère de l’Intérieur), ni lui ni aucun membre de l’organisation ne peut avoir travaillé dans la police ou avoir eu des responsabilités politiques auparavant. Par ailleurs, les rapports mensuels sur les enquêtes en cours sont consultables par tout citoyen, tout comme les conclusions définitives. Après chaque enquête ayant mené à une sanction, des recommandations sont transmises aux services de police, et là encore elles sont accessibles via le site Internet.
Confiance en baisse, rémunération en question
Si elle est souvent citée en exemple, à tel point que les leaders de la police américaine viennent régulièrement se former en Écosse, la police britannique reste à parfaire. Son modèle vertueux, qui repose sur l’adhésion du public, souffre d’une baisse de la confiance des citoyens depuis vingt ans. Le métier, s’il est globalement apprécié et respecté par la population, est l’un des moins bien rémunérés du pays. Enfin, ses corps n’échappent pas aux questionnements racistes qui traversent les forces de l’ordre de nombreux pays. À la différence près que le Royaume-Uni a de son propre chef commandé, dans les années 1990, au moment de l’affaire dite « Stephen Lawrence » 3, un rapport interne, qui conclut que la force policière est « institutionnellement raciste ». Un rapport aujourd’hui encore considéré comme un tournant de l’histoire de la police britannique, qui a mené à des condamnations et à des réformes importantes dans le recrutement et la formation des policiers.
Si elle est souvent citée en exemple, à tel point que les leaders de la police américaine viennent régulièrement se former en Écosse, la police britannique reste à parfaire. Son modèle vertueux, qui repose sur l’adhésion du public, souffre d’une baisse de la confiance des citoyens depuis vingt ans.
Avec toujours cette ligne de conduite, donc, cette philosophie qui pose le respect et l’acceptation par la population de sa police comme un moyen pour cette dernière de remplir sa mission sans violence. Quand presque partout ailleurs, c’est l’inverse. La violence comme moyen d’obtenir le respect. Sans que l’on se pose la question, ou si peu. En niant les faits même, parfois. Un obstacle avant l’obstacle. Car pour s’engager dans une réforme institutionnelle – même sans changement général de l’ordre social – encore faut-il en admettre l’utilité. Ce serait un premier pas pour la police française, comme pour de nombreuses autres. Reconnaître le problème, avant de s’y attaquer.
- Gendrot V., Flic. Un journaliste a infiltré la police, 2020, Éditions de la goutte d’or.
- « Le massacre de Peterloo (ou bataille de Peterloo) eut lieu le 16 août 1819 sur le terrain de Saint Peter’s Fields à Manchester en Angleterre (Royaume-Uni) lorsque la cavalerie chargea une manifestation pacifique de 60 000 à 80 000 personnes rassemblées pour demander une réforme de la représentation parlementaire » (Wikipedia).
- « L’affaire Stephen Lawrence fait suite au meurtre d’un jeune Noir britannique de 18 ans tué le 22 avril 1993 lors d’une agression pendant qu’il attendait un autobus. Cet homicide devint une cause célèbre et l’un des meurtres raciaux les plus en vue dans l’histoire du Royaume-Uni. Il a amené de profonds changements culturels dans l’attitude vis-à-vis du racisme, notamment dans les forces de police, et des modifications importantes de la législation et des pratiques policières » (Wikipedia).