À Gênes, la nouvelle vie des biens mal acquis

Gênes
Dans le quartier de la Maddalena à Gênes, au quatrième étage d'un immeuble, une plaque de verre accrochée à la porte annonce la Casa Maddalena : « Bien confisqué à la criminalité et restitué à la collectivité ». L’Italie permet depuis le milieu des années 1990 que des appartements, maisons, entrepôts, ou entreprises confisqués définitivement puissent être utilisés à des fins sociales.
©Victor Le Boisselier
Le 8 juillet 2025

Dans la ville italienne, les biens confisqués à la criminalité organisée ont été redonnés à la collectivité et une partie transformée en logement social et solidaire. Un exemple que commence à suivre la France, dont le dispositif se met progressivement en place.

C’est une ruelle étroite et sombre comme il y en a beaucoup à Gênes. Ce vicolo du quartier de la Maddalena n’a, à première vue, rien de particulier à offrir. En s’engouffrant dans la pénombre, on découvre pourtant trois biens confisqués à la criminalité organisée et réutilisés à des fins sociales. D’abord, un garage à vélo. Puis, la Casa dei papà, une maison accueillant des parents séparés en proie à la marginalisation. Enfin, au quatrième étage d’un des bâtiments, au bout d’un escalier exigu, une plaque de verre accrochée à la porte annonce la Casa Maddalena : « Bien confisqué à la criminalité et restitué à la collectivité ».

« On l’a inaugurée le 19 mars 2025 », replace avec une certaine fierté Marco Bracco, volontaire pour la Veneranda Compagnia di Misericordia. Cette association, en charge de l’appartement, accompagne les détenus et leur famille depuis le xve siècle. Marco Bracco fait défiler des photos sur son téléphone. On y voit un appartement en piteux état dont le sol est jonché de gravats. « Avant d’être confisqué à ses propriétaires, il était sûrement loué à des migrants malgré son insalubrité », croit savoir le bénévole.

Des biens immobiliers confisqués à la criminalité organisée

Aujourd’hui, seul un vieil évier en marbre rappelle son état passé. Dans ce quatre pièces, le mobilier est neuf, les murs à peine repeints. Un crucifix veille sur un grand écran plat. Il aura fallu près d’un an et demi pour réaliser les travaux. Des détenus effectuant des peines aménagées devraient s’y installer dans les prochaines semaines et bénéficier d’un accompagnement en vue de leur libération. La Casa Maddalena n’est pas un cas isolé. À Gênes, des biens mal acquis sont devenus des hébergements solidaires, des garages à vélo ou des ateliers de réparation, un escape game, des lieux associatifs, etc. La ville compte 68 biens confisqués à la criminalité organisée réutilisés à des fins sociales, dont 57 sont en activité. Des lieux dédiés à la prostitution, au deal ou à d’autres trafics sont rendus à la société civile et permettent à des organisations de profiter d’espaces à moindre coût.

L’Italie permet depuis le milieu des années 1990 que des appartements, maisons, entrepôts, ou entreprises confisqués définitivement puissent être utilisés à des fins sociales. Plus de 20 000 biens ont depuis été confiés à des services de l’État, à des collectivités territoriales, à des associations, fondations, paroisses. Une villa saisie à un mafieux peut devenir un commissariat, un commerce utilisé pour des activités illégales être transformé en maison de quartier.

Non loin de la Casa Maddalena, l’association Pas à Pas a, par exemple, installé son siège dans un pas-de-porte confisqué à la famille Canfarotta. Quand on parle de biens confisqués à Gênes, ce nom revient inlassablement dans les discussions. Proxénètes et marchands de sommeil notoires, cette famille sicilienne installée en Ligurie dans les années 1970 s’est finalement fait rattraper par la justice. Le nombre de leurs propriétés destinées à un usage social se compte en dizaines.

L’Italie permet depuis le milieu des années 1990 que des appartements, maisons, entrepôts, ou entreprises confisqués définitivement puissent être utilisés à des fins sociales.

Là où la famille entreposait illégalement des déchets liés au secteur de la construction sont aujourd’hui donnés des cours de langue. Des exilés y apprennent l’italien et dispensent à leur tour des leçons de langue étrangère. Et les passages fréquents des anciens propriétaires en guise d’intimidation n’ont pas empêché l’activité de perdurer.

Comme pour la Casa Maddalena, les nouveaux occupants des lieux aiment raconter l’état de délabrement dans lequel le bien a été laissé. Et retracer le combat nécessaire pour réhabiliter ces lieux. « L’état était désastreux, il n’y avait pas de porte derrière le rideau de fer, il n’y avait pas d’électricité », raconte Michela Tirone, présidente de Pas à Pas, avant de préciser : « Nous avons fait tous les travaux nous-mêmes. » Une récolte de fonds de 5 000 euros a notamment été nécessaire pour la restructuration du lieu. Preuve que, malgré l’avantage logistique du dispositif, l’implication de ses bénéficiaires n’est pas à sous-estimer.

Depuis 2021, la commune de Gênes participe au financement des travaux. Si les associations obtiennent la gestion des biens pour plusieurs années, ces derniers restent toutefois inscrits au patrimoine inaliénable de la commune qui reste donc propriétaire. Dans l’exemple génois, la municipalité a également créé un observatoire pour monitorer ces lieux.

Mais si la ville se démarque, c’est également par la proportion de biens confisqués destinés au « social housing », le logement social et solidaire. Près de quatre biens confisqués sur dix sont concernés selon les chiffres donnés par la commune fin 2024. Au pied de l’un d’entre eux, Daniele et Hamali expliquent le travail de la coopérative Il Melograno pour laquelle ils œuvrent. Ils racontent comment ces appartements confisqués permettent l’hébergement d’usagers en quête de rebond après des parcours cabossés.

Le modèle italien, une source d’inspiration pour la France ?

Face à eux, une délégation de Français écoute attentivement, prend des notes. Tous sont issus du milieu du logement social. Ils sont représentants d’associations, de foncières solidaires, du milieu HLM, d’agence étatique, etc. Sous le patronage de Crim’HALT, association de lutte contre le crime organisé et principale promotrice de la réutilisation sociale des biens confisqués en France, ils viennent observer le modèle italien. Au cours de leur visite, les débats naissent sur le modèle à suivre en termes d’hébergement, des questions sont posées sur la nature des baux, des réflexions sont exprimées sur le droit à percevoir ou non un loyer, etc. Si l’intérêt est important, c’est parce que le dispositif se développe progressivement en France. Depuis 2021, des associations, des fondations ou des foncières solidaires peuvent effectivement obtenir la gestion d’un bien confisqué pour un loyer symbolique. Huit exemples ont déjà essaimé dans l’Hexagone comme dans les territoires d’outre-mer. Il s’agit pour l’instant principalement de logements pour un public vulnérable ou marginalisé, avec toujours le même objectif : que les projets de réaffectation soient en lien avec l’infraction commise par le criminel. Près de Dunkerque, par exemple, un immeuble ôté à un marchand de sommeil est converti en logement social d’insertion.

Loin des standards italiens, l’exemple français souffre encore de plusieurs freins. Les conditions d’attribution sociale restent encore assez strictes. La vente des biens est également privilégiée dans une grande majorité des cas. Celle-ci sert notamment à indemniser les victimes lorsque cela est nécessaire, à rembourser les crédits contractés pour l’achat des biens, mais aussi à renflouer les caisses de l’État. Preuve de ces manquements, la loi permet depuis 20241 d’attribuer les biens également aux collectivités territoriales, mais le décret d’application n’a toujours pas été publié (lire l’interview). Néanmoins, les chiffres sont à la hausse. En dix ans, le nombre de biens confisqués a été multiplié par dix et les mécanismes juridiques permettant la confiscation continuent de s’élargir, si bien que le dispositif avance petit à petit : à la fin de l’année 2025, onze biens confisqués devraient avoir un usage social.

Arnaud de Laguiche
« C’est un dispositif plein de sens. »

Magistrat, spécialiste notamment de la lutte contre la délinquance financière, Arnaud de Laguiche est chef du département immobilier à l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Il donne quelques précisions sur le développement de l’usage social des biens confisqués en France et la place des collectivités territoriales dans le dispositif.

Vous revenez d’un voyage à Gênes, quelles grandes différences observez-vous entre le modèle français et le dispositif italien ?

Ce qui m’a intéressé, c’est le volume des biens confisqués faisant l’objet d’un usage social. Rien qu’à Gênes, le volume est très important par rapport au nôtre. Il y a également une grande variété des structures et des projets accueillis. On trouve de l’hébergement classique assez similaire à ce qui existe en France, comme des locaux associatifs traitant de thématiques particulières, tels les soins palliatifs ou l’instruction de publics défavorisés. Je retiens aussi la visibilité de ces locaux, dans le centre historique avec un affichage très expressif, ainsi que la plus grande souplesse dans la mise en œuvre du dispositif.

Dans le dispositif italien, quel est le rôle des collectivités territoriales ?

Elles sont davantage impliquées dans le dispositif. En France, l’Agrasc publie les appels à manifestation d’intérêt et interagit directement avec les candidats. Il n’y a donc pas d’intermédiation avec les collectivités territoriales. En Italie, où le bien rejoint le patrimoine inaliénable de la collectivité, il y a un transfert de propriété de l’État vers cette dernière. C’est une philosophie différente, moins jacobine.

Justement, les collectivités territoriales devraient bientôt profiter du dispositif également en France…

Suite à des demandes de leur part, une loi adoptée en 20242 permet aux collectivités de bénéficier elles aussi du dispositif. Le ministère de la Justice et celui des Comptes publics n’ont pas encore publié le décret d’application. L’instabilité gouvernementale a retardé sa publication, mais il y a des discussions encourageantes sur ce sujet.

Concrètement, comment cela va-t-il se passer ?

Le décret définira exactement le régime juridique applicable à la mise à disposition de biens immobiliers confisqués au bénéfice des collectivités territoriales. Elles devraient pouvoir répondre aux appels à manifestation d’intérêt au même titre que les fondations, associations et foncières solidaires. Il serait souhaitable que les collectivités territoriales puissent déléguer la gestion du bien à des associations, tant que cela reste dans le cadre légal de mise à disposition des biens confisqués : que le projet soit lié à un usage social, solidaire, humanitaire, éducatif ou sportif.

À l’instar de l’exemple italien, y’aura-t-il une relation privilégiée avec les collectivités ?

Sans décret, nous ne savons pas, par exemple, si une primauté est prévue. Mais quand l’Agrasc publie un appel à manifestation d’intérêt, nous pouvons déjà les consulter et demander leur avis sur les projets présentés. Nous n’avons pas la connaissance fine du territoire qu’ont les collectivités, nous pouvons donc les interroger et prendre en compte leurs réponses.

Comment voyez-vous l’évolution de l’affectation sociale des biens en France ?

Nous espérons en effectuer quatre cette année, puis cinq ou six par an. L’Agrasc est en tout cas très investie pour avancer sur ce dispositif. On y trouve beaucoup de sens. Il nous invite à nouer des partenariats avec la société civile. Surtout, l’attribution sociale donne à voir un sens positif de la peine pour les citoyens, qui constatent l’action des services de police et de justice. Vendre un bien confisqué est nécessaire, car il permet de financer des écoles, les hôpitaux, etc. Mais l’affectation sociale donne un aspect concret, visible et opérationnel à notre action qui est très satisfaisant.

  1. L. no 2024-582, 24 juin 2024, améliorant l’efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.
  2. Ibid.
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