Revue
DossierChristian Bason : du pilotage des missions au leadership d’écosystèmes
Comment se passe concrètement le pilotage d’une mission ? Qu’est-ce que ça implique en termes de réorganisation, mais aussi de gouvernance ? Des compétences spécifiques sont-elles nécessaires ? Entretien sur ces questions avec Christian Bason, ex-MindLab1. Depuis une dizaine d’années, il s’est progressivement converti aux missions après l’avoir expérimenté une première fois à la tête du Danish Design Center (DDC), le centre de promotion danois du design.
Biographie de Christian Bason
Christian Bason est cofondateur de Transition Collective, professeur adjoint à l’université de technologie de Sydney et leader en résidence à la Copenhagen Business School. De 2014 à 2023, il a dirigé le Danish Design Center. Auparavant, il était directeur de MindLab, l’équipe d’innovation du gouvernement danois, et directeur commercial chez Ramboll, un groupe de conseil international. il est l’auteur et le coauteur de neuf livres, dont Expand : Stretching the Future by Design, Leading Public Sector Innovation : Co-creating for a Better Society et The Organization Was Set Free and the Leadership had to be Rediscovered2. Christian est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’université d’Aarhus et d’un doctorat de la Copenhagen Business School. Il vit avec sa famille à Sorgenfri, au nord de Copenhague.
L’enjeu pour nous était tout autant stratégique – nous mettre soudainement à traiter des enjeux larges, complexes et à long terme, plutôt que de répondre à toutes les demandes en mode one shot.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux missions ?
En 2012, j’ai présidé un groupe d’experts européens chargé de produire des recommandations sur l’innovation dans le secteur public. C’est là que j’ai rencontré Mariana Mazzucato qui en faisait partie. Elle venait de publier L’État entrepreneur3. Nos visions étaient complémentaires : elle portait la vision d’un État capable de réorienter l’innovation économique et industrielle, tandis que je portais davantage l’idée de l’innovation au sein de l’État. Nous sommes restés en contact, et, à partir du moment où elle a créé son institut, la notion de mission est devenue plus explicite et codifiée ; il devenait possible de s’en inspirer.
Comment l’avez-vous appliquée au sein du Centre danois du design ?
Tout a commencé autour de 2020, lorsque nous avons voulu recentrer le projet de l’agence autour d’un design soutenable plutôt qu’un design conçu pour soutenir la croissance industrielle. J’ai proposé de réorganiser totalement la stratégie de l’agence autour de trois missions : l’une autour de la santé mentale des jeunes, la seconde sur l’économie circulaire, la troisième sur l’éthique dans la conception numérique.
La mission du Danish Design Center :
rendre « irrésistible » la société
de l’économie circulaire en dix ans
Pour concrétiser la mission consacrée à l’économie circulaire, le Centre Danois du Design a soutenu une myriade de micro-projets servant à « exemplifier le futur », construire un ensemble d’expériences qui montrent une direction, bâtir un univers autour de ces exemples et se demander collectivement ce qui manquait pour les faire advenir. Le programme avait été retenu par la Commission européenne dans le cadre de l’appel à candidatures pour un « nouveau Bauhaus européen ». Christian Bason a quitté le DDC en 2023 et la nouvelle direction a changé de stratégie.
Qu’est-ce que ça a concrètement changé au sein de l’agence ?
L’enjeu pour nous était tout autant stratégique – nous mettre soudainement à traiter des enjeux larges, complexes et à long terme, plutôt que de répondre à toutes les demandes en mode one shot – et nous réorganiser de manière à nous ouvrir à de nombreux partenaires publics et privés pour y parvenir, transformer notre marketing en fonction de ça, etc. En fait, notre nouvelle stratégie s’est organisée autour plusieurs cercles concentriques : au cœur, l’horizon d’un design créateur de valeur pour la société ; dans un second cercle, nos trois missions comme moyen de le concrétiser ; enfin, dans le troisième, toute une série de transformations à opérer sur notre management, notre modèle économique, notre organisation interne, notre communication, etc.
Comment l’équipe a-t-elle perçu ces changements ?
L’équipe a été réorganisée selon ce que nous avons appelé une « development arena », c’est-à-dire un nouveau cadre dans laquelle les personnes se sont regroupées par mission, se sont formées à tout ce qui constitue la conduite de mission : savoir animer des portefeuilles de projets orientés missions, construire des partenariats, etc. Certains ont préféré quitter l’agence assez vite, mais la plupart ont bien adhéré à cette nouvelle approche.
L’équipe a été réorganisée selon une « development arena », c’est-à-dire un nouveau cadre dans laquelle les personnes se sont regroupées par mission, se sont formées à tout ce qui constitue la conduite de mission.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans les missions que vous avez pu observer depuis ?
L’un des sujets critiques est, selon moi, l’importance d’adopter une gouvernance totalement différente des projets classiques. En 2021, j’ai participé à un état de l’art sur les missions pour le compte de l’Observatoire pour l’innovation dans le secteur public-Organisation de coopération et de développement économiques (OPSI-OCDE), ainsi qu’à une enquête pour le gouvernement danois qui était sur le point de lancer quatre missions dans le champ de la transition écologique (sur l’entrepreneuriat social, la capture du carbone, le carburant vert, et le système alimentaire). La question de la gouvernance a été très vite évacuée.
Comment cela s’est-il manifesté concrètement ?
Dans le cas danois, ma première impression est que le Gouvernement a trop misé sur les leviers classiques des institutions : lancer des appels à projets, bâtir des feuilles de route, fixer des indicateurs de performance, etc. En réalité, les missions appellent des approches plus génératives et plus itératives. Elles ont besoin d’être pilotées à partir de questions de recherche, de démarches d’apprentissage plus systémiques, plutôt qu’à partir d’objectifs gravés dans le marbre. Une autre difficulté tient au financement, en particulier quand ceux qui financent (l’État notamment) sont aussi ceux qui décident de l’affectation de ces financements. Dans une mission, ces questions doivent de préférence être gérées de façon distincte.
Ce qu’il faudrait faire, c’est « libérer » radicalement nos collègues au sein des collectivités et administrations : il faut leur octroyer le droit et les moyens de travailler sans entrave avec des tiers, et ce, sans qu’un directeur se tienne au milieu.
Quels conseils donneriez-vous en termes de style de management, d’organisation, de leadership ?
Il faut d’abord admettre que les organisations en silo ne sont actuellement pas adaptées pour ce type de projet complexe. Ce qu’il faudrait faire, c’est « libérer » radicalement nos collègues au sein des collectivités et administrations : il faut leur octroyer le droit et les moyens de travailler sans entrave avec des tiers, et ce, sans qu’un directeur se tienne au milieu. Il faut leur accorder de la souplesse, de la mobilité. En ce moment, nous travaillons avec une fondation qui souhaite se réorganiser en missions. Ils ont démarré de façon classique, en nommant des directeurs sur chaque mission. Et déjà ils sentent que quelque chose cloche, qu’il faudrait s’inscrire dans une approche plus transversale, plus ancrée sur le terrain, plus fluide, etc. Les missions ne concernent pas seulement chacune des structures impliquées, mais l’organisation du lien entre elles. Le Danemark a choisi de nommer un « ministre des Missions ». 25 % du budget qu’il porte vient d’une fondation privée, et une grosse partie des missions se joue à l’échelle de partenariats locaux. Sera-t-il un silo de plus ou réussira-t-il à être la bonne interface entre tous les partenaires ? La suite le dira…
Une mission implique-t-elle nécessairement la création d’une structure porteuse ?
Ce n’est certes pas obligatoire, mais, pour l’instant, je constate que c’est le plus prometteur. Je m’appuie notamment sur l’expérience d’une mission danoise appelée « Decoupling 2030 ». L’objectif est qu’en huit ans, 4 000 petites et moyennes entreprises industrielles danoises se lancent dans l’économie circulaire. Il a été décidé de créer une association sans but lucratif, chargée de porter la mission. Les adhérents sont les acteurs du secteur (institut des technologies, fondation des industries danoises, une agence régionale de l’innovation, des fondations, etc.). La gestion des fonds est distincte de ceux qui décident de son affectation, il y a un secrétariat permanent, un board élu, des experts qui le conseillent, des programmes et des projets qui en découlent, etc. Je trouve cette organisation efficace et démocratique. J’ai la même expérience avec une mission suédoise « Impact Innovation 2030 ». Quand on m’a proposé d’y participer, j’ai dû me présenter et me faire élire, je trouve ça plutôt démocratique et sain.
Le Danemark a choisi de nommer un « ministre des Missions ». 25 % du budget qu’il porte vient d’une fondation privée, et une grosse partie des missions se joue à l’échelle de partenariats locaux.
Existe-t-il un profil idéal pour piloter des missions, selon vous ?
Il y a quelque temps, à la demande d’une fondation américaine, j’ai essayé de dresser un profil de poste. D’après mon expérience, le responsable de mission devrait présenter ce type de compétences :
- une formation universitaire en sciences sociales ou humaines ;
- au moins cinq ans d’expérience professionnelle ;
- une solide expérience en gestion de projets ou de programmes ;
- une expérience en stratégie, élaboration et/ou analyse de politiques, évaluation et apprentissage ;
- une connaissance approfondie du domaine concerné ;
- la capacité à manager et à gérer des recherches externes (contribution universitaire, conseil) ;
- la capacité à communiquer clairement ;
- des compétences organisationnelles et capacités à soutenir des processus décisionnels rapides ;
- des compétences relationnelles et de gestion des parties prenantes.
Rétrospectivement, je pense que j’étais un peu optimiste sur le critère de l’expérience. Cinq ans ne suffisent pas. Dans une mission récente, nous avons vu partir au bout de deux mois la personne recrutée. Même si je crois profondément à la jeunesse, j’ai réalisé qu’il fallait avoir traversé une carrière professionnelle suffisante et avoir plusieurs expériences différentes avant de prendre ce poste, notamment pour toute la dimension partenariale.
Je porte en ce moment l’idée d’un « leadership d’écosystèmes », pour qualifier le type de management qui permettrait de mieux naviguer dans la complexité et de miser davantage sur la coopération.
Comment aborder ces enjeux avec la nouvelle génération de cadres du secteur public ?
Il faut leur parler des missions, mais il faut aller au-delà. Dans le contexte de bouleversement que nous vivons, ma conviction est qu’il faut transformer radicalement le type de management appliqué dans le secteur public. Je porte en ce moment l’idée d’un « leadership d’écosystèmes », pour qualifier le type de management qui permettrait de mieux naviguer dans la complexité et de miser davantage sur la coopération. La notion de leadership est floue, mais elle me paraît cruciale, et j’ai essayé de donner ma propre définition (voir encadré), à l’opposé de la culture de nouvelle gestion publique.
À la demande du centre du leadership de la Business School de Copenhague, j’ai récemment organisé un séminaire de travail avec des cadres venus de tous horizons, publics et privés. À l’arrivée, tous dessinent un changement de paradigme du leadership attendu, à la fois plus ambitieux dans ses objectifs de transformation et plus humble dans sa réalisation. C’est une nouvelle philosophie qui appelle des stratégies plus itératives, davantage fondées sur l’expérimentation, l’apprentissage et la réflexivité, des coopérations externes beaucoup plus larges qu’aujourd’hui, mais aussi le respect de la différence ou encore une meilleure conscience de nos vulnérabilités.
Qu’est-ce que le leadership ?
Pour Christian Bason, « le leadership est un processus par lequel une ou plusieurs personnes motivent une ou plusieurs autres personnes à contribuer à la réalisation d’objectifs collectifs (sous quelque forme que ce soit) en façonnant les croyances, les valeurs et la compréhension dans un contexte donné, plutôt qu’en exerçant un contrôle comportemental par la carotte et le bâton. »
- MindLab était un laboratoire d’innovation public danois pionnier, fondé en 2002, qui collaborait avec plusieurs ministères pour co-concevoir des politiques et services en impliquant citoyens et entreprises. Utilisant des méthodes de design thinking et d’ethnographie, il a inspiré de nombreux laboratoires similaires à travers le monde avant sa fermeture en 2018.
- Bason C., Leading Public Sector Innovation : Co-creating for a Better Society, 2018, Policy Press ; Expand : Stretching the Future by Design, 2022, Matt Holt Books ; et avec Kundsen S., The Organization Was Set Free and the Leadership had to be Rediscovered, 2023, Content Publishing.
- Mazzucato M., L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, 2013, Fayard. L’ouvrage déconstruit le mythe selon lequel l’État serait inefficace et que l’innovation proviendrait uniquement du secteur privé. L’auteure démontre que des institutions publiques, telles que DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) une agence du département de la Défense des États-Unis, créée en 1958 après le lancement du Spoutnik par l’URSS, ont joué un rôle central dans le financement et la stimulation de nombreuses innovations majeures, comme l’Internet ou le GPS.