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DossierThomas Delahais : «Les programmes d’innovation ne sont pas suffisamment considérés comme des politiques publiques à part entière»
Thomas Delahais, évaluateur et spécialiste de l’évaluation d’impact, a co-fondé en 2013 Quadrant Conseil, une société coopérative et participative (SCOP) spécialisée dans l’évaluation et la conception des politiques publiques.
Nous sommes frappés par le nombre et la diversité des programmes d’innovation et/ou d’expérimentation lancés ces dernières années, portés par tout type d’opérateurs : l’État, ses agences, mais aussi des collectivités, des fondations, des associations, etc. À partir des recherches et des évaluations que vous avez pu mener, comment qualifieriez-vous ce phénomène ? À quoi correspond-il, selon vous ? Peut-on le situer dans l’histoire récente de l’innovation publique ou de la réforme de l’État ?
Il faut distinguer les programmes d’innovation et ceux d’expérimentation. Les programmes d’innovation ne sont pas si récents. Sans remonter trop loin, on peut penser à la dimension fondatrice de la politique de la ville comme programme d’innovation. L’évaluation dite « à la française », dans les années 1990, peut aussi être considérée comme un programme d’innovation « par le terrain ». En revanche, les programmes d’expérimentation arrivent véritablement dans les années 2000 comme une modalité particulière de l’action publique, la volonté d’essayer des choses nouvelles en conditions contrôlées pour en tirer des leçons sur « ce qui marche ».
Ce recours à l’expérimentation et à l’innovation représente une inflexion dans un modèle très important au sein de l’administration française, qui est celui de la logique déductive et de l’évaluation ex ante, dans laquelle on construit théoriquement la meilleure solution possible pour ensuite l’appliquer partout de la même façon. Avec les programmes d’expérimentation, on entre dans l’idée qu’il faut tester avant de déployer ; que toutes les idées peuvent être testées, et que l’important est de les évaluer « objectivement », à travers une démarche empirique et systématique. C’est le modèle de la société expérimentale, qui est plus un modèle américain (Campbell), qu’on met en place, mais qui ne se substitue pas vraiment, qui vient en parallèle. L’enjeu alors, pour l’État ou d’autres administrations, est de créer les conditions pour innover et d’apprendre de ces programmes. C’est d’ailleurs là que le bât blesse.
Thomas Delahais
Thomas Delahais est évaluateur de politiques publiques depuis plus de vingt ans, d’abord au sein du cabinet Euréval-C3E puis de la SCOP Quadrant Conseil, dont il est un des cofondateurs. À ce titre, il évalue des politiques publiques en France et à l’international, notamment sur le champ des transitions écologiques et sociales. Il accompagne et forme les acteurs publics pour mener des évaluations plus pertinentes et plus utiles, notamment à l’aune des transitions en cours et des incertitudes très fortes qu’elles génèrent. Thomas Delahais est spécialiste des approches d’évaluation dites « basées sur la théorie », et notamment de l’analyse de contribution, une approche d’évaluation impact conçue pour les politiques complexes. Son dernier ouvrage publié est Theories of Change in Reality (2024, Routledge).
Tous ces programmes requièrent une ingénierie très particulière, tout autant dans leur dimension proprement expérimentale que dans leurs aspects logistiques, administratifs, ou encore de gouvernance. Dans votre expérience, quels sont les points névralgiques et les zones de fragilité auxquels les opérateurs de tels programmes doivent être particulièrement attentifs ? Pensez-vous à des pratiques qui les inspirent ? Que nous disent aujourd’hui les sciences de gestion et les sciences sociales, qui pourraient être utiles aux concepteurs de programmes ?
À un niveau très général, j’ai souvent l’impression que ces programmes d’innovation ne sont pas, justement, suffisamment considérés comme des politiques publiques à part entière. C’est-à-dire qu’on ne sait pas à quoi ils doivent servir ou à quoi ils doivent aboutir, comment les innovations doivent être menées pour contribuer à certains résultats, quelle est la suite, etc. Certains de ces programmes peuvent être vus comme du « saupoudrage » financier classique, mais enrobé dans de l’innovation ! Or, cela fragilise potentiellement les structures porteuses, qui doivent aller d’un financement d’expérimentation à une autre, sans trop de chance que cela aboutisse à un soutien plus important, à une généralisation ou autre.
Les technologies utilisées sont souvent très « classiques », par exemple dans les appels à projets (je pense à la thèse de Charlotte Dudignac2, qui le démontre bien), dans le soutien à la conception initiale des projets, dans l’accompagnement à l’adaptation, dans la formalisation des résultats et dans l’évaluation. Il n’y a souvent pas de gestion de portefeuille, pas de logique dans laquelle on s’adapterait aux difficultés rencontrées ou aux premiers résultats encourageants, bref, on n’innove pas dans les programmes d’innovation. Il y a, bien sûr, des exceptions : je pense à des programmes, comme l’eXtrême Défi de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), qui sont assez excitants dans leur organisation. Et en même temps, si un programme prend trop de risques, il encourt l’échec. Or, le paradoxe est que ces programmes ont du mal avec l’échec…
La scène philanthropique est intéressante sur ces sujets, en France et à l’étranger. En général, les fondations ont le même problème, mais elles sont aussi libérées de certaines contraintes financières ou administratives. Je pense notamment à certaines fondations familiales qui vont pousser très loin la notion de « confiance » envers les porteurs qu’elles soutiennent, et vont finalement avoir une relation beaucoup plus intime, qui permet une prise de risques importante. Toutefois, cela reste compliqué, car les fondations aussi doivent rendre des comptes sur l’argent qu’elles reçoivent, qui est en grande partie de l’argent public par la défiscalisation. Là aussi, il est difficile de dire qu’on a échoué (et que c’est une bonne chose dans une logique d’innovation).
Il existe une scène « in », composée des grands programmes nationaux (Fonds d’expérimentation pour la jeunesse [FEJ], 100 % inclusion, etc.), et une scène « off », faite de micro-programmes (Museomix, Territoires en résidences, etc.), souvent plus frugaux et à l’audience plus restreinte. Faudrait-il les faire davantage dialoguer, voire converger, ou bien plutôt maintenir une diversité suffisante, satisfaire tous les goûts ? Le fait qu’il y ait autant de programmes vous parait-il une bonne chose ou un problème ?
Si je paraphrase Claudio Radaelli, « la cohérence des politiques publiques est largement un mythe » ! En particulier dans le domaine de l’innovation, c’est la multiplication des dispositifs qui permet à certaines initiatives d’émerger, ou de survivre quand il y a des alternances, des changements de modèles, etc. La grande question est, pour moi, celle de permettre le parcours des innovations entre différents dispositifs, notamment pour permettre une institutionnalisation progressive de « jeunes pousses » qui, au début, ne sont pas assez matures pour aller toquer à la porte des grands dispositifs3.
Avec la transition écologique et sociale, une des grandes questions est : « Comment arrive-t-on à financer des innovations qui viennent du terrain ? » C’est, par exemple, la grande question pour la politique européenne de cohésion que nous avions exploré avec l’évaluation de l’Initiative pour l’emploi des jeunes (IEJ). D’autant qu’il faut financer ces porteurs innovants, mais aussi leur permettre de ne pas crouler sous les requêtes administratives quand les montants se font importants4.
Peu de programmes semblent porter des ambitions réellement systémiques. À quelques exceptions près, les programmes d’expérimentation que lance l’État, ou ses agences, concourent davantage à transformer les porteurs de projets qu’à transformer l’État lui-même. Qu’en pensez-vous ? À quoi attribuez-vous cette difficulté structurelle qu’ont les institutions à inscrire la culture expérimentale dans leur ADN ? Un problème dans la formation des hauts fonctionnaires ? Un problème de turn-over des équipes ? Autre chose ?
D’abord, il faut dire que, dans une certaine mesure, le destin des programmes d’innovation est de produire des échecs. Cependant, quand on ne sait pas travailler avec des échecs, il est compliqué de s’en rendre compte, et donc d’en tirer quelque chose : il vaut mieux une apparence de succès pour obtenir le prochain financement. Ensuite, les porteurs sont depuis longtemps très pragmatiques, et se servent de l’expérimentation pour financer des projets ponctuels qui ont du sens dans leur propre évolution plutôt que celle de l’État, et, là aussi, cela se comprend assez bien.
Maintenant, d’un point de vue causal, l’idée que les expérimentations, ou la culture expérimentale, puissent « changer l’État » est une idée peu plausible. L’État, en France, est en réforme, en réinvention permanente, comme l’a montré Philippe Bezes5. Dans cette transformation, qui prend du temps, qui n’est pas toujours à sens unique, qui dépend du jeu des acteurs politiques, mais aussi des fonctionnaires, etc., la logique expérimentale joue un rôle. Elle est un outil, qui permet certes de tester des idées nouvelles, mais aussi de faire entrer ou monter en puissance des acteurs nouveaux (comme les acteurs de l’économie sociale et solidaire [ESS]), de les faire travailler ensemble, parfois de les faire patienter ou de les consoler, elle introduit du débat dans l’administration, etc. En bref, elle sert d’abord les objectifs de l’État.
L’exemple du FEJ – qui est sans doute le plus gros programme d’innovation jeunesse et qui a été bien étudié par ma collègue Agathe Devaux-Spatarakis6 – montre qu’il n’y a pas de volonté de partir des expérimentations et de les « faire monter » pour changer les politiques publiques. Au contraire, quand on généralise une intervention, par exemple la Garantie jeunes, la décision est souvent déjà prise, et l’expérimentation sert plutôt de « phase beta » permettant d’éliminer les bugs. C’est un usage tout à fait respectable de l’expérimentation d’ailleurs, s’il est accompagné d’une vraie démarche évaluative.
Si je fais le parallèle avec l’évaluation, ce n’est pas l’évaluation qui amène du changement, mais des acteurs du changement qui s’en servent pour pousser les transformations qu’ils souhaitent, comme dans les années 1980 les acteurs de la politique de la ville pour montrer que les innovations de terrain valaient mieux ou autant que la politique de l’État dans les quartiers. En résumé, l’État va à son rythme et a sans doute un rapport plus instrumental que politique à l’expérimentation. Les collectivités sont potentiellement plus flexibles, mais il est vrai aussi qu’elles hébergent rarement des programmes d’innovation, plutôt des innovations ponctuelles qui peuvent plus facilement monter en puissance.
Faut-il ralentir sur ces programmes ? Les amplifier ? Ou faire différemment ? À quoi pourrait ressembler, selon vous, une nouvelle génération de dispositifs qui permettrait de produire des effets plus durables et plus à la mesure des enjeux complexes d’aujourd’hui ? Que suggérez-vous pour tendre dans cette direction ?
Dans le modèle global de transformation de l’État que j’esquisse au-dessus, il me semble qu’une question serait : « Jusqu’à quand le modèle expérimental actuel est-il gagnant-gagnant pour l’État ou les collectivités et les innovateur·rices ? » Sur le terrain, notamment dans l’action sociale, on rencontre beaucoup de gens exaspérés, qui demandent : « Quand est-ce qu’on passe [par exemple] de l’expérimentation Logement d’abord à la transformation de l’hébergement en général ? »
À ce stade, on pourrait envisager trois choses pour l’avenir.
La première, des programmes d’innovation mieux connectés à un changement politique, pensés dans une démarche de conception et dans le temps, du type « nous ne voulons plus de sans-abris, nous faisons un travail collectif pour nous accorder sur les problèmes à résoudre, lançons un ensemble d’expérimentations qui cherchent à les explorer en pratique et à esquisser des solutions, apprenons ensemble de ces innovations pour en lancer une deuxième série plus approfondie, etc. ». C’est une vraie application du programme expérimental, qui pourrait se faire sur des sujets assez délimités. Attention toutefois, combien d’années des femmes et des hommes politiques peuvent-ils porter une façon de faire si différente de celle de l’administration, et qu’en reste-t-il si ça s’arrête ? Il y a peut-être plus de chances de voir cela à l’échelle des collectivités, comme il y a dix ans, dans la trés ambitieuse transformation écologique et sociale régionale en Nord-Pas-de-Calais, un programme de transformation complète des politiques régionales, qui n’a cependant pas résisté à l’alternance politique.
La deuxième chose serait d’exploiter la somme incroyable d’expérimentations engagées ces vingt dernières années pour monter en puissance. Qu’avons-nous appris qui pourrait être utilisé ailleurs ? Quels sont les éléments en commun qui pourraient être la grammaire collective de l’action publique de demain ? C’est un travail gigantesque, qui demanderait à être partagé, mais dans lequel on pourrait imaginer un modèle d’intelligence artificielle (IA) entraîné sur quelques milliers d’évaluations ou de retours d’expérience divers et variés. Le but ne serait pas tant de dire « Qu’est-ce qui marche ? », parce qu’on le sait assez bien, mais « Quoi faire, dans quels cas, pour faire quoi ? ». Cela n’a de sens que si on couple cela à un programme massif de renforcement des capacités, qui nous manque depuis longtemps, et qui permette d’avoir des fonctionnaires « future -proof », comme dit Claudio Radaelli7.
Enfin, la troisième, ce serait d’avoir des programmes de « contre-innovation », avec une force de frappe suffisamment importante, et qui puisse impacter latéralement la transformation de l’État en proposant un autre modèle, notamment dans une optique de transition écologique et sociale. Ces contre-innovations existent, mais elles sont souvent isolées, ou bien elles se font à trop petite échelle. Je pense au programme ISOPOLIS8, à La Réunion, une alliance entre la société civile et la science, qui visait à faire du bonheur l’objectif des politiques publiques sur l’île. On serait étonné de la place qu’a pris ce « petit » programme dans la politique de l’île, « empêcheur de tourner en rond ». Peut-être que ce type de territoire serait le bon endroit pour essayer encore, et essayer de porter depuis l’extérieur une vision radicalement différente, alimentée et illustrée par des expérimentations de terrain, bien évaluées, etc. On a le droit de rêver, non ?
- Stéphane Vincent est membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
- Dudignac C., Designer les appels à projets. De leurs influences sur les innovations sociales et les écosystèmes aux premiers prototypes, thèse, 2024, ENSCI.
- Radaelli C. M., “Occupy the Semantic Space ! Opening Up the Language of Better Regulation”, Journal of European Public Policy 2023, p. 1‑24.
- Quadrant Conseil & KPMG, Évaluation nationale de l’impact de l’IEJ, dimensions stratégiques et qualitatives, 2019, DGEFP.
- Bezes P., Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), 2009, PUF, Le lien social.
- Devaux-Spatarakis A., “Behind the scenes of Evidence-Based Policy in France”, in Palenberg M. et Paulson A., The Realpolitik of Evaluation, 2020, Routledge.
- Radaelli, C., Future-Proofing Public Management, 2021, European University Institute, EU Publications Office.
- https://www.isopolis.re/fr