L’art et la manière de changer les systèmes (partie 2)

L'art et la manière de changer les systèmes
©Systeme innovation initiative
Le 22 juin 2023

Du 28 novembre au 1er décembre 2022 a eu lieu le Learning festival 2022 : Making the System Shift, dédié à la question de la transformation des systèmes. Cet événement 100 % à distance était organisé au Danemark avec le soutien de la fondation caritative Rockwool, animé par Charles Leadbeater et Jennie Winhall. Ce rassemblement était l’occasion de prendre la mesure de la réflexion internationale sur la manière de transformer les systèmes, qui constitue sans doute l’une des frontières conceptuelles les plus importantes de l’innovation publique de demain. Après un premier article sur les grands principes et les cas d’école à travers le monde, ce second papier évoque les enjeux de l’évaluation, du design et de la narration.

La question stratégique et ambivalente de l’évaluation du changement

L’évaluation des systèmes et des innovations est le passage obligé de toute transformation. Idéalement, au-delà d’un exercice formel imposé par les financeurs, l’évaluation devrait servir à questionner la façon dont nous formulons une problématique, dont nous la traduisons en une théorie du changement, des expériences que nous menons et des connaissances que nous en tirons collectivement. Or, il s’agit d’une ingénierie complexe.

Pour Nina Strandberg, de la Swedish International Development Cooperation Agency, proposer des analyses de la complexité est toujours possible, encore faut-il que quelqu’un les entende vraiment. Elle témoigne d’organisations qui reconnaissent ne pas avoir tenu compte des évaluations, « car elles n’avaient pas les moyens d’agir ». Pour plusieurs intervenants, l’évaluation d’inspiration bureaucratique est incompatible avec l’intuition, la créativité, le travail expérimental et le caractère profondément collaboratif et mouvant des enjeux systémiques.

Pour Indy Johar de Darkmatters lab3, l’évaluation est actuellement enracinée dans la « tyrannie du management ». Pour en sortir, il suggère de la penser comme un moyen de comprendre quelles sont les capacités et les capabilités d’un système : comment produire ce système et comment le fait-il ? La question est de prendre des distances avec les processus « d’évaluation » extractifs, et de s’approcher « d’évaluations créatrices de connaissances » qui soient force d’inclusion et d’équité.

Un exemple nous est donné sur la thématique de la chirurgie humanitaire. UK Humanitarian Innovation Hub estime qu’à l’échelle mondiale, durant et après les conflits, il y aurait trois millions d’opérations à réaliser par an. Or, aujourd’hui, compte tenu des moyens mobilisés, il n’est possible de réaliser que 250 000 d’entre elles, soit 8 %. D’après Ben Ramalingam, qui dirige cette organisation non-gouvernementale (ONG), le problème vient du système de formation de chirurgiens occidentaux envoyés deux semaines dans les zones de conflits, avec des profils stéréotypés (blancs, engagés, occidentalo-centrés, etc.) : « Je pense que nous devons repenser le but et la position de l’évaluation dans des contextes complexes. Vous devez vous demander : “Qu’est-ce que nous évaluons, pourquoi et au profit de qui ? Faisons-nous une évaluation pour rendre des comptes ou bien pour apprendre ? ” »

Apprendre est une chose, distribuer la connaissance et les nouvelles représentations en est une autre. Homes for All (« hjem til alle » 4 en danois) est un regroupement de vingt structures danoises (collectivités, associations et fondations) dont l’objectif est de faire travailler toutes ces structures dans la même direction, pour trouver des solutions de logement pérennes pour les sans-abris. Leur premier objectif a concerné les adolescents à la rue. Il fallait trouver 2 000 logements : cependant, l’association s’aperçoit qu’elle serait loin du compte si elle ne se contente que d’additionner les logements apportés par leurs partenaires. Elle décide alors de créer un système d’accès au logement, en travaillant à toutes les échelles (macro, méso et micro) et en contribuant à modifier les représentations des acteurs et des décideurs sur les sans-abris : « Lorsque nous évoquons des changements au niveau macro, nous parlons de savoir si nous modifions le discours, la façon dont nous parlons du “sans-abrisme” et dont nous parlons des solutions. Changeons-nous les récits et les modèles mentaux de la façon dont nous comprenons le “sans-abrisme” au Danemark ? », s’interroge Anne Bergvith Sørensen.

Apprendre est une chose, distribuer la connaissance et les nouvelles représentations en est une autre.

Mais un risque existe aussi dans le maniement des évaluations et discours. Chris Clements de SocialFinal5, en Grande-Bretagne, se demande : « Comment ne pas exagérer les résultats et l’impact, et passer sous silence la complexité réelle des contextes ? » Indy Johar de Darkmatters Lab souligne que l’évaluation peut devenir une forme de pouvoir : « Il s’agit si souvent de savoir qui décide à quoi ressemble le bien et d’imposer ces jugements aux autres. » Pour Jess Dard de Clear Horizon6, l’évaluation « peut aussi étouffer l’innovation, si elle arrive trop fort et dans le mauvais sens ». Pour la chercheuse de la Rockwool7, Anna Folke Larsen, ce qu’il importe de mettre en place ce sont « des principes, plutôt qu’un protocole strict à suivre à la lettre. […] Ils permettent au personnel d’exercer leur propre créativité tout en conservant une base de comparaison suffisamment solide entre les groupes ».

Est-ce un hasard si c’est en Australie, en Nouvelle-Zélande ou en Amérique du Nord, où le traumatisme intergénérationnel de la colonisation est important, que les approches systémiques connaissent un engouement si fort ? Pour Carol Anne Hilton de l’Indigenomics Institute8 le monde forestier est en train de voir émerger une nouvelle vision depuis les autochtones, qui influencent les pratiques dominantes : « Le fait que les peuples autochtones prennent place à la table économique modifie le concept des processus de gestion, la manière dont le risque est traité. Lorsque le risque est envisagé comme générationnel, comme une responsabilité des uns envers les autres, considéré en termes d’impact sur l’inclusion et la durabilité plutôt que le coût ou qui est en faute, les distinctions de vision du monde et les peuples autochtones ont alors une énorme contribution conceptuelle aux plus grandes questions de notre temps. »

Charlie Leadbeater a résumé ces débats comme une référence au communisme. Il explique que le « différend entre Rosa Luxemburg et Lénine » sur la nature de la révolution russe portait sur le fait que Lénine pensait que rien ne se passerait sans leadership ; Rosa Luxembourg prétendait que la révolution était d’apprendre ce que les gens veulent, ce qui reposait sur une capacité à lire les signes des aspirations de masse. Si la fin du communisme correspond, selon le politologue américain Francis Fukuyama, à la « fin de l’histoire », et notamment d’un imaginaire et de concepts alternatifs crédibles au libéralisme, ces diverses réflexions remettent le sujet sur le métier, en indiquant que le leadership politique et économique de demain pourrait davantage reposer sur la capacité à apprendre et construire à partir de la diversité du monde tel qu’il est, là où l’ancien se contenterait d’agir, même en étant partiellement ou totalement aveugle des complexités.

Le design, l’art et la poésie pour « exemplifier » un autre futur possible ?

Les micro-interventions en design peuvent permettre d’entrevoir ce que pourrait être un système différent, comment poser les bases d’un nouvel imaginaire. Depuis 2006 et sa création au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le Design Studio for Social Intervention (DS4SI) associe les habitants du quartier de Dorchester (Boston) à ce qu’il appelle des « fictions productives ». Ce sont, par exemple, des cuisines collectives éphémères9 utilisées comme prétextes à des expériences à la fois sensorielles et relationnelles. À Boston, comme dans toutes les métropoles, la privatisation de l’espace public a rendu impossible le fait de créer une cuisine collective ou une bibliothèque éphémère. Pour Kenneth Bailey de DS4SI : « Une grande partie de notre travail consiste à essayer de briser ce genre de tissu qui sépare les gens les uns des autres et à commencer à simuler, essayer de nouvelles formes de relation. Il faut ce que soit suffisamment tangible pour que les gens puissent réellement le goûter, et suffisamment imaginatif pour qu’ils continuent à se projeter et aient l’envie de se battre pour le faire advenir. »

La narration joue un rôle décisif. Beth Smith de The Cynefin Company10 utilise la narration pour mettre en évidence les intuitions et les croyances sous-jacentes, et pour capturer une grande diversité des expériences et les perspectives présentes dans un système à un moment donné. Ses principes : « Réduire la granularité en parlant de petites choses […], supprimer les interprétations des personnes se trouvant au milieu, distribuer la connaissance, en faisant de la création de sens, un processus social. Vous devez en quelque sorte sonder, sans répondre, apprendre au fur et à mesure, et comprendre ce qui fonctionne. »

Le Danish Design Center (Copenhague) propose un projet similaire dans le cadre d’un programme visant à « rendre irrésistible la société de l’économie circulaire » à partir d’une myriade de micro-projets en design servant à « exemplifier le futur », construire un ensemble d’expériences qui montrent une direction, bâtir un univers autour de ces exemples et se demander collectivement ce qui manque pour les faire advenir. Le programme a été retenu par la Commission européenne dans le cadre de l’appel à candidatures pour un « nouveau bauhaus européen ». Dans le même esprit, on pourra consulter le projet d’Amahra Spence11.

Gabriela Gomez-Mont, porteuse du Reddoorproject12, propose une prise de recul critique et s’interroge notamment sur le rôle de l’art dans la transformation des systèmes : « Comment la culture change-t-elle ? Sommes-nous certains que cela ne passe que par les stratégies et tactiques super-intéressantes dont nous parlons dans ce festival ? Ou ne devrions-nous pas explorer simultanément d’autres sources inhabituelles d’imagination, plus proches des effets mystérieux de l’art ou de la poésie, et de ce qu’ils font en nous ? Pouvons-nous ramener dans la conversation la politique de la fascination ? L’art montre la voie à suivre, car il ne cherche justement pas à suivre une voie. »

Pour l’historien et diplomate Bo Lidegaard, le premier changement systémique est un pas de côté révolutionnaire, par exemple « quand tu réalises que la vie que tu menais avec ta famille, avec ta société n’était plus viable ». Or, tout sentiment d’impasse peut tuer l’imagination. À ce sujet, Geoff Mulgan, professeur d’intelligence collective à Londres, note qu’il y a « un problème beaucoup plus important en ce moment à travers le monde, pas seulement en Europe, qui est le déclin de l’imagination créative. Je pense que nous souffrons souvent de fatalisme, de ce sentiment que les choses ne peuvent pas changer ou de pessimisme, car certaines choses ne font qu’empirer ».

La culture du risque comme clé de la résilience des systèmes ?

On aura compris à travers ce learning festival que les conditions de changement de système sont connues. Mais il reste à interroger nos capacités collectives à explorer de nouveaux imaginaires. L’imaginaire n’est pas la fiction, mais la mise en perspective de possibles, soulagés de diverses contraintes du réel, celles qui demeurent infranchissables, et celles qui sont construites par une accumulation de fatalismes et de pessimismes. L’imaginaire est l’éclairage de perspectives et de biais différents, qui ne sont pas à confondre avec des utopies hors sol, mais avec des habitus correspondant à de nouvelles visions.

Or, ces pas de côté, ces « décentrements » comme le dit Charles Leadbeater, sont autant de risques pour les dépositaires d’une culture, d’un système, « de ne plus avoir le pouvoir de définir les règles » et conserver le contrôle. « Changer de vue » et de système est donc vécu comme une nécessité vitale pour les uns, mais un risque par d’autres. Or, comment, dans un paradigme historique et public fondé sur le primat de la sécurité, du confort économique et social, de la quête d’une rente de situation, la capacité à prendre un risque, à chaque niveau, pour un futur collectif désirable ou seulement viable, peut-elle reprendre ses droits ? Si elle n’est pas contrainte par des situations qui finissent par l’imposer, peut-elle seulement être volontaire, culturellement et systématiquement anticipée ? Un débat crucial à poursuivre.

  1. https://darkmatterlabs.org
  2. https://hjemtilalle.dk
  3. https://www.socialfinance.org.uk
  4. www.clearhorizon.com.au
  5. https://www.rockwoolfonden.dk/interventioner
  6. https://indigenomicsinstitute.com
  7. https://www.ds4si.org/creativity-labs/public-kitchen
  8.  https://thecynefin.co/
  9. https://www.amahraspence.com
  10. https://reddoorproject. online
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